Rémi Brague et Richard Malka: «L’islam peut-il être tolérant?»

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Dans son Traité sur l’intolérance, l’écrivain et avocat de Charlie Hebdo oppose un islam des lumières et un islam des ténèbres. Une distinction que le philosophe Rémi Brague, membre de l’Institut et auteur de Sur l’islam réfute, convaincu que le Coran est immuable, ce qui rend, selon lui, la frontière entre islam et islamisme difficile à tracer.

Le Figaro Magazine – Rémi Brague, vous commencez votre livre en analysant le concept d’islamophobie. Que signifie-t-il?

Rémi Brague – Cette notion en tant que telle ne signifie rien. C’est avant tout une insulte, et comme toutes les insultes elle n’a pas de solidité sémantique très forte. Nous savons maintenant, grâce à deux chercheurs du CNRS, qui a employé en français pour la première fois ce terme d’islamophobie. C’est un administrateur colonial français qui s’appelait Alain Quellien, et qui a écrit en 1910 un livre selon lequel la colonisation française n’a pas à avoir peur de l’islam, parce que les musulmans acceptent finalement assez bien la présence française. Il est très intéressant de voir que ce livre fait preuve d’une sorte de paternalisme envers les populations colonisées. Quellien fait une comparaison entre l’islam et le christianisme, il dit que ce dernier est trop compliqué pour les Africains, et que par conséquent l’islam est bien pour «ces gens-là». Il y avait donc derrière son anti-islamophobie, une vraie condescendance coloniale.

Et c’est important de rappeler cela, car on a parfois l’impression que dans certains cercles intellectuels, germanopratins et autres, il y a une attitude qui relève de ce paternalisme colonial. Ils affirment «nous autres, Européens, nous sommes libérés sexuellement, nous sommes capables de critiquer toute chose, nous sommes très intelligents, en revanche pour les musulmans, il faut les laisser mariner dans leur jus traditionnel culturel, car ils ne sont pas aussi malins que nous». Donc les «bien-pensants», sous couvert de bonne conscience, ont préservé des réflexes coloniaux.

Richard Malka –J’adhère totalement à l’idée de Rémi Brague. En 2007, je plaidais déjà pour Charlie Hebdo, et affirmais que les véritables racistes étaient ceux qui nous accusaient d’islamophobie. Parce que nous, à Charlie Hebdo, on traitait toutes les religions de la même manière. Alors que ceux qui nous incriminaient, considéraient que les musulmans n’étaient pas capables d’avoir du recul par rapport à leur religion, n’avaient pas d’humour, et qu’il fallait donc les traiter à part. Ils voulaient une loi pour limiter la liberté d’expression spécifiquement s’agissant de l’islam. C’est le vrai racisme, c’est extrêmement paternaliste.

Évidemment, comme l’a dit Salman Rushdie, l’islamophobie est une arme de censure pour que les aveugles le restent, pour empêcher toute critique de l’intégrisme, du fanatisme, de l’islamisme, des Frères musulmans… C’est une arme de l’idéologie victimaire pour culpabiliser l’autre en permanence et le faire taire.

Richard Malka, on entend très souvent que l’islamisme représente une petite minorité qui n’a rien à voir avec l’islam. Est-ce le cas et faut-il faire la distinction entre islam et islamisme?

Richard Malka –Pour reprendre les mots de mon défunt ami Abdelwahab Meddeb, l’islamisme est le cancer de l’islam. Il faut dire les choses telles qu’elles sont. Depuis les débuts de l’islam, il y a toujours eu deux visions qui se sont affrontées. Il y a une vision plaçant la liberté de l’homme et la raison au centre de la religion, c’est l’islam des premiers siècles, du savoir, de la connaissance, des grands philosophes, pendant que l’Occident était, lui, dans l’obscurantisme. Mais il y a aussi un islam littéraliste, qui refuse l’interprétation des textes et pense que le Coran est incréé, qu’il s’agit des paroles de Dieu lui-même et non de son Prophète et dans ce cas, c’est une parole figée à tout jamais. C’est un islam de la soumission, de l’obéissance, du refus de la raison… Il y a toujours eu un mouvement de balancier entre les deux. Malheureusement, l’islam radical est financé partout dans le monde par la vision sectaire wahhabite depuis des décennies. L’inquiétude, c’est que ce courant-là devienne l’orthodoxie.

Ce n’est pas forcément le courant le plus important en nombre, mais c’est celui qu’on entend le plus. C’est le plus revendicatif, le plus militant, le plus financé. L’autre courant, pour lequel la religion se vit tranquillement, n’a pas nécessairement envie de s’exprimer. Il y a donc un déséquilibre et une pression qui s’exerce.

Rémi Brague – Je dois avouer un certain agacement lorsque l’on me dit «il n’y a pas un quelque chose, mais des quelque chose», c’est une manière de botter en touche et de se permettre un choix là où les choses sont bien plus compliquées. Si l’on parle des philosophes, c’est quand même Averroès qui a écrit «il faut tuer les hérétiques», et pas dans une œuvre juridique mais philosophique. Ibn Arabi semble partager dans ses écrits la vision édulcorée de l’islam que Richard Malka décrit, mais lorsqu’il est consulté en tant que juriste, il insiste pour que l’on applique de manière très stricte des règles qui ont explicitement pour but de maintenir les communautés non musulmanes vivant en territoire musulman dans une sorte d’humiliation permanente. Il n’y a donc pas deux conceptions hétérogènes.

La différence est assez difficile à tracer entre islam et islamisme, c’est une différence de degré plutôt que de nature. L’islamisme est un islam impatient, et l’islam un islamisme patient. Mais je me demande si le but dernier ne serait pas le même pour les deux. La véritable différence n’est pas entre islam et islamisme, mais entre la religion islam/islamisme, et les musulmans de chair et d’os qui ont envers l’islam une attitude qui peut varier, de l’adhésion sans réserve à un vague sentiment d’appartenance.

Richard Malka, pourquoi faites-vous la distinction entre deux islams?

Richard Malka –Il me paraît compliqué de dire qu’il y a d’un côté la religion qui n’est pas tolérante en soi, et de l’autre côté les musulmans qui, eux, pourraient l’être. Parce qu’une religion n’est que ce qu’en font les hommes. Je ne crois pas du tout que ce soit le texte du Coran qui pose problème plus qu’un autre. Si l’on prend le christianisme, c’est une religion beaucoup plus pacifique que les deux autres monothéismes ; la Bible est un texte de paix et d’amour. Sauf que ça a quand même donné l’Inquisition, les guerres de Religion, l’évangélisation forcée… en partant d’un texte pacifique. De même pour la Torah, qui est le texte religieux le plus rude des trois, car écrit mille ans avant le Coran, cela n’a pas empêché l’évolution du judaïsme par ses réinterprétations constantes. Le judaïsme d’aujourd’hui n’a ainsi quasiment plus rien à voir avec le judaïsme des origines. Donc je ne suis pas convaincu que la question des textes soit si importante. Tout n’est pas figé, il peut y avoir une évolution positive ou négative.

Rémi Brague, êtes-vous d’accord avec cette idée que les religions ne sont pas figées par les textes et sont ce que les hommes en font?

Rémi Brague –Jusqu’à un certain point, je partage ce qu’a dit Richard Malka, mais avec certaines retenues. Je suis évidemment un homme des textes, c’est mon travail. On peut aisément montrer que l’inquisiteur Torquemada a trahi l’Évangile, mais bien moins facilement que Daech trahit le Coran. Et il faut voir la difficulté qu’ont eue les gens d’al-Azhar à émettre une condamnation envers les djihadistes, parce que Daech leur disait «lisez la biographie du Prophète, c’est exactement ce que nous faisons». On peut citer l’exemple du malheureux pilote jordanien qui a été brûlé vif par Daech, et là il y a eu une discussion avec les gens d’al-Azhar qui ont dit «non, il fallait juste lui couper une main et un pied, seul Dieu brûle les pécheurs en enfer». Daech a donc répondu qu’un compagnon du Prophète avait brûlé vif ses adversaires, et que ça ne pouvait donc pas être entièrement mauvais.

Au contraire, il est bien plus difficile de justifier les croisades par l’Évangile. De plus, les croisades sont un fait historique daté, alors que le djihad est une obligation permanente, qui n’est pas située dans le temps et peut prendre différentes formes, pacifiques ou non. C’est une obligation qui est censée venir de Dieu, car le Coran, pour les musulmans, a pour auteur Dieu.

Richard Malka –Vous mettez le doigt sur une controverse fondamentale, entre ceux qui considèrent que le Coran est immuable et ceux qui se laissent une marge d’interprétation. Les hanbalites, qui ont enfanté des wahhabites et des salafistes, avaient une conception figée des écritures saintes, alors que la première école de l’islam, les mutazilites, refusait de considérer le Coran comme incréé, puisque passé par la médiation d’un homme, Mahomet. Nous ne sommes jamais sortis de cette discorde initiale.

Concernant le djihad comme obligation, il faut bien rappeler que le Coran dit tout et son contraire, et assume ces contradictions. Certes, il y a le verset de l’épée, mais il est aussi écrit «il n’y a nulle contrainte en religion» et «si Dieu avait voulu que tout le monde croie, tout le monde aurait cru, qui es-tu, toi, pour contraindre les gens à croire?». Il y a donc deux Coran, un Coran libéral, celui de La Mecque, et un plus belliqueux, celui de Médine. Ce sont les hommes qui, par l’interprétation, font le choix de l’un ou de l’autre car ils sont radicalement contradictoires. Lors de la construction de l’Empire abbasside, on s’est demandé comment résoudre tout cela.

Des juristes se sont réunis et ont décidé de l’abrogation de la partie pacifique au profit de la partie belliqueuse, parce qu’ils avaient besoin d’un texte plus agressif pour l’expansion de l’Empire. Tandis que le théologien Mahmoud Mohamed Taha, au XXe siècle, considérait que c’est la deuxième partie du Coran, celle de Médine, qu’on devrait laisser de côté, car ce n’est qu’un texte de gouvernement à un moment donné, à Médine, et que la partie universelle du Coran est la première, libérale. Le choix dépend bien des hommes et des situations. Malheureusement, Mohamed Taha a été pendu.

Rémi Brague –Richard Malka, vous dites que le Coran assume lui-même ses contradictions, pourtant on lit à la sourate 4 verset 84: «S’il y avait des contradictions dans le Coran, cela prouverait qu’il ne vient pas de Dieu» Deuxièmement, pour répondre aux contradictions du Coran, on peut appliquer la théorie de l’abrogation qui donne l’avantage au verset révélé le plus tard. Donc l’existence de ces ambivalences ne pose aucun problème aux musulmans, il suffit d’appliquer ce principe. Il y a un verset qui dit «ce n’est pas bien de boire, ne venez pas ivre à la prière», un deuxième affirme «vous devriez ne pas boire», et enfin un troisième proclame «il est interdit de boire». Et c’est le dernier verset qui fait force de loi, les musulmans ne boivent pas d’alcool.

Il faut préciser que les mutazilites n’étaient pas non plus des enfants de chœur, ils étaient partisans de la liberté métaphysique pour que l’homme puisse être récompensé et condamné justement. Mais ils n’hésitaient pas à envoyer les CCS, les compagnies califales de sécurité contre leurs adversaires. L’islamologue Ignác Goldziher disait que ce fut une chance pour l’islam qu’il n’y ait eu que trois califes qui ont soutenu les mutazilites.

Quant à la situation actuelle, il y a effectivement quantité de musulmans qui regardent leur propre islam avec des yeux qui ne sont pas ceux de Chimène, et qui n’hésitent pas à critiquer les dérives radicales. Seulement, il faudrait que des non-musulmans les soutiennent au lieu de se taire par crainte d’être traités d’islamophobes. La balle est dans notre camp.

Richard Malka, vous dites dans votre livre qu’il y a la possibilité d’un islam des lumières…

Richard Malka –C’est un espoir et il ne faut jamais abandonner l’espoir. Il s’est passé au début du XXe siècle en France, une rencontre entre al-Afghâni et Mohamed Abdou. Et de cette rencontre est née «la Nahda», un mouvement de modernisation de l’islam. Notre pays a la plus grande communauté musulmane d’Europeet nombre, au sein de cette communauté, sont acquis aux valeurs républicaines. Des millions de musulmans ne se sentent pas représentés dans cet islam littéraliste, rigoriste, des Frères musulmans ou des salafistes. On peut espérer, en France, pays universaliste et républicain, une petite étincelle qui réinventerait l’islam. Il suffit de choisir une autre lecture du Coran, comme beaucoup le font déjà.

Par Alexandre Devecchio et Pierre-Alexis Michau

Source lefigaro