A Pithiviers, un lieu pour «comprendre les rouages» de la déportation des juifs

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En 1942, plus de 8 000 juifs furent déportés vers Auschwitz depuis la gare de Pithiviers dans le Loiret, aujourd’hui réhabilitée en musée. Inauguré ce dimanche par Emmanuel Macron à l’occasion des quatre-vingts ans de la rafle du Vél d’Hiv, le mémorial est un aboutissement pour les historiens, même bien tardif.

Hélène Wajcman-Zytnicki avait 10 ans le 16 juillet 1942. Ce jour-là, la petite fille est arrêtée par la police parisienne dans l’appartement familial de la rue Petit, dans le XIXe arrondissement. Un autobus la conduit au Vélodrome d’Hiver, dans le XVe arrondissement, une «marmite assourdissante» dira-t-elle, où 8 160 juifs ont été parqués. Avec sa mère, Hélène est transférée quatre jours plus tard dans le camp d’internement de Beaune-la-Rolande, dans le Loiret. Elle y endure les poux et les habits poisseux. Puis la séparation, brutale. Le 7 août, sa mère fait partie des 1 073 noms du convoi numéro 16, à destination d’Auschwitz. Hélène, elle, sera envoyée à Drancy, au nord de Paris. Elle échappera miraculeusement aux camps de la mort.

Son histoire, la rescapée la raconte inlassablement. Son visage apparaît dans un film de témoignages projeté sur les murs du nouveau musée de la gare de Pithiviers. L’endroit, transformé en lieu de mémoire et d’histoire, doit être inauguré ce dimanche par Emmanuel Macron, à l’occasion des commémorations du quatre-vingtième anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv. «Cette gare a été un rouage dans l’arrivée des juifs dans le département, dans leur internement dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, puis dans leur déportation», raconte Olivier Lalieu, historien au mémorial de la Shoah.

Serge Klarsfeld, passeur de mémoire

L’histoire de ce lieu muet et délabré, qui fut ouvert en 1872 par la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, doit beaucoup à Serge Klarsfeld. En 2013, le président de l’association des Fils et filles de déportés juifs de France apprend la mise en vente de la gare par la SNCF. Impensable, répond ce militant infatigable de la mémoire qui, avec son épouse Beate, a consacré sa vie à dénoncer l’impunité des criminels nazis. A Drancy, un autre camp d’internement français en Seine-Saint-Denis, il a entendu François Hollande parler un an plus tôt d’un «crime abominable» mais aussi d’un «symbole, la mémoire nationale». Plaidant «l’importance historique» de la gare du Loiret, Klarsfeld convainc la SNCF d’annuler la cession.

En mai 2017, un accord est signé entre la compagnie ferroviaire et le mémorial de la Shoah. Le projet d’un lieu de mémoire est lancé. Cinq ans plus tard, un bâtiment rénové de 400 m² s’apprête à ouvrir ses portes. Une exposition permanente, des documents d’archives, des films et des témoignages éclaireront le public sur le rôle des gares de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande dans l’internement et la déportation des juifs de France. L’aboutissement d’un long défrichage d’une mémoire oubliée, explique Annaïg Lefeuvre, responsable du Centre d’étude et de recherche sur les camps d’internement du Loiret (Cercil) et du Musée mémorial des enfants du Vél d’Hiv, à Orléans. «Nous n’avions pas de lieu témoignant de cette histoire, explique l’anthropologue de formation. Ce lieu de mémoire va réinscrire ce récit dans un endroit précis, en permettant de comprendre les rouages de la déportation, avec l’arrivée des femmes, des enfants, etc. Cette histoire des camps du Loiret s’arrime au génocide en Europe.» Et au rôle du régime de Vichy dans celui-ci.

Des enfants déportés dès juin 1942

Octobre 1940. Le régime collaborationniste français adopte une loi sur «les ressortissants étrangers de race juive» permettant l’internement des juifs étrangers. Après les persécutions, l’internement et la déportation s’enclenchent. Le 14 mai 1941, plus de 3 700 juifs étrangers sont arrêtés dans la capitale par la police française, lors d’une vaste opération alors présentée comme un banal contrôle d’identité. Munis d’un billet de couleur verte de convocation, des juifs polonais, tchèques ou apatrides sont parqués au gymnase Japy, dans le XIe arrondissement. Un piège. C’est la première grande rafle de juifs orchestrée par Vichy en zone occupée.

Ces hommes sont alors internés à Pithiviers et Beaune-la-Rolande, deux anciens camps destinés à accueillir les réfugiés et les prisonniers de guerre. Au total, entre 1941 et 1943, 16 000 juifs, dont 4 700 enfants, y seront emprisonnés. Plus de 8 100 seront déportés directement à destination d’Auschwitz-Birkenau, en huit convois. Les deux premiers partirent les 25 et 28 juin 1942. Seize enfants seront présents dans le dernier, le convoi 5. La plus jeune, Cywja Borowski, née en Pologne, avait 16 ans.

Avec ces deux convois, l’administration vide les camps du Loiret. Il faut alors faire de la place car à Paris, une entreprise administrative et logistique funeste se met en branle. Les occupants nazis réclament l’arrestation de 40 000 juifs. Vichy accepte et prépare le coup de filet. Les 16 et 17 juillet 1942, plus de 13 000 seront entassés dans la grande enceinte sportive du Vél d’Hiv. A partir du 19, des familles sont envoyées dans le Loiret. Peu avant, Pierre Laval, chef du gouvernement, avait proposé aux Allemands de déporter aussi les enfants. Un télégramme est envoyé à Berlin mais «dans le Loiret, rien n’a été préparé pour accueillir une telle masse de gens et surtout d’enfants», souligne Hélène Mouchard-Zay, fille de l’ancien ministre du Front populaire Jean Zay, assassiné par la Milice en 1944, fondatrice et ancienne directrice du Cercil. Les maladies se développent, la faim est terrible. Les familles s’entassent dans des baraquements, dorment sur des châlits remplis de paille.

«Cet été 1942 a été terrible»

Les archives du Loiret ont conservé un plan du camp de Beaune-la-Rolande, daté de 1942. Les traits de crayon dessinent une quinzaine de baraquements, des «coiffeurs», une «synagogue», une «cuisine en construction». Et des barbelés, des guérites, des projecteurs et des miradors. Douaniers et gendarmes sont alors chargés de la sécurité des lieux. A Pithiviers, un inspecteur des Renseignements généraux est également chargé de faire remonter des informations à Paris.

En juillet et août 1942, huit convois déportent les adultes vers les camps d’extermination et de concentration. Le 13 août, Berlin autorise la déportation des enfants proposée par Vichy. «Là, arrive le pire, raconte Hélène Mouchard-Zay. Les rares témoignages recueillis décrivent des scènes de détresse absolue.» Plus de 3 000 enfants restent alors seuls dans les camps de Beaune et Pithiviers. Quelques infirmières s’en occupent. Parmi elles, Micheline Cahen-Bellair, alors assistante sociale à la préfecture de police de Paris. «Nous n’avions aucun moyen, que le réconfort moral», dira-t-elle des années plus tard. Cinq enfants meurent à Pithiviers. Tous sont envoyés à Drancy à partir du 15 août, où ils sont mélangés avec des adultes. «Leurs parents, eux, sont déjà morts», dit la fondatrice du Cercil. De rares enfants parviennent à éviter les convois. Comme Annette Muller, 9 ans en 1942. Ou Joseph Weismann, 11 ans à l’époque, qui s’échappe lors de la séparation avec ses parents, au milieu de l’été. «Cet été 1942 a été terrible…» souffle Hélène Mouchard-Zay.

«La mémoire nationale vivait ce passé qui ne passe pas»

Que reste-t-il de cette mémoire, hormis de rares témoignages des réchappés ? «Dès 1946, une poignée de rescapés et leurs familles organisent des premières commémorations près des camps. Elles se poursuivront sans discontinuer», relate Olivier Lalieu. Reste que cette mémoire est partielle, comme oblitérée. Les baraquements du Loiret sont mis aux enchères dès 1947. En 1956, la seule image floutée de Nuit et brouillardle film d’Alain Resnais sur la Shoah, est celle d’un képi d’un gendarme français surveillant le camp de Pithiviers. Des plaques commémoratives, imprécises, sont apposées çà et là. Elles ne mentionnent pas de chiffres, n’indiquent pas la destination des convois et, surtout, taisent la responsabilité de l’Etat français dans ces déportations. «La mémoire nationale vivait ce passé qui ne passe pas», confirme Annaïg Lefeuvre, en référence à l’ouvrage homonyme de l’historien Henry Rousso, publié en 1994.

Dans les années 90, les souvenirs ressurgissent. Le livre du journaliste Eric Conan, Sans oublier les enfants. Les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, met en lumière cette histoire passée sous silence. L’ouvrage est tiré d’un article publié dans l’Express sur ce «crime oublié». Le papier provoque un retentissement important. Les grandes lignes sont débroussaillées, ne reste plus alors qu’à se plonger dans les archives départementales, recueillir les témoignages, fouiller les vieilles bibliothèques familiales.

En 1991, Hélène Mouchard-Zay créée le Cercil. L’ancienne prof de lettres trouve dans l’histoire de ces camps un écho à son récit personnel. «Une espèce d’urgence m’a saisie. Il fallait sortir de l’oubli cette histoire», dit-elle. A Orléans, le musée des enfants du Vél d’Hiv ouvre ses portes en 2011«Quand on voit d’où l’on vient… Un chemin considérable a été parcouru», se réjouit sa fondatrice.

«L’antisémitisme rôde encore»

Au sommet de l’Etat, le chemin de la reconnaissance fut également tardif. Le 14 juillet 1992, François Mitterrand implorait de ne pas trop demander de «compte» à «la République». «Elle a fait ce qu’elle devait.» Surtout, soutenait l’ancien président, elle n’était pas, en 1942, l’Etat français – qui lui était à Vichy. Que pouvait dire d’autre celui qui, jusqu’à sa mort, assuma ses fidélités sulfureuses avec d’anciens collabos, de Jean-Paul Martin, haut fonctionnaire qui participa aux arrestations de l’été 1942 à Yves Cazaux, fidèle préfet de Pétain recruté comme conseiller par Mitterrand, sans oublier Bousquet, le responsable du Vél d’Hiv.

Il faut attendre 1995 et le discours de Jacques Chirac reconnaissant pour la première fois que la «folie criminelle de l’occupant a été […] secondée par des Français, par l’Etat français» pour qu’une page se tourne. La mémoire a été restaurée et les responsabilités assumées mais 27 ans plus tard, «la France a changé», souffle un conseiller de l’exécutif. A Avignon, fin juin, une fresque aux relents antisémites représentant Jacques Attali en marionnettiste du chef de l’Etat a provoqué l’indignation. «L’antisémitisme rôde encore, et parfois de manière insidieuse», dit-on aujourd’hui à l’Elysée. Dimanche, à Pithiviers, quatre-vingts ans après la rafle de l’été 1942, parce que, «hélas, la société française n’en a pas fini avec l’antisémitisme», ni non plus avec «un nouveau type de révisionnisme», Emmanuel Macron prononcera donc un discours «offensif».

par Victor Boiteau