Dans les sandwichs de «Bob de Tunis», l’histoire taboue des juifs tunisiens

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Derrière la vitrine un peu graisseuse de cette gargote du Faubourg Montmartre, on trouve bien plus que tchoutchouka et fricassé. C’est la nostalgie et la douleur de l’exil qui transpirent des murs et se retrouvent dans l’itinéraire du maître des lieux.

Quand on passe devant «Chez Bob de Tunis», rue Richer dans le bas du IXe arrondissement, on pourrait croire la gargote fermée depuis belle lurette. Avec sa toile rayée défraîchie, sa devanture poussiéreuse où s’empilent les boîtes de thon El Manar et où achève de jaunir une affiche de La vérité si je mens, l’endroit semble un vestige de cette époque flamboyante où le Faubourg Montmartre était un quartier populaire haut en couleur peuplé par les personnages du film culte de Thomas Gilou (sorti en 1997). Mais on sera passé au mauvais moment, quand Bob est aux fourneaux, le matin dès 9 heures, ou quand il souffle après le coup de feu de midi. Car le magasin, petit coin de paradis gustatif pour les exilés du Maghreb, est toujours actif, quarante ans après. Tout comme son patron, bon pied bon œil malgré ses 77 ans bien sonnés, et sa bougonnerie légendaire.

Une unique salle de 20 m², avec une vitrine réfrigérée, deux tables, un coin cuisine dans le renfoncement et des rayonnages d’épicerie où l’on trouve de tout – du champagne cacher de marque Héritage aux bouteilles de Celtia, la bière tunisienne historique, en passant par des bombes d’antimoustique : pousser la porte de Chez Bob, c’est faire un voyage dans le temps, et traverser la Méditerranée. D’abord à cause de la déco, à base de photos passées, de coupures de presse et de cartes postales jaunies (le portrait d’un rabbin, une photo dédicacée d’Alphonse Halimi, champion du monde de boxe poids coq entre 1957 et 1959, des clichés de l’équipe de foot de l’Union sportive tunisienne, la grande synagogue de Tunis, la jetée de la Goulette…) Mais aussi parce que le «Bob» de Paris est une réplique du «Bob» de Tunis.

«Quand j’allais au lycée Carnot, à Tunis, je prenais l’avenue de Paris, je passais devant la grande synagogue et le magasin du père de Bob était en face. C’étaient les mêmes produits : le casse-croûte tunisien et les bricks de pommes de terre, raconte René Brami, 72 ans. A l’époque, j’étais intrigué parce que Bob n’allait pas à l’école. Un jour j’ai compris qu’il restait pour travailler avec son père.» Aujourd’hui, quand il vient à Paris, René Brami, qui vit désormais sur la Côte d’Azur, ne manque pas une occasion d’y déjeuner sur le pouce avec son fils Julien et ses petites-filles Charlotte et Pauline : de la même façon que Bob (qui s’appelle en réalité Khamous Attal) a ressuscité le commerce de son père (qui s’appelait Victor), les Brami sont clients depuis trois générations. «Le dimanche, avant d’aller au stade, on passait chez son père acheter des sandwichs. C’était une référence à Tunis», assure René Brami.

Clients depuis trois générations

Julien Brami habite le Faubourg Montmartre depuis quinze ans. Il a déménagé trois fois, mais sans jamais sortir de ce quadrilatère borné au sud par les Grands Boulevards, au nord par la rue de Châteaudun, à l’ouest par la gare Saint-Lazare et à l’est, mordant sur le Xe, par la rue d’Hauteville. Cet assureur raffole du «fricassé» de Bob – à ne surtout pas confondre avec le «sandwich tunisien» fait avec du «pain italien». Du kif-kif pour les non-initiés : à la base, il y a toujours de l’huile, beaucoup d’huile, du thon, des œufs, de la harissa, du piment. «L’autre jour, Charlotte m’a montré une vidéo de Bob sur TikTok qui a fait plein de vues. Bob sur TikTok : c’est bien la preuve qu’il a traversé les générations et les mondes», s’amuse Julien. La collégienne, elle, kiffe le Boga, ce soda archi-sucré à la saveur douceâtre qui se marie très bien avec la nourriture pimentée. Un produit iconique, comme les citrons Beldi ou la «boukha» de Bokobsa, une eau-de-vie de figue.

Il ne faut pas confondre le boui-boui de Bob avec une boutique de souvenirs. Pas une once de folklore chez ce cuistot-né qui prend son travail hyper au sérieux, au point de vous rembarrer sans ménagement si vous osez le déranger pendant qu’il mixe ses casseroles, même pour une photo dans Libé. Car il a beau figurer dans les guides et avoir fait l’objet de nombreux reportages – le bouche-à-oreille ayant fait le reste –, il se moque des trompettes de la renommée, étant du genre mal embouché. Le réalisateur Steve Suissa passe régulièrement une tête ? L’acteur Ramzy Bedia est un bon client ? Bob hausse les épaules, et envoie au diable ces curieux qui entrent sans dire bonjour, un guide à la main, font le tour de la boutique du regard et ressortent sans rien acheter.

Avant d’être une institution, une «référence», un morceau de l’avenue de Paris transplanté rue Richer, Chez Bob est un restaurant. Et pas n’importe lequel. «Bob, c’est le roi du vrai sandwich tunisien, mais il cuisine aussi très bien tous les plats traditionnels tunisiens, la mloukhia, la loubia, la tchoutchouka. Je connais plein d’adresses de restos “tunes” mais ici, il y a le doigté d’un chef – un chef qui n’a pas de toque», s’enthousiasme Elie-Robert Zittoun, 71 ans.

Aux yeux de ce natif de Bizerte, qui vient régulièrement tenir compagnie à son ami pendant les heures creuses de l’après-midi, ni Douieb, rue Geoffroy-Marie, ni la Boule Rouge, avec ses nappes blanches et ses photos d’Enrico Macias et de Nicolas Sarkozy, ne lui arrivent à la cheville. La recette de Bob ? C’est lui qui est aux fourneaux. «Il n’a pas formé des Africains pour faire la cuisine», lâche Elie. Il a bien une aide-cuisinière aux pluches et pour le ménage, mais elle n’a pas le droit de s’approcher du feu. Et puis, chez Bob, il y a l’ambiance. «Dans le XVIIe il y a de bons restos, mais avec nappes blanches. Ici, c’est comme à la Goulette, le port de Tunis», ajoute Elie en avalant un morceau de halwa, une pâte de sésame qui laisse un goût plâtreux dans la bouche.

La distillerie Bokobsa incendiée

A travers la vitrine graisseuse de Bob, c’est aussi le destin des juifs tunisiens, pris dans la tourmente de la décolonisation, qu’on entrevoit. Un exil douloureux, mais sans doute inaudible au regard de cette tragédie absolue que fut la Shoah et, dans une moindre mesure, l’expulsion des pieds-noirs d’Algérie. Bob n’est pas causant mais, en grignotant une kémia, on apprend qu’il est arrivé en France en 1963, à l’âge de 17 ans, sans un sou en poche. Sept ans auparavant, en 1956, la Tunisie, protectorat français depuis 1881, a proclamé son indépendance. La tension monte, car les juifs, bien que présents depuis la destruction du Second Temple de Jérusalem en l’an 70, sont identifiés aux colons. Mais la situation reste supportable. Eclate la guerre des Six jours entre Israël et les pays arabes, en 1967. Des commerces juifs sont pris pour cible : c’est le cas de la sandwicherie de Victor Attal, le père de Bob. La distillerie Bokobsa est incendiée, la grande synagogue vandalisée. Ces émeutes précipitent l’exode, vers la France – en particulier Sarcelles – et Israël. Forte d’environ 100 000 membres en 1948, cette communauté jadis florissante ne compte plus que 1 500 âmes aujourd’hui. Les parents de Bob émigrent en Israël, à Saint-Jean-d’Acre. René Brami, lui, a quitté Tunis en 1965, après son bac.

Chez Bob comme chez René, la nostalgie est taboue. «La France nous a donné tout le bonheur. Je ne dis pas qu’elle a toujours bien traité les juifs, mais regarde, je suis venu, j’avais même pas un paquet de cigarettes en poche, et j’ai tout ça», dit le maître des lieux en désignant sa minuscule échoppe où un pigeon, entré discrètement, picore des miettes de pain derrière le comptoir. Père de cinq enfants et grand-père de treize petits-enfants, le patriarche vit au présent. Tous les jours sauf le samedi, cet hédoniste qui n’est pas pratiquant mais ferme à shabbat – un minimum – s’ouvre une bouteille de champagne, qu’il boit avec les amis – et amies – de passage.

Longtemps, la nostalgie a été interdite d’expression car il fallait aller de l’avant. Ou bien elle s’exprimait sous la forme dédramatisée de l’humour. C’est le «on est parti, une main devant une main derrière, on a tout laissé» de Madame Sarfati, le personnage d’Elie Kakou, qui était originaire de Tunis. Mais ce mal du pays commence à se dire. Il affleure dans les témoignages d’un documentaire réalisé par Ruggero Gabbai, Du TGM au TGV. TGM pour Tunis-Goulette-Marsa, le petit train qui reliait la capitale au port et aux plages où beaucoup de juifs louaient des maisons l’été. «J’ai fait ce film pour rendre hommage à mes parents qui ont dû partir dans la précipitation pour arriver dans un pays, la France, qui ne les attendait pas», a expliqué son producteur Gilles Samama, lors d’une avant-première à Paris fin juin. «C’était le paradis», dit l’acteur Michel Boujenah, qui témoigne dans ce film où Bob fait une brève apparition. Avant de se raviser un peu plus tard : «C’était pas si simple que ça, car si c’était si simple, on serait pas partis.»

«Le traumatisme de l’exil, mes grands-parents ne m’en ont jamais parlé, mon père très peu. Mais les shabbats de mon enfance, à Champigny-sur-Marne, ont été bercés par les histoires de la rue Lafayette, à Tunis, rapporte Julien Brami. Tous les mauvais moments ont disparu du récit, mais la cuisine, parce que c’est le parfum et les goûts, ça embarque une dimension de nostalgie incroyable. Une nostalgie transmissible, dont tout le monde hérite.»

Après les Ailes, la Boule de neige, Zazou, les boucheries Berbèche et Charlot, la librairie Colbo, que se passera-t-il quand Bob, mémoire vivante du quartier et de la Tunisie cosmopolite d’avant l’exil, fermera boutique à son tour ? La question hante le Faubourg Montmartre où la plupart des commerces communautaires ont désormais migré vers d’autres horizons : le XVIe, le XVIIe, Boulogne, Saint-Mandé et Vincennes pour les plus riches, le XIXe pour les plus pauvres. «Le XIXe ressemble au IXe des années 80», témoigne Xavier Perelmuter, juif ashkénaze dont la famille est installée depuis 1820 rue Cadet. Une vague d’immigration remplace l’autre – et parfois s’y superpose : «Jusqu’à l’arrivée des juifs séfarades, tous les écriteaux étaient en yiddish. C’était un quartier d’Alsaciens et de Lorrains. Ceux qui ne parlaient pas yiddish étaient considérés plus bas que terre. Il y avait davantage d’entraide à Belleville», raconte cet antiquaire féru d’histoire parisienne. Il situe l’apogée de la présence séfarade dans le quartier, terre d’accueil d’une importante communauté arménienne dont l’actuelle maire du IXe, Delphine Bürkli, est issue, entre les années 80 et 2010. «C’était fabuleux, il y avait une très bonne ambiance, très chaleureuse. Ils avaient recréé leur monde», évoque Xavier Perelmuter. «On ne pouvait pas se garer, ça klaxonnait de partout», abonde Laëtitia Douieb. Le vendredi, veille du shabbat, il y a toujours une ou deux voitures stationnées devant le restaurant et traiteur ouvert par son grand-père en 1961, mais elles n’ont plus besoin de se garer en double file.

Aujourd’hui, «le quartier est devenu chinois», constate Bob. Il le dit sans amertume, en haussant les épaules, avec ce mélange de fatalisme et de sagesse qui lui fait prendre la vie comme elle vient. Il préfère commenter le rétablissement des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël, qu’il a suivi de près sur i24 News. «Il y a trois vols par jour entre Casablanca et Tel-Aviv» et «200 000 Israéliens qui projettent d’aller visiter le Maroc», se réjouit le commerçant. On sent une pointe d’envie chez celui qui préférait passer ses vacances à Ibiza. Trop dur de revenir en arrière, surtout pour y trouver le vide.

Mais qui sait ? Un jour, peut-être, la Tunisie renouera avec sa part juive. Du TGM au TGV se clôt sur la visite mélancolique du cimetière de Tunis, et cette formule qui en dit long de Michel Boujenah : «Là-bas, c’était nous, et nous, c’était là-bas.» Julien Brami n’a pas encore vu le film mais ses mots résonnent pourtant : «Ce qui nous a été transmis, c’est que chez nous, c’est là-bas.» La même phrase ou presque. Mais au présent.

par Eve Szeftel