Pierre Mendès France incarne une éthique

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A l’occasion du 40e anniversaire de la mort de Pierre Mendès France, « l’Obs » republie un entretien avec Frédéric Potier, auteur d’un essai consacré à la pensée complexe et moderne de l’ancien président du Conseil.

Il fut résistant, emprisonné sous Vichy, député de l’Eure, ministre de Léon Blum ou de De Gaulle, président du Conseil dans l’après-guerre : Pierre Mendès France a marqué l’histoire politique. Il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages et un théoricien de l’exercice du pouvoir.

A l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort, le 18 octobre 1982, nous republions une interview réalisée il y a un an avec Frédéric Potier, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT et auteur de « Pierre Mendès France, la foi démocratique » (éditions Bouquins, 2021). Il y expliquait à quel point les leçons du pouvoir de l’ancien homme d’Etat restaient d’une grande actualité.

(Cet entretien a été initialement publié le 13 novembre 2021)

Pierre Mendès France a déjà fait l’objet de plusieurs biographies. Pourquoi lui consacrer un nouveau livre ?

Après avoir quitté la Dilcrah [Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT], je me suis plongé dans toutes les œuvres de Pierre Mendès France (PMF) : ses discours, ses livres comme « La vérité guidait leur pas » ou « la Science économique et l’action ». C’est un homme qui a écrit toute sa vie, du haut de ses expériences d’élu local dans l’Eure ou de chef du gouvernement, de ses 25 ans à ses 82 ans. Sur la démocratie, la guerre, l’économie… Au-delà de l’image de la statue du commandeur, d’une icône de la gauche morale, mais j’ai trouvé sa pensée très moderne et j’ai eu envie, en le lisant, d’écrire un bréviaire de la démocratie qui pourrait servir encore aujourd’hui.

Qu’est-ce qui est moderne dans sa pensée ?

Beaucoup d’éléments, qui résonnent avec l’air du temps : à l’ère du clash, de la personnalisation de la politique, Mendès France incarne une « éthique ». Il est une boussole. Dans la grande histoire politique française, il est l’incarnation d’une gauche républicaine, démocratique, attachée à la laïcité, s’appuyant sur la raison et la science. On mesure par exemple aujourd’hui, avec les fake news sur la Covid, combien l’idée de s’appuyer sur des savants, des experts, et l’importance d’expliquer les choses aux citoyens était moderne. Quand il est président du Conseil, PMF crée un secrétariat d’Etat à la Recherche. Il a toujours voulu s’adresser à la raison de ses interlocuteurs. Entre juin 1954 et février 1955, il parle aux Français à vingt-six reprises par l’intermédiaire de « causeries » hebdomadaires à la radio.

Quels sont les piliers du « mendésisme » selon vous ?

Mendès France lui-même en plaisantait : « Le mendésisme, j’en ai beaucoup entendu parler mais je n’ai jamais su ce que c’était. » Pour moi, plus qu’une doctrine, c’est une forme de pratique du pouvoir marquée par l’honnêteté, la recherche de la vérité, le refus de la démagogie. C’est l’homme qui déclare « la gauche ne doit promettre que ce qu’elle pourra tenir » et qui en économie, tout keynésien qu’il était, prône la rigueur après la guerre. Il y avait chez lui une forte volonté décentralisatrice et le souci, en même temps, de la planification. Il offrait un chemin vers une République moderne.

Vous soulignez un autre aspect malheureusement toujours contemporain : l’antisémitisme dont il a été la victime.

Mendès a toujours assumé son appartenance au judaïsme, mais, en bon radical, il en limitait l’expression au domaine de la vie privée. Toute sa vie, il a été victime d’un antisémitisme vindicatif. Je rappelle ces mots qu’il lance à ses accusateurs en 1941, alors qu’il est jugé pour désertion par le régime de Vichy : « Mon colonel, messieurs, je suis juif, je suis franc-maçon et je ne suis pas déserteur. Et maintenant que mon procès commence. »

En août 1982, dans une interview au « Nouvel Observateur », il disait ceci : « Oui, il y a en France un fond d’antisémitisme latent, de racisme en général. Tantôt un spasme. Tantôt le fond est plus ou moins camouflé, silencieux. Mais c’est le fond. S’il doit disparaître un jour, il y faudra beaucoup de temps. Il faudra rester vigilant. » Malheureusement, c’est toujours d’actualité.

Pourquoi Mendès France n’a pas mieux réussi politiquement… On se souvient de son ticket avec Gaston Deferre à la présidentielle en 1969 qui finira à 5 % des voix…

Il n’avait peut-être pas les qualités de conquête d’un homme politique tel que François Mitterrand. A mon avis, il y a un tournant, en 1958, quand Mendès France rejette et combat les institutions de la Ve République. Jacques Delors va le voir, lui dit qu’on les démocratisera après, mais Mendès France reste un farouche opposant de la Constitution de 1958 et s’isole peu à peu… et c’est Mitterrand qui rassemblera la gauche.

Il est aussi l’homme qui gouverne la France au moment où s’engagent des guerres de la décolonisation…

Il n’était ni un colonialiste ni un précurseur des indépendances. Il arrive à la présidence du Conseil après la défaite de Diên Biên Phu et chute sept mois après sur la question algérienne, quand ses propositions libérales sont rejetées par l’Assemblée. Entre les deux, il a négocié les accords de paix en Indochine, dans un souci de transparence vis-à-vis des Français. Et amorcé une plus grande autonomie en Tunisie. Globalement, il a poussé des idées réformatrices, s’est opposé aux solutions militaires, à la torture, a voulu privilégier la démocratie et la diplomatie à la répression. En Algérie, dont il considérait en 1954 qu’elle devait rester française, il a cru que des réformes et avancées démocratiques pouvaient ramener la paix. Cet échec est resté un grand regret pour lui.

Et sur l’Europe, quel est son héritage ?

Il a pu avoir l’image d’un antieuropéen car, après sa sortie du gouvernement, il s’est opposé au traité de Rome qu’il jugeait insuffisamment protecteur pour l’économie française. Il a aussi pointé, dès cette époque, le déficit démocratique dans la construction européenne, toujours montré du doigt. Mais il a aussi pensé tôt la nécessité de l’Europe. En 1930, il a consacré un ouvrage à la banque des règlements internationaux, dans lequel il souligne déjà l’interdépendance des pays en matière économique et commerciale et défend une construction européenne supranationale sur une base économique et politique. Dès ces années-là, on retrouve donc chez lui des idées qui inspireront le marché commun, vingt-cinq ans plus tard, ou le système monétaire européen, quarante ans plus tard. Il se soucie aussi des normes sociales et se prononce en faveur d’abandons de souveraineté au profit du Bureau international du Travail. Je pense que, sur ce sujet, comme sur les autres, son legs pour la gauche et la politique française doit être réévalué à sa juste valeur.

Par Maël Thierry