Le patron de BFM Patrick Drahi est rattrapé par le fisc genevois

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Où vit vraiment Patrick Drahi, propriétaire de la chaîne de télévision française BFM TV, mais aussi de la maison de vente aux enchères Sotheby’s? Sur le papier, l’homme d’affaires qui pèse entre 10 et 11 milliards de francs, selon Bilan, est domicilié à Zermatt, en Valais. Il bénéficie d’un forfait fiscal accordé par les autorités valaisannes.

Mais le canton de Genève a la conviction qu’il réside en réalité dans la commune huppée de Cologny avec son épouse. En juin 2019, Genève a ainsi ouvert une enquête à son encontre puis décidé de lui réclamer de l’argent. Cette mesure est contestée en justice par Patrick Drahi.

Ces informations, inédites, proviennent de documents issus d’une fuite informatique. Ces milliers de pages consultées par le Pôle enquête de la RTS et Heidi.news mettent en lumière le combat que les cantons se livrent pour attirer des étrangers fortunés.

Un chiffre permet de prendre la mesure de l’enjeu: selon l’Administration fédérale des contributions, en 2018, les 4557 personnes imposées au forfait en Suisse ont payé 821 millions de francs d’impôt en tout, soit une moyenne de plus de 180’000 francs par contribuable. Selon nos calculs, Patrick Drahi payait pour sa part environ 800’000 francs en 2005 dans le canton de Vaud.

Divergences entre Genevois et Vaudois

L’homme d’affaires s’installe à Genève en 1999 avec sa famille. Il est alors titulaire d’un permis de séjour et assujetti au régime de l’imposition ordinaire. Une note rédigée en juillet 2021 par son bras droit et intitulée « Résumé de situation » laisse penser que Patrick Drahi sollicite un forfait fiscal au début des années 2000, à la suite d’un arrêt du Tribunal fédéral confirmant la conformité du forfait accordé par les autorités bernoises au milliardaire britannique Bernie Ecclestone.

Mais les autorités genevoises « refusent d’appliquer l’arrêt Ecclestone », indique la note. Le Français se tourne alors vers le canton de Vaud. En avril 2005, les autorités vaudoises étudient le dossier du couple Drahi, constatent que mari et femme ont tous les deux la nationalité française, que Madame n’a pas exercé d’activité lucrative en Suisse, mais aussi que l’activité professionnelle de Monsieur « a essentiellement eu lieu hors Suisse ».

Un mois plus tard, en mai 2005, le fisc vaudois fait savoir aux conseillers économiques du Français que « conformément à ce qu’admet la jurisprudence en la matière, il est manifeste que le volume d’activité exercée en Suisse par Patrick Drahi n’est pas suffisant pour lui refuser une imposition d’après la dépense (ndlr: un forfait fiscal) ».

Il semble donc que le canton de Vaud n’a pas la même lecture de la situation que celui de Genève. Cette différence d’appréciation symbolise-t-elle le combat entre cantons pour attirer des milliardaires? Questionné par la RTS sur ce cas précis, le fisc vaudois indique qu’il n’est pas « habilité à répondre à des questions couvertes par le secret fiscal ».

Impôt basé sur le train de vie

Dans les faits, Patrick Drahi peut donc alors officiellement quitter la Cité de Calvin pour Rolle (VD) avec un forfait fiscal en poche. Son impôt, c’est le principe du forfait fiscal, est désormais basé sur le train de vie. L’Administration cantonale vaudoise des impôts estime que « la dépense annuelle des époux Drahi peut être fixée au minimum à 2 millions de francs ». Selon nos calculs, cela représente environ 800’000 francs d’impôts par an.

Quatre mois après l’obtention du forfait fiscal, les époux Drahi signent un contrat de séparation de biens. Selon la note de juillet 2021 du bras droit de l’homme d’affaires, il s’agirait également d’une « séparation de corps ». Patrick Drahi reste dans son appartement de Rolle et son épouse conserve la maison de Cologny.

Le Français séjourne à Rolle pendant cinq ans comme le prévoit l’accord passé avec le canton de Vaud. Au terme de cette période, en 2011, il négocie un nouveau forfait fiscal avec le canton du Valais, dont on ne connaît pas la teneur.

Un canton fiscalement attractif

Pourquoi ce déménagement à Zermatt? On ne le sait pas. Mais une chose est sûre, fiscalement parlant, le canton du Valais est plus attractif pour les personnes très fortunées que ceux de Vaud et Genève. Son taux d’imposition maximal pour les personnes physiques est en effet plus bas (36%) que ceux des cantons de Vaud (41,5%) et Genève (45%).

Officiellement, Patrick Drahi réside donc à Zermatt depuis plus de dix ans. Mais le canton de Genève n’en croit pas un mot. Pour lui, le milliardaire vit à Cologny avec son épouse dont il ne serait pas séparé. En juin 2019, il ouvre donc une enquête à son encontre portant sur la période fiscale 2009-2016.

Le fisc demande des comptes à l’homme d’affaires défendu par l’étude d’avocats Oberson Abels. Le 28 février 2020, dans un courrier de quatre pages, le bureau d’avocats transmet ainsi à l’Administration fiscale cantonale genevoise des tableaux contenant « une synthèse générale du nombre de jours passés chaque année par Patrick Drahi et son épouse dans chaque lieu ». D’après le document, sur une moyenne de quatre ans, de 2016 à 2019, Patrick Drahi aurait passé 127 jours à Zermatt contre 46 à Genève.

Factures d’hélicoptère

Les avocats fournissent également des plans de vols établis pour l’aéronef privé de leur client, des factures d’hélicoptère rédigées par Air Zermatt, ses relevés de cartes de crédit ainsi que son abonnement aux remontées mécaniques de Zermatt. « Les tableaux de présences et les différentes pièces annexées démontrent à l’envi que, durant ces dernières années et notamment en 2016, Patrick Drahi a passé une partie largement prépondérante de son temps à Zermatt, où se situe le centre de ses intérêts personnels », écrivent les avocats en conclusion de leur lettre.

En Valais et à Genève, deux cantons qui n’ont pas pu répondre à nos questions sur cette affaire en raison du secret fiscal, on s’agite autour du dossier Drahi. La note rédigée en juillet 2021 par le bras droit du Français indique ainsi que le patron du fisc valaisan « est allé discuter avec le canton de Genève, sans succès », mais aussi qu' »une contrôleuse a téléphoné à l’étude Oberson pour dire que le fisc genevois était d’accord avec une imposition à forfait à Genève pour la période du contrôle, s’il admet un domicile à Genève. Cette proposition a été refusée. »

Colère contre l’Etat de Genève

Alors, le 20 août 2021, dans un courrier de 198 pages adressé aux avocats de Patrick Drahi, le fisc genevois confirme ses soupçons quant au lieu de vie réel du milliardaire et fait savoir qu’il doit payer des impôts à Genève. Ce courrier provoque la colère du principal intéressé. Il ne supporte pas que, dans son courrier, le fisc genevois s’appuie notamment sur un article paru sur le site de l’Observatoire du journalisme, une association classée à l’extrême droite en France. « On devrait attaquer l’Etat de Genève pour antisémitisme quand il utilise une telle source dans son dossier me concernant », écrit-il à son bras droit dans un courriel du 26 août 2021.

Quelques jours plus tard, début septembre 2021, Patrick Drahi, son bras droit et ses avocats élaborent la stratégie de défense dans des échanges de courriels. Pour prouver la séparation entre les époux Drahi, ils relèvent qu’il n’existe aucune photo commune d’eux en public depuis 2009, « à l’exception d’un événement familial particulier ». Ils notent également que Mme Drahi ne porte plus d’alliance depuis 2006, ce que « 19 photos » d’elle peuvent confirmer. Et si Patrick Drahi, lui, porte une alliance, c’est parce que « comme mentionné à plusieurs reprises, il est séparé et non divorcé ».

Dans leur projet de réponse au fisc genevois, ils estiment ainsi que les 198 pages fournies « ne démontrent rien, et en tout cas pas une vie commune ou un domicile à Genève, et nous avons clairement l’impression que votre administration tente de faire maladroitement du volume face à la vacuité de ce dossier ».

Amendes?

Un dossier peut-être vide, mais pas aux yeux du fisc genevois. Quelques semaines plus tard, il réclame à Patrick Drahi des impôts, dont on ne connaît pas le montant, pour la période fiscale 2009-16. L’homme d’affaires et ses avocats épluchent la décision, en discutent avec le chef du Service juridique du fisc… valaisan, et font recours mi-décembre 2021 devant le Tribunal administratif de première instance. Ce recours serait pendant.

Les ennuis de Patrick Drahi ne s’arrêtent pas là. En mars 2022, il reçoit du canton de Genève des « bordereaux d’amende ICC/IFD 2018 et 2019 ». C’est écrit noir sur blanc dans un courrier du 9 juin 2022 envoyé par l’étude Oberson Abels au bras droit du Français. Ce même document indique qu’un recours devant le Tribunal administratif de première instance sera déposé « contre les amendes 2018 et 2019 ». Interrogé par la RTS sur le montant des amendes, le bras droit du Français répond par courriel et affirme qu’aucune amende n’a jamais été infligée. Selon lui, « Patrick Drahi et sa famille n’ont jamais fait l’objet d’amendes prononcées par l’Administration fiscale genevoise ».

Amendes ou pas, le dossier s’épaissit, et Patrick Drahi et ses avocats font appel à un nouvel acteur pour muscler leur défense, le fisc… vaudois. Fin avril 2022, ils ont ainsi rendez-vous avec le responsable de la Division de la taxation de l’Administration vaudoise des impôts. C’est ce même fonctionnaire qui a accordé un forfait fiscal au Français en 2005. Quel est le but du rendez-vous? Interpellé par nos soins, le fonctionnaire vaudois ne peut répondre « à des questions couvertes par le secret fiscal ».

Trois cantons romands sont désormais impliqués dans ce dossier dont l’enjeu est de taille pour le Français. Il paie en effet bien moins d’impôts en Valais qu’il n’en paierait à Genève et ses 45 % de taux d’imposition maximal. Entre le rattrapage d’impôts et les amendes éventuelles, l’ardoise pourrait tourner autour du million de francs.

Dans le cadre de cette enquête, la RTS a envoyé le 27 octobre près de trente questions à Patrick Drahi et à ses avocats pour qu’ils puissent exprimer leur point de vue. Ils ont sollicité un délai au 31 octobre pour répondre de manière détaillée et précise aux questions.

La RTS a reçu leur réponse lundi à midi. La voici dans son intégralité: « Par principe, M. Drahi ne commente, ni ne confirme ou n’infirme les allégations relatives à sa vie privée, à celle de ses enfants ainsi qu’à sa religion. M. Drahi et sa famille ont toujours payé les impôts et taxes dont ils sont redevables conformément aux réglementations applicables dans les pays concernés et n’ont jamais fait l’objet d’amendes prononcées par l’Administration fiscale genevoise. »

Forfait fiscal en sursis

La question peut sembler secondaire, mais elle ne l’est pas. Elle pourrait faire perdre son forfait fiscal à Patrick Drahi. La loi indique en effet que pour bénéficier du forfait, il ne faut pas avoir la nationalité suisse, mais aussi que les époux vivant en ménage commun doivent remplir l’un et l’autre cette condition. Or, l’épouse de Patrick Drahi a obtenu sa naturalisation. Si les autorités estiment que mari et femme vivent ensemble, le Français risque donc de ne plus bénéficier du forfait fiscal.

Patrick Drahi affirme qu’il est séparé de son épouse depuis 2005. Pourtant, en 2014, il s’est marié religieusement avec elle. A le croire, cela ne signifie pas qu’ils sont ensemble pour autant. Dans le projet de réponse au fisc genevois qu’il a préparé en septembre 2021 avec ses avocats, il explique ainsi qu’après avoir obtenu son passeport israélien, il a appris que ses enfants ne pourraient pas se marier religieusement en Israël « car il ne s’était pas lui-même marié religieusement ». Il l’aurait donc fait « afin de permettre à ses enfants, eux-mêmes convertis de nouveau au judaïsme traditionnel, de se marier religieusement ».

Dans leurs échanges de courriels, Patrick Drahi, son bras droit et ses avocats évoquent un autre argument à mettre en avant pour contester la vie de couple à Genève. Le 24 août 2021, le bras droit écrit ainsi qu’en 2015 et 2016, l’épouse « avait son domicile réel en Valais et avait maintenu un domicile fictif à Genève pour les besoins de la naturalisation (…) Pour cette raison, l’affirmation du domicile incontestable à Genève doit être combattue ».

L’épouse n’aurait ainsi pas vécu à Genève, mais dans son propre logement en Valais. Cette question revêt une importance certaine. En effet, le canton de Genève spécifie sur son site Internet que pour faire une demande de naturalisation ordinaire, il faut « résider effectivement dans le canton de Genève pendant toute la durée de la procédure ».

Interrogés sur ces différents éléments, Patrick Drahi et ses avocats n’ont pas répondu à nos questions.

Fabiano Citroni, Pôle Enquête

Source rts