Cette danseuse et chorégraphe israélienne qui a fondé avec Gai Behar, la compagnie L-E-V, mondialement connue, se produit à Paris, au Théâtre de Chaillot, dans The Brutal Journey of the Heart.
Une tigresse. Elle peut bien traverser le foyer du Théâtre de Chaillot incognito, cachée derrière de grandes lunettes de soleil, on ne voit qu’elle. Une démarche, un charisme, quelque chose d’incontrôlable en elle. Elle s’assied, offerte. Immédiatement et entièrement incandescente. Immédiatement et entièrement fragile. Un regard bleu dans une physionomie d’enfant. Y couvent des tempêtes, des audaces, des abîmes de la douceur, des rires. Le tout avec une intensité dont la puissance fascine.
Sharon Eyal ou l’instinct. Elle vit à fleur de peau. «Je me sens étrange et les gens me regardent comme telle», dit-elle. «Dans le café où j’ai déjeuné, on me dévisageait sous le manteau. Le garçon a finalement osé me demander d’où je viens. Un intrépide! Je peux vous manger ou vous laisser vivre. Je suis un animal», dit-elle.
Ne pas avoir de «chez elle»
Elle est partie sans confesser sa naissance à Jérusalem en 1971, son apprentissage de la danse classique, son engagement à la Batsheva Dance Company de Tel-Aviv avant de prendre son essor voici plus de dix ans. Elle n’a pas parlé non plus de ses deux enfants, de son amour pour la France, «sa cuisine, ses vins, sa beauté, son élégance et son minimalisme», son installation en pleine nature près de Barbizon, de son compagnon Gai Behar qui codirige la compagnie avec elle, croit en elle chaque jour, même lorsque ça ne va pas, et lui permet de porter chacune de ses créations.
Elle n’a pas confessé non plus, qu’à force de tourner dans le monde entier sans cesse, elle a l’impression de ne pas avoir de «chez elle». Que sa prochaine création, présentée à Montpellier Danse, elle la fera en résidence au Portugal, parce qu’elle n’a pas encore de studio à elle. Et qu’elle était contente l’an dernier, d’avoir créé Faunes pour le ballet de l’Opéra de Paris. Parce qu’elle avait aimé les danseurs pour qui, c’est sûr, elle écrira autre chose. Et aussi parce qu’elle pouvait enfin séjourner un peu chez elle.
La danse, son salut
Est resté dans le café le singulier sillage d’une femme pas comme les autres. Sharon ne cache rien, elle ne peut rien cacher de ce qui l’anime. C’est viscéral, elle est à fleur de peau. Émotions, élans. Larmes et rires. Sommets et dépressions: «Je ne fais pas exprès, j’en souffre depuis l’enfance. Cette sensibilité qui explique que je me sens tour à tour vraiment mal ou vraiment bien. Elle guide mon talent, c’est aussi un cadeau empoisonné. L’imagination est une chose si étonnante.»
La danse est son salut depuis qu’elle peut bouger. «C’est ce qui me soigne. Danser et chorégraphier. Plus je travaille, plus les idées me viennent», dit-elle. D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle a toujours dansé et chorégraphié en même temps. Pour elle, l’un ne va pas sans l’autre. Elle ne se souvient pas de ses toutes premières pièces. Mais dès 13 ans, elle montait sur scène pour danser un solo qu’elle s’était écrit sur une musique de Bartok. Pour l’interpréter, elle portait des chaussons rouges et s’était peint le corps de la même couleur.
Écrire du ballet plutôt que de la danse contemporaine
Elle procède toujours en s’élançant d’abord. Pour chorégraphier, elle danse. Ses danseurs la filment, apprennent ses pas et les reproduisent. Puis elle compose, retranche, ajoute, modifie. Au point qu’elle pense écrire du ballet plutôt que de la danse contemporaine «car comme lui, je suis obsédée par la structure, même si ça ne se voit peut-être pas au premier abord», dit-elle. «Ce qui me rapproche aussi du classique, c’est que la physicalité m’émeut et que la grande technique m’est chère. Plus précisément, l’émotion de la physicalité sans le maniérisme et le superflu. Juste l’honnêteté. C’est rare.» Ses danseurs, elle les choisit au coup de foudre.
Maria Grazia Chiuri les habille de justaucorps vertigineux. Parchemins déclinant les états du cœur pour The Brutal Journey of Heart présenté à Chaillot, mêlant dentelles et déchirures pour une pièce à Berlin, ou osant pour le splendide Saaba créé pour le ballet de Göteborg une cire qui semble fondre sur les danseurs.
«La danse comme la couture construisent des chorégraphies de corps. Ce sont des abstractions, des formes d’art qui expriment la partie la plus intime des émotions. Apprendre à connaître Sharon et en savoir plus sur son travail était très important pour moi. À travers ses yeux, j’ai compris toute la force et la puissance créative de la danse», dit la créatrice de Dior qui a convié Sharon à chorégraphier plusieurs défilés.
Les deux femmes se comprennent à demi-mot. «Je ne lui dis pas ce que je veux. J’explique mon inspiration, parler de mes idées serait trop restrictif. Maria Grazia sait aussi que j’aime passionnément voir les corps des danseurs. Ils sont si beaux, si uniques. J’aimerais voir sous leur peau. Je voudrais même les boire!» avoue la chorégraphe.
«Comme un fantôme parmi les danseurs»
Sharon Eyal danse, même lorsqu’elle n’est pas dans un studio, même lorsqu’elle ne bouge pas, même lorsqu’elle ne ferme pas les yeux. Elle crée comme elle respire et tout l’inspire: «La nuit, ce mur, les relations, l’amour, la vie, une odeur, le cinéma d’où j’apprends le sens aiguisé du timing et le découpage en chapitres, la mode pour son audace extrême et si précisément construite, la musique. Celle de mes spectacles est la plupart du temps créée en même temps que je chorégraphie. Elle change mon humeur et mes sentiments», dit-elle avant de lâcher: «Je cherche dans chacune de mes créations quelque chose de profond et qui me sauverait.»
Pour la prochaine, elle ne s’épargne pas: «Je vais chercher combien je peux me faire mal et continuer à vivre», dit-elle. «Une pièce dure mais salutaire. Pour moi, travailler est vital. Cet après-midi, à 48 heures de la première, je vais tout changer de The Brutal Journey. Si je revois la même chose, je m’ennuie.» Eyal se met à l’épreuve, à chaque seconde, cœur et corps. Elle compte d’ailleurs revenir à la scène «pas comme danseuse, mais comme un fantôme qui apparaîtrait parmi les danseurs».
«The Brutal Journey of the Heart» au Théâtre de Chaillot du 22 septembre au 1er octobre 2022.
Si vous ne pouvez pas assister à une représentation, vous pouvez voir la version filmée au Nuits de Fourvière, disponible sur arte jusqu’au 22/07/2023