Interview exclusive de Pinhas Goldschmidt à Danièle Kriegel

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EXCLUSIF. Le grand rabbin de Moscou, Pinhas Goldschmidt, contraint de se réfugier en Israël en raison de son opposition à la guerre en Ukraine, se livre au « Point ».

inhas Goldschmidt, 59 ans, grand rabbin de Moscou depuis 1993, s’est réfugié en Israël et a démissionné de ses fonctions, pour échapper aux pressions qui ont redoublé contre les juifs depuis l’invasion de l’Ukraine. Celui qui est toujours le président de la Conférence des rabbins européens estime qu’il ne peut plus retourner à Moscou, où les autorités exigent de lui, comme des autres leaders religieux, qu’il apporte son soutien à la guerre contre l’Ukraine. Il se livre pour la première fois depuis son exil.

Le Point : Quand avez-vous quitté la Russie ?

Pinhas Goldschmidt : Nous sommes partis, mon épouse et moi, deux semaines après le début de la guerre, pour créer un fonds d’aide aux réfugiés ukrainiens dans les pays de l’Est. C’est après mon départ qu’ont commencé les pressions sur les communautés et les organisations juives en Russie. À cela sont venues s’ajouter les nouvelles lois condamnant toute personne aidant les Ukrainiens. Je me suis alors dit : « Il m’est impossible de retourner à Moscou. »

L’année dernière, vous disiez encore vous sentir en sécurité à Moscou…

Lors du déclenchement de la guerre, j’ai dit à un journal juif orthodoxe américain : « Je suis allé me coucher le soir à Moscou et le lendemain, je me suis réveillé dans un autre pays. » Jusque-là, notre communauté, qui n’a jamais été proche du pouvoir – nous avons toujours pris nos distances –, a pu survivre, car nous ne nous mêlions pas de politique et, de son côté, le gouvernement ne se mêlait pas de notre vie religieuse. C’est avec la guerre en Ukraine que les règles du jeu ont changé, avec notamment l’exigence que chaque dirigeant religieux soutienne la guerre. J’ai alors compris qu’il n’était plus possible de se taire. La solution, pour moi, était donc de ne pas revenir à Moscou.

Quelle a été la réaction à votre départ au sein de votre communauté à Moscou ? Des familles ont-elles suivi votre exemple ?

Oui ! De nombreuses familles ont suivi et suivent mon exemple. Pas plus tard qu’hier, j’en ai rencontré une installée à Jérusalem depuis quelques jours. Demain, j’en verrai une autre arrivée elle aussi tout récemment. D’après les chiffres israéliens, 17 000 juifs russes ou des personnes ayant un lien avec le judaïsme ont fait leur Alya [ont immigré en Israël, NDLR] ces derniers mois. Je pense que les vrais chiffres sont plus élevés. Car les statistiques ne prennent pas en compte les juifs russes qui avaient pris la nationalité israélienne au vu de la détérioration du climat politique ces dernières années mais qui, pour toutes sortes de raisons, étaient repartis vivre à Moscou. Depuis le conflit en Ukraine, beaucoup de ceux-là se sont réinstallés en Israël.

Est-ce un nouveau Rideau de fer ?

Le Rideau de fer est déjà à moitié retombé. À l’heure qu’il est, certaines catégories de personnes ne peuvent pas quitter le pays : des gens qui travaillent pour le gouvernement, des fonctionnaires. À cela s’ajoutent celles et ceux qui doivent plus de 10 000 roubles (environ 170 euros) à une agence gouvernementale russe, qu’il s’agisse du fisc, d’une instance municipale ou autres. De tels débiteurs n’ont plus le droit de partir. Sans compter que chaque jour, de nouvelles lois sont adoptées. Regardez la Biélorussie, en train d’adopter une loi selon laquelle le KGB (c’est toujours son nom là-bas) peut interdire à tout citoyen de sortir du territoire. Une telle législation pourrait bien être mise en place demain en Russie. Sous l’Union soviétique, les deux problèmes auxquels se confrontaient les juifs étaient l’impossibilité de mener une vie juive – ils n’en avaient pas le droit – et les restrictions de la liberté de mouvement. Après la fin de l’URSS, ces interdictions ont été levées et on a pu parler d’une vie juive active et d’un avenir pour les juifs. Au moment où l’un de ces droits fondamentaux est remis en question, l’édifice tout entier se met à trembler.

Vous êtes très inquiet pour l’avenir des juifs en Russie…

Très inquiet, effectivement. Il est de plus en plus difficile pour les juifs de sortir du pays. Et puis ne l’oublions pas, il y a l’histoire difficile de la Russie avec les juifs. Sous les tsars, pendant le communisme, sous Staline… il y a des précédents. On craint le retour de ces temps-là.

Justement, le ministère russe de la Justice vient d’ordonner à l’Agence juive de cesser toutes ses activités en Russie.

Il ne fait aucun doute que nous avançons vers une nouvelle ère soviétique. À cette époque, le processus d’immigration était entre les mains de diplomates affiliés à l’ambassade d’Israël. Ce sera de nouveau le cas maintenant et à condition que les relations entre Israël et la Fédération de Russie continuent d’exister.

Et le chef de la diplomatie soviétique, Sergueï Lavrov, a comparé le président ukrainien Zelensky à Hitler et accusé les juifs d’être responsables de l’antisémitisme…

Tout de suite après ces propos, on m’a signalé qu’il y avait, sur les réseaux sociaux, une véritable avalanche d’attaques antisémites. Pourquoi ? Eh bien, quand on sait qu’en Russie rien ne se passe sans l’aval d’en haut, ce fut le signal envoyé à des millions de gens que l’antisémitisme était de nouveau acceptable. Peu après, Vladimir Poutine et Naftali Bennett, alors Premier ministre israélien, se sont parlé au téléphone. En Israël, les médias ont rapporté que le président russe s’était excusé mais en Russie même, les médias n’en ont rien dit. Si déjà on aborde ce sujet, laissez-moi vous dire que la sécurité de la communauté juive russe a beaucoup à voir avec l’état des relations entre Israël et la Russie.

C’est-à-dire ?

Depuis 2014, il y a une nouvelle politique russe contre le monde occidental, l’Europe, les États-Unis. Dans cette avalanche d’attaques anti-occidentales, l’antisémitisme n’était pas présent. Même dans les mois qui ont précédé la guerre, alors qu’on assistait à une véritable détérioration des relations avec l’UE et les États-Unis, celles avec Israël restaient bonnes. En revanche, depuis le début du conflit, on constate un certain changement. La sympathie de la population israélienne va aux victimes, à l’Ukraine, même si les intérêts politiques d’Israël se portent d’abord sur la situation en Syrie et la communauté juive de Russie.