L’humour (juif), un trait civilisationnel, par Gérard Rabinovtich

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Bien de formules toutes faites ont cours sur l’humour juif qui ont pour effet et peut-être vocation de faire, suivant une expression spinozienne, « asile d’ignorance ». Petit exemple. « Moshé et Ivanov se croisent dans un quartier de Moscou. Ivanov, chef de la section locale du Parti, marche vers Moshé, un doigt accusateur et menaçant en avant. « Dis-moi, Moshé, on ne t’a pas vu à la dernière réunion du Parti !! Oh !.. Ivanov, répond Moshé, si j’avais su que c’était la dernière, Je serais venu… » Anonyme »

Première partie

On doit noter que les malentendus, les préjugés, les incompréhensions, dont l’humour juif a pu faire l’objet et continue à faire l’objet, s’ils lui sont particuliers, ne lui sont pas exclusifs. Il en va de même pour l’« humour » dans sa définition originelle. Celle qui se forgea dans les interstices de la philosophie morale chrétienne britannique au tournant du XVIII e siècle, et à laquelle nous devons l’invention même de l’appellation. Lorsqu’une constellation d’auteurs lui dessinèrent, en moins d’un siècle, sa calligraphie spirituelle. Élaborant, contre le fanatisme, la mélancolie puritaine et le sarcasme cynique, la distinction stricte entre les rires de raillerie ou de cruauté, les moqueries malveillantes, agressives et grossières, et les rires cordiaux, d’amicale complicité, et d’irrévérences distinguées.

Seconde partie

Dans sa spécificité, l’humour juif, qui n’en a pas le nom encore, a pour première source documentée, un poète séfarade du XII e siècle, aux temps de l’Andalousie arabe : Yéhouda Al Harizi par ailleurs traducteur en hébreu du Moré Névoukhim (Le Guide des égarés). Al Harizi n’hésita pas à pratiquer quelques autoparodies de la littérature biblique dans un recueil en cinquante chapitres de poèmes, satires, récits, jeux et prouesses stylistiques, intitulé le Sefer Tahkemoni. Empruntant la forme rhétorique des maqàmat arabes (récits courts en prose rimée mêlés de fragments poétiques), il détourna de façon autoparodique l’usage communément établi dans le monde juif des récits bibliques. Il parsema des textes profanes, alertes, pétillants, de citations bibliques ou de formules talmudiques. Il y moqua l’arrogance et l’avarice des riches. Il y parodia la Meguilat Esther. Et déjà dans une imitation fantaisiste du Chir Hachirim, du Cantique des Cantiques, il tourna en dérision la pratique du mariage arrangé. Il installa ainsi quelques types séminaux, inauguraux, promis à un avenir fécond, de cet humour : la « mauvaise affaire » dans un mariage « arrangé » recueillant la déception conjugale de l’homme (plus tardivement vint celle de la femme), ou le mendiant et son toupet, consacré en schnorrer emblématique par la langue yiddish, et par Les Valeureux d’Albert Cohen. Ces autoparodies des récits bibliques ont connu un développement considérable à l’occasion des pourim shpils (les drames de Pourim) autour du XIII e /XIV e siècle, dans le monde ashkénaze. S’étendant à tout le corpus des textes bibliques. Plus notable encore, ces traits singuliers ont pour arrière-fond cette anthropologie réaliste sans illusion des récits bibliques. Anthropologie dans laquelle à côté du Récit de la Révélation, rien des égarements, des passions, voire des errements humains et des engendrements ineffaçables qu’ils provoquent, n’est soustrait à la connaissance et à la reconnaissance. Mesurera-t-on le courage nécessaire pour affronter en face ce portrait sans fard de l’être humain et résister à la tentation de s’en débarrasser par la pirouette d’une absolution comme le « rachat des fautes », ou par un ricanement cynique et désespéré ?

Que n’a-t-elle coûté, cette force d’âme, à ce peuple confronté à d’autres plus puissants que lui mais moralement plus pleutres ? Des nations se livrant au fantasme d’une humanité idéale, sans tâches, unidimensionnellement sublime, et qui protègent la pérennité de leurs propres petitesses en faisant opportunément semblant de croire que les caractères de l’humanité décrits dans les récits bibliques étaient spécifiques aux tribus d’Israël.
On comprendra qu’une telle disposition initiale n’allait pas engendrer le manichéisme – ce degré zéro de l’intelligence discriminante – mais, au contraire, développerait la connaissance et l’acceptation de la complexité des choses…
L’humour, enfant conçu « adossé à la lecture du Tanakh » ? L’humour vrai dans ses linéaments juifs et ses varias chrétiens, fruit du monothéisme éthique ?
Sur cette toile de fond d’observation clinique et radicale du comportement humain, les anecdotes de l’humour juif lui donnèrent son ton originel et continuent à en donner le la, circulant librement d’un endroit à un autre selon une économie de colportage, consignant les invariants de toute condition humaine : la précarité sociale et politique, la conjugalité, la parentalité, les lourdeurs de la tradition, et dans son cas spécifique de déréliction politique : les menaces récurrentes. Elles en ont installé les grandes contingences : la femme et les enfants, la santé, la vieillesse et la mort, le gagne-pain et les leurres politiques.
Porté par elles, l’humour juif surtout prend acte chaque fois de la discordance entre les idéaux proclamés et la réalité observée. Ces idéaux que les sentences, dictons, proverbes, aphorismes talmudiques balisent dans le langage en repères de vie. Par lucide constat, il rit d’une justice divine si peu rétributive et d’une Providence si incertaine. Et, par désenchantement, constate et consent à l’expérience d’un monde originellement cassé.

Un « peuple de philosophes nés » disait déjà Théophraste… En son noyau, l’« humour juif » apparaît donc comme le rebond amusé, l’ombre portée souriante, le redoublement farceur de l’enseignement désillusionné du Kohelet salomonien. Guidé par quelques forts enseignements talmudiques : « Faire blêmir de honte son prochain en public équivaut à verser son sang » (traité Baba Metsia) ; « l’arrogance est l’équivalence de tous les péchés » (rav Abba Arikha), etc.
Son autoparodie et son autodérision consignent les désenchantements de l’existence, sans sombrer dans le ressentiment et la haine. En cela, son rire se distingue radicalement du sarcasme de la raillerie, de l’ironie, du persiflage, du ricanement, toute formes de rires qui convoquent et véhiculent la méchanceté
et l’agressivité contre autrui. En 1927, Sigmund Freud observait que l’humoriste adopte le rôle de l’adulte, qu’il s’identifie à un certain point au père. Et que l’instant d’humour, rire de l’adulte désillusionné, en même temps qu’aveu de jouissances réprimées, est le baume du plaisir d’en rire mis sur les déboires de l’existence.
À la fois singulier par son ton, et universel par ses objets, il métabolise – il y faut insister – l’Hilflosigkeit, le « sentiment de détresse humaine », en Menschlichkeit, en « sentiment d’humanité ». Le bénéfice narcissique qui s’y prélève n’est pas celui unifiant de la haine grimaçante, mais celui, élevant pour chacun, de la vérité humaine.

Troisième partie

L’humour juif peut bien flirter avec le trivial et le grivois, avec même le clownesque et le salace ; tout comme avec l’érudit, le littéraire et le précieux.
Son centre de gravité est son ethos. L’ethos de l’humour générique, et de l’humour juif dans ses particularités, avec ses figures bigarrées, c’est cette lucidité sans illusion ni malveillance d’où l’humour s’élance en redoublant la rupture avec tous les ordres sacrificiels.
L’humour vrai est élégance bienveillante et détachée de lucidité. En gain de vie, le « sérieux humoresque est l’école du désenchantement » pouvait dire le philosophe Vladimir Jankélévitch. L’humour juif est toujours ce combat donquichottesque décrit par Ruth Reichelberg : « Il s’agit d’opposer la vie, dans son mouvement irrépressible, à toutes les simagrées de la vie qui débouchent sur la mort » (Don Quichotte, ou le roman d’un juif masqué).

L’humour juif est un « chevalier errant » qui galope au côté de l’homme cheminant d’embûches en déceptions que la vie ne cesse de réitérer sur la route.

Position singulière en métonymie sublime que celle de l’humour juif.

Il ne constitue qu’un fragment périphérique, séculier et profane, de la culture juive, et en même temps, il contient la pensée juive tout entière dans son esprit. Une démonstration in vivo et in texto de ce que le grand sociologue post-wébérien Shmuel Noah Eisenstadt cherchait à consigner sous le nom de « cadre civilisationnel » (The Origins and Diversty of Axial Age Civilizations).
On peut lui décerner la définition principielle que donna encore de l’humour Vladimir Jankélévitch : « L’humour exige de l’homme qu’il se moque de lui- même pour qu’à l’idole renversée, démasquée, exorcisée, ne soit pas immédiatement substituée une autre idole » (Quelque part dans l’inachevé). Et lui attribuer ce qu’Erwin Panofsky souligna encore de l’humour : « Le sens de l’humour (…) qui ne se limite ni à l’esprit ni au comique repose sur le fait qu’un homme qui prend conscience que le monde n’est pas lui-même exactement ce qu’il devrait être ne cède pas à la colère, et ne se croit pas lui-même indemne de toutes les laideurs, de tous les vices ou de tous les travers, petits ou grands, qu’il observe autour de lui. » Dans cette direction, Panofsky poursuit : « Le véritable humoriste, par opposition au satiriste, non seulement excuse, mais compatit profondément avec l’objet de sa raillerie ; il le glorifie même, en quelque sorte, parce qu’il voit en lui la manifestation de la même puissance qui habite les choses grandes et sublimes, elles-mêmes, aussi éloignées de la perfection que les choses dites infimes et ridicules. » Et pour finir, il souligne que « cet humour-là, qui est créateur plutôt que destructeur (…) réclame une supériorité et une liberté d’imagination en nul point inférieures à la supériorité et à la liberté du philosophe critique » (Qu’est-ce que le baroque ?).
À ces aunes, on comprendra que l’humour juif est le visage souriant et taquin, stupéfiant et illuminant, d’un humanisme juif fondamental. La question princeps qu’il endosse en adresse à tout humain, résonne depuis le Gan Éden : « Où es-tu ? »
Il consonne avec ce que Sigmund Freud avait consigné dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste : « La prééminence dont bénéficièrent pendant quelque deux mille ans les aspirations spirituelles dans la vie du peuple juif a bien entendu produit ses effets ; elle aida à endiguer la brutalité et la tendance à l’action violente qui s’instaure d’ordinaire là où le développement de la force musculaire est l’idéal ethnique. »

Il résonne avec la position du poète – frère civilisationnel en éthique de l’art du justement dire – telle que Gaston Bachelard ou René Char l’ont définie.

« Porte-parole au seuil de l’être », pour citer Bachelard (La Poétique de l’espace). « Conservateur des infinis visages du vivant », selon Char (Feuillets d’Hypnos).
Il trouve sa place sous le chapiteau de ce que nous enseignait Emmanuel Levinas : « Tout ce qui ne peut être ramené à une relation interhumaine représente non pas la forme supérieure mais à jamais primitive de la religion » (Totalité et Infini).
« Dieu ne rit pas de ses créatures, il rit avec elles » (Talmud, traité Avoda Zara), et : « On reconnaît l’homme à son rire » (traité Erouvin)…

1 Philosophe, sociologue, directeur de l’Institut européen Emmanuel Levinas-AIU. Auteur de Comment ça va mal ? L’humour juif, un art de l’esprit, éd. Bréal, 2009 ; Et vous trouvez ça drôle ? Variations sur le propre de l’homme, éd. Bréal, 2011 ; « Humour n’est pas sarcasme », dans Rire sans foi ni loi ? (dir. P. Zawadzki, F. Gugelot), éd. Hermann, 2021.

2 C’est l’humour lui-même comme forme particulière de rire – moquerie souriante de nos vanités et espérances intangibles –, distincte de toutes les autres manières de rire consignées et choyées depuis les Antiquités gréco- latines, qui se révèle pour le moins incompris, voire gênant, embarrassant, et même – à l’observation – insupportable. Au point que les contrefacteurs sémantiques de notre époque de jactance médiatique, les journaux, en ont banalisé le nom – et trivialisé ce dont Humour est le nom –, pour le faire taire en le rendant indistinct. Faute de pouvoir le faire taire en l’empêchant de rire. Contrebandiers d’« ignorance » par paresse ou corruption, ils désignent aujourd’hui du nom générique d’« humoristes » le moindre amuseur, bateleur d’estrade, fabricant laborieux et poussif de distractions comiques endormantes ; tout comme les pires persifleurs, ricaneurs pourvoyeurs de sarcasmes et railleurs malveillants. Passeurs de haine et dispensateurs, en rires de meute, de jouir assassins. Incapables – par fatuité ou par connivence – d’envisager que l’humoriste vrai n’est pas un simple rieur se moquant du monde. Qu’il est précisément le contraire. Que l’humoriste vrai – disait Erwin Panofsky – « grâce à cette conscience qui le maintient à distance à la fois du monde et de lui-même, est capable, en même temps, de considérer les défauts objectifs de l’existence et de la nature humaine, c’est-à-dire le hiatus entre la réalité et les postulats éthiques et esthétiques, et de dépasser subjectivement ce hiatus, dans la mesure où il comprend qu’il est le résultat d’une imperfection universelle, voire métaphysique, inscrite dans l’organisation de l’univers » (Qu’est-ce que le Baroque ?).

Source leclaireur