80 ans après, le douloureux souvenir des « malgré-nous » ravivé

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L’incorporation de force dans l’armée nazie de plus de 130.000 Alsaciens et Mosellans, de 1942 à 1945, a constitué pour toute une génération de « malgré-nous » un tabou et un traumatisme qui restent, 80 ans après, toujours bien présents.

« Ça m’a pris quatre ans de travail » : entouré de lourds classeurs, Claude Herold, un historien amateur, désigne les noms et visages de 12.000 « malgré-nous » portés disparus, dont le douloureux souvenir ressurgit 80 ans jour pour jour après l’incorporation de force d’une génération d’Alsaciens-Mosellans dans les troupes d’Hitler.

Le retraité haut-rhinois de 66 ans a identifié dans les 198 volumes et 56.000 pages de registres de disparus constitués après-guerre par la Croix-Rouge allemande les portraits en noir et blanc de tous ceux portant la mention « E ». Un « E » pour Elsaß-Lothringen, l’Alsace-Lorraine en allemand. « Le nombre réel de disparus tourne plutôt autour de 10.000« , précise-t-il, la sépulture de certains ayant été localisée après coup et quelques-uns ayant finalement été retrouvés.

« On voit qu’ils font la gueule« , reprend M. Herold, en montrant les visages figés de ces jeunes hommes nés entre 1908 et 1928, dont les regards fixent l’objectif après avoir été contraints de revêtir l’uniforme de la Wehrmacht ou d’intégrer, pour certains, la Waffen SS. Le 25 août 1942, une ordonnance imposa aux Alsaciens (le 29 août pour les Mosellans) de combattre pour l’Allemagne, envoyant souvent ces hommes sur le front russe, le plus meurtrier.

Avant le 80e anniversaire de ce « viol des consciences« , quatre associations de « malgré-nous » et leurs descendants ont fait imprimer sur une banderole de 36 mètres de long les visages des disparus recensés par M. Herold et l’ont brièvement exposée à la mi-août à Turckheim, près de Colmar.

« C’était des gamins »

L’initiative, relayée par le quotidien régional les Dernières Nouvelles d’Alsace, a suscité un vif intérêt. « J’ai reçu plus de 150 mails et appels, beaucoup de familles veulent voir la banderole et en savoir plus sur un père, un cousin« , affirme le retraité dont trois oncles sont morts sous l’uniforme allemand.

A Obernai, face au Mont Sainte-Odile, sainte patronne de l’Alsace, une partie de la banderole a été déployée en ce 25 août, au cours d’une commémoration organisée par l’Association des évadés et incorporés de force (ADEIF), qui finança elle même dans les années 50 la grande croix blanche tournée vers l’est qui domine la ville.

Roger Keck, 78 ans, se penche sur la banderole pour photographier le visage de son oncle, Alphonse Hartheiser, qui s’était amputé d’un doigt pour tenter d’échapper à l’incorporation à la fin 1944. « Sa famille n’a plus eu de nouvelles du jour au lendemain, on suppose qu’il a été fusillé, sans jugement, et que les Allemands ne s’en sont pas vantés« .

« C’était des gamins, certains n’avaient que 16-17 ans« , s’émeut Gérard Michel, président de l’association des Orphelins de pères malgré-nous d’Alsace-Moselle (OPMNAM), dont le propre père a péri en Pologne. « C’est le mur des noms que l’on a toujours souhaité, en plus il est mobile« , savoure-t-il dans une allusion à un projet avorté en 2017 de la région Grand Est visant à honorer la mémoire des 52.000 Alsaciens et Mosellans morts au cours de la Seconde Guerre mondiale.

« Polémique mémorielle »

La perspective de voir se succéder par ordre alphabétique et sur le même monument les noms de victimes civiles dont des juifs déportés et de « malgré-nous », parmi lesquels certains ont pu participer à des crimes de guerre, avait suscité une vive polémique mémorielle.

Si aucun représentant de l’État n’a fait le déplacement à Obernai jeudi, le président de la Collectivité européenne d’Alsace (CEA) qui réunit depuis 2021 les conseils départementaux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, avait appelé début août à honorer le souvenir du « destin tragique de ces Alsaciens qui se sont sacrifiés par amour de leur famille« .

« C’est une mémoire régionale qui malheureusement n’est pas partagée par la mémoire nationale, et donc elle interroge « comment n’ont-ils pas pu se sauver ? Désobéir ? » Sans se rendre compte de la terreur qui régnait en Alsace« , analyse le professeur de droit Jean-Laurent Vonau, auteur de l’Alsace annexée, 1940-1945 (éditions du Signe).

Sans nier l’existence d’environ 2.100 volontaires qui servirent de leur plein gré le régime nazi avant l’incorporation de forces, il estime que « l’affaire est réglée pour la France » depuis que Nicolas Sarkozy a affirmé en 2010 que « les malgré-nous ne furent pas des traîtres« . « Il faudrait que les gens connaissent mieux ce qu’ont vécu les provinces de l’est« , s’agace Aloyse Kieffer, 94 ans aujourd’hui, mobilisé quand il en avait 15.

Même si ce prêtre à la retraite, qui finira la guerre prisonnier en Yougoslavie, admet que pour lui même le tabou n’a sauté que bien longtemps après la guerre : « je n’ai jamais raconté à mes parents ce qui m’était arrivé, on le taisait. Il n’était alors pas bon de se rappeler tout ça« .

Source geo