Les Italiens se sont cachés derrière les crimes nazis pour faire oublier les leurs

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Primo Levi
La banalisation du fascisme a atteint un degré critique en Italie, s’inquiète, dans une tribune au « Monde », l’essayiste Géraldine Schwarz, qui relève l’absence d’un réel travail de mémoire dans ce pays.

En tant que petite-fille d’un nazi, j’ai longtemps projeté l’expérience allemande du travail de mémoire sur d’autres pays. Il me semblait évident que l’Italie, pays qui avait vu naître le fascisme et s’était allié dès la première heure à l’Allemagne nazie, avait nécessairement dû méditer sur son passé.

Mais en réalité, les Italiens se sont cachés derrière la monstruosité des crimes nazis pour faire oublier les leurs, et ont ainsi échoué à apprendre du passé pour ancrer solidement la démocratie dans leur société. Les conséquences sont visibles depuis longtemps, mais leur gravité éclate aujourd’hui au grand jour avec la victoire électorale de Fratelli d’Italia, un parti ouvertement néofasciste.

Dans les années 1970, l’écrivain Primo Levi (1919-1987), juif italien ayant survécu à Auschwitz et auteur du bouleversant témoignage autobiographie Si c’est un homme (1947), s’inquiétait déjà de l’absence de travail de mémoire dans son pays. Dans une interview à la télévision italienne Rai, il disait : « Comme le massacre a été initié en Allemagne et non en Italie, cela a permis à la plupart des Italiens de trouver un alibi facile : nous ne l’avons pas fait, ce sont eux qu’ils l’ont fait. » Alors qu’en réalité, poursuivait-il, « c’est bien nous qui l’avons commencé : le nazisme en Allemagne était la métastase d’une tumeur localisée en Italie ».

Même si la « question juive » n’était pas prioritaire pour l’Italie fasciste, celle-ci a sans aucun doute collaboré à la Shoah. De sa propre initiative, en 1938, Benito Mussolini (1883-1945) a copié les lois nazies antijuives de Nuremberg, ce qui fut un choc pour les juifs italiens, particulièrement bien intégrés.

Camps de Gonars, Renicci, Monigo

Après son entrée en guerre en juin 1940, l’Italie fit interner les juifs étrangers dans des camps et en expulsa certains hors du pays, où le pire les attendait. La situation s’aggrava après l’occupation allemande du nord de l’Italie en septembre 1943. Avec la collaboration des fascistes, huit mille juifs furent déportés dans les camps de la mort.

Mais les crimes de l’Italie fasciste dépassent largement le cadre de la Shoah. Sa politique extérieure extrêmement brutale est à l’origine de massacres de civils et de bains de sang atroces en Libye, en Ethiopie, en Grèce, en Yougoslavie. En outre, les fascistes érigèrent des centaines de camps de concentration, en Libye, dans les Balkans, ainsi qu’en Italie où ils envoyèrent des dizaines de milliers de victimes, surtout des Slaves que le Duce haïssait.

Qui, en Italie, se souvient des camps de Gonars près de Trieste, de Renicci en Toscane, de Monigo à Trévise, de Chiesanuova à Padoue et de bien d’autres encore ? A quelques exceptions près, par exemple le petit mémorial de Gonars, je n’ai trouvé quasiment aucune trace d’un mémorial, d’un musée, d’un hommage officiel à la mémoire de ces victimes.

Après la guerre, les partis antifascistes qui fondèrent la République italienne préférèrent taire les crimes fascistes pour ne pas donner une image négative de leur pays lors des négociations de paix.

« Italiani, brava gente »

De leur côté, les Alliés n’imposèrent pas d’équivalent des procès de Nuremberg, parce qu’ils redoutaient que cela ne serve au Parti communiste italien déjà puissant. L’Italie eut carte blanche pour amnistier en masse. Quasiment aucun haut responsable et criminel fasciste ne fut jugé, aucun ne fut extradé à l’étranger où des atrocités avaient été commises. Beaucoup furent réintégrés dans l’appareil d’Etat.

L’Italie n’a pas non plus eu l’équivalent du procès d’Auschwitz [à Franfort, en 1963] qui contribua à sauver l’Allemagne de l’amnistie dans les années 1960. Elle put ainsi se fabriquer une légende commode, que l’historien Angelo Del Boca (1925-2021) a baptisée « Italiani, brava gente » : faire passer l’ensemble des Italiens, y compris ceux ayant soutenu le fascisme, pour des braves gens ne faisant pas de mal à une mouche, un tantinet naïfs, qui auraient été manipulés par Mussolini et surtout par les nazis allemands, l’incarnation du mal absolu.

Les politiciens italiens ont largement puisé dans cette légende et relativisé les crimes de leur pays. Depuis une quinzaine d’années, certains n’hésitent même plus à réhabiliter Mussolini comme Silvio Berlusconi, Matteo Salvini ou Ignazio La Russa, cofondateur de Fratelli d’Italia qui fit le salut fasciste au Parlement en septembre 2017.

Une loi interdit bien l’apologie du fascisme depuis 1952, mais son application est totalement laxiste et tolère la multiplication de pages Facebook et Internet se revendiquant du fascisme, la vente à ciel ouvert de calendriers, briquets, porte-clés, tee-shirts à la mémoire de figures fascistes, tandis que Predappio, où se trouve le caveau familial des Mussolini, fait l’objet d’un pèlerinage attirant deux cent mille visiteurs en moyenne par an.

Une quasi-guerre civile

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que certaines communes aient pris l’initiative d’honorer des personnalités fascistes. En 2008, l’aéroport de la ville de Comiso, en Sicile, changea subitement de nom : Pio La Torre (1927-1982), un député communiste assassiné par la Mafia, fut évincé en faveur de Vincenzo Magliocco (1893-1936), général tombé en Ethiopie pendant la conquête fasciste. Face au tollé, l’ancien nom fut repris. A Affile, non loin de Rome, un mausolée fut construit à l’aide de financements régionaux en hommage au général Rodolfo Graziani (1882-1955), héros des guerres coloniales à la cruauté légendaire. Sous les critiques, la région retira finalement son financement.

Aujourd’hui, la banalisation du fascisme a atteint un degré des plus critiques. Les nostalgiques qui prolifèrent en Italie semblent oublier que les crimes du fascisme ne visèrent pas que les juifs et les étrangers, mais la population italienne elle-même. Mussolini était un dictateur mégalomane qui s’arrogea tous les pouvoirs et réprima violemment l’opposition. Il méprisait profondément la vie humaine, y compris celle de ses compatriotes.

Au nom du fascisme, deux cent quarante mille soldats furent sacrifiés sur le front, soixante mille civils italiens moururent, le pays se déchira dans une quasi-guerre civile, des villes furent détruites sous les bombardements alliés, et la population subit la honte et la violence de l’occupation allemande. Une commission historique germano-italienne a recensé plus de six mille crimes commis par des nazis allemands et des fascistes italiens pendant l’Occupation : plus de vingt-quatre mille Italiens moururent, et d’innombrables autres furent victimes de viols, de torture et d’enlèvements.

Primo Levi n’était guère optimiste dans les années 1970. Dans son pays, disait-il, « très peu de gens sont capables de retracer le fil conducteur qui relie les escadrons fascistes italiens des années 1920 aux camps de concentration », un fil qui se prolonge jusqu’« au fascisme d’aujourd’hui, lequel est tout aussi violent que l’ancien. Il ne lui manque plus que d’accéder au pouvoir pour redevenir ce qu’il était, c’est-à-dire la consécration du privilège de l’inégalité ». A savoir « de pouvoir dire nous ne sommes pas tous égaux, nous n’avons pas tous les mêmes droits ».

Géraldine Schwarz, essayiste et journaliste franco-allemande, est l’autrice de Les Amnésiques (Flammarion, 2017).