Marcell David Reich, aka Marc Rich, prince de l’or noir

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Au moment des deux chocs pétroliers, dans les années 1970, un inconnu au parcours sulfureux et romanesque révolutionne le commerce pétrolier.

La scène se passe le 20 janvier 2001, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche. Dans quelques heures, Bill Clinton ne sera plus président des États-Unis. Mais, avant de laisser son fauteuil à George W. Bush, il appose sa signature sur un décret comportant une liste de noms. Clinton accorde à ces derniers la grâce présidentielle. Parmi les bénéficiaires : Marc Rich. Même si sa société s’est acquittée, dans les années 1980, d’une amende de 170 millions de dollars pour fraude fiscale, avec plus de 60 chefs d’inculpation, Rich risquait jusqu’à trois cent vingt-cinq ans de prison ferme. Classé parmi les 10 fugitifs les plus recherchés au monde, poursuivi par une unité spéciale du FBI, Rich, réfugié en Suisse depuis trois décennies, est désormais libre de ses mouvements, sans craindre la justice américaine. Les accusations de contournement de l’embargo pour livraison de pétrole à l’Afrique du Sud, pendant l’apartheid, ou pour « trafic avec l’ennemi » iranien, à l’époque de l’affaire des otages à Téhéran, sont levées.

La décision vaudra à l’ancien président américain la colère de ses opposants républicains ainsi que la constitution d’une commission d’enquête sur les conditions dans lesquelles le plus grand et le plus célèbre négociant de pétrole du monde a obtenu cette faveur irrévocable. En effaçant les peines de prison de Rich, Bill Clinton ternit la fin de son second mandat. Les investigations prouveront que lui et Hillary ont reçu d’innombrables cadeaux du négociant, dont un saxophone pour Bill, et que Rich a abondamment doté leurs fondations respectives. Les enquêtes démontreront aussi que de nombreux responsables politiques israéliens, à commencer par Ehud Barak, alors Premier ministre, ont plaidé sa cause.

Rêve américain

En signant la grâce, Bill Clinton n’écrit pourtant qu’un modeste chapitre de l’exceptionnel parcours de Rich. Né en 1934 dans une famille juive d’Anvers, Marcell David Reich quitte l’Europe et les persécutions nazies en émigrant aux États-Unis avec ses parents. Son père installe d’abord une bijouterie à Kansas City, puis emmène sa famille dans le New York des années 1950, où il crée une société de fabrication de sacs de jute. Le rêve américain est en marche : à 19 ans, Rich laisse tomber les études et entre comme modeste coursier au sein du cabinet de courtage Phibro. Dans la branche négoce, qui achète et vend des matières premières, sa gouaille et son dynamisme font le reste. Puisqu’il parle l’espagnol, ainsi que quatre autres langues, on le laisse conclure quelques deals sur le cuivre et le mercure à Cuba avec des proches du dictateur Batista. Il a du flair. Il devient rapidement l’un des meilleurs traders.

Mais c’est le pétrole, là où les marges sont colossales, qui l’intéresse particulièrement. À l’époque, le marché est figé. Les prix sont fixés par les sept grandes compagnies pétrolières, les « Sept Sœurs » (Shell, Exxon, BP, etc.), et par les principaux pays producteurs, alliés des États-Unis – les grandes compagnies s’approvisionnent pour l’essentiel sur la base de contrats à long terme à prix fixes. Le marché « libre » est insignifiant en flux, car ce sont de petites productions générées par des pays secondaires, mais il permet de juteuses plus-values. Marc Rich se spécialise sur ce segment. C’est sa chance. Après les deux chocs pétroliers, et surtout la révolution iranienne de 1979 – Téhéran était l’un des principaux producteurs de pétrole –, le marché libre domine progressivement les transactions. Au milieu des années 1980, les prix décidés par les pays membres de l’Opep s’alignent sur celui des traders. Le marché libre représente près d’un tiers des échanges pétroliers mondiaux, dont le montant avoisine les 275 milliards de dollars. Soit 20 % de l’ensemble du commerce mondial !

Un peu avant le premier choc pétrolier, Rich, à qui son patron a refusé un bonus de 10 millions de dollars, a fondé sa propre compagnie de trading. Il est instantanément le leader des transactions libres et engrange des millions de dollars de profit. Depuis la Suisse, où il s’est installé, il négocie avec tout le monde. L’Espagne de Franco fait appel à lui pour ses approvisionnements. Il rencontre les ayatollahs en Iran et fait affaire avec eux, ce qui lui vaut ses premières poursuites par la justice américaine. La philosophie de Rich est claire : il négocie avec le monde entier, il joue sur tous les tableaux. L’Afrique du Sud, sous sanctions occidentales, l’Angola, en pleine guerre civile, Cuba… Son terrain de jeu n’a aucune frontière.

Le pétrole des ayatollahs, il le revend aux… Israéliens, dont pourtant l’imam Ruhollah Khomeyni veut la disparition. Rich est proche des principaux responsables israéliens depuis l’époque de Golda Meir. Il a des liens avec le Mossad, le service de renseignements. Avant les accords de Camp David, en 1978, qui ouvrent la voie à la paix avec Le Caire, l’État hébreu a choisi de négocier avec Rich afin de ne pas dépendre de l’Égypte, pays par lequel le pétrole dont il a besoin doit transiter par oléoduc. Marc Rich emploie des anciens de l’agence de renseignements, qui grâce à lui disposent d’une couverture pour leurs opérations secrètes, raconte Yvonnick Denoël, dans Les Guerres secrètes du Mossad (Nouveau Monde éditions). Le Mossad utilise aussi le carnet d’adresses du négociant en Syrie, en Irak et ailleurs. En Éthiopie, Rich prend en charge les besoins médicaux du dictateur Mengistu Haile Mariam, qui, en échange, ferme les yeux sur le pont aérien d’Israël pour faire sortir les Falachas. Il finance également des campagnes électorales en Israël. Il devient proche d’Yitzhak Shamir, de Menahem Begin, de Shimon Peres. Et obtient la nationalité israélienne. Il espère que cela relâchera un peu la pression de la justice américaine.

Fortune

À la fin des années 1980, alors que Mikhaïl Gorbatchev met en œuvre à Moscou sa politique de perestroïka, qui va conduire à l’effondrement de l’Empire soviétique, Marc Rich devient l’ami de tous les barons du nouveau régime, ceux qu’on appellera les oligarques, qui vont faire main basse sur la principale richesse du pays, le secteur de l’énergie. Il se rapproche de Petr Aven, qui sera ministre dès la chute de l’URSS puis cofondateur, avec Mikhaïl Fridman, du groupe Alfa, qui soutient le président russe Boris Eltsine puis son successeur, Vladimir Poutine.

Poursuivi par la justice américaine et conscient que ses clients ne sont pas des enfants de chœur, Marc Rich gère ses affaires depuis le canton de Zoug, en Suisse, très arrangeant sur le plan fiscal. La commune n’a pas eu à le regretter. Les contributions à la vie locale de Rich à travers ses sociétés et ses fondations dépassent les centaines de millions de dollars. Car le trader est devenu l’un des résidents les plus riches de Suisse : sa fortune est évaluée à 3 milliards de francs, soit à peu près autant d’euros.

Ses frasques sont rares, même si son divorce fait la joie des gazettes. Après trente ans de mariage, sa femme, Denise, parolière de chansons pour Céline Dion, notamment, et ivre de rage de l’avoir vu au bras d’un jeune mannequin de trente ans sa cadette, lui réclame… 500 millions de dollars – il ne lui en avait offert que 5 millions via son avocat. Ces révélations sont les seules. Marc Rich n’aime que la discrétion et rares sont ceux qui ont pu pénétrer la Villa Rose, son domaine au bord du lac, près de Lucerne. Quant aux paparazzis, ils sont systématiquement chassés par ses gardes du corps, tous d’anciens du Mossad.

Quand Marc Rich s’éteint, en 2013, il est toujours autant entouré de mystère. Dans ses dernières années, on le dit négociant en pétrole de tous les pays les moins fréquentables, à commencer par la Libye, où le colonel Mouammar Kadhafi est renversé et tué, en 2011. Mais, en réalité, il n’est plus aux commandes de son empire. Il a vendu son affaire une décennie plus tôt à des Russes pour se consacrer à ses fondations caritatives, engagées notamment dans la lutte contre le cancer – sa fille en a été victime quelques années plus tôt. Il y a quelques mois, Hollywood s’est emparé de la légende du prince de l’or noir. Marc Rich sera incarné par Matt Damon. Le film devrait arriver sur les écrans en 2024.

Par Romain Gubert