Le siècle de Lisette: hommage posthume à une rescapée d’Auschwitz

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Lisette Abouth allait avoir 100 ans. Survivante d’Auschwitz où elle avait été repérée par Mengele pour subir des expériences médicales, elle avait témoigné plusieurs fois pour qu’on n’oublie pas. Elle est morte le mois dernier.

Lisette Abouth, née Cohen, aurait eu 100 ans en octobre. Survivante d’Auschwitz, elle conjura toute sa vie l’abîme et les ténèbres pour reconstruire un monde défait. Elle était née en 1922, quelques années à peine après l’arrivée de ses parents venus d’Istanbul. Sur de vieilles photographies, on voit son grand-père, Nissim Cohen, avec un fez ottoman puis un chapeau melon à la mode parisienne : l’antisémitisme diffus dans la nouvelle Turquie kémaliste et la crise économique de l’après Première Guerre mondiale poussèrent de nombres juifs turcs à s’exiler. Pour la famille Cohen, issue du monde judéo-espagnol, ottoman et méditerranéen, cet exil prit la forme d’un nouveau départ vers la France des Lumières, terre d’accueil pour tous les juifs d’Europe. Il y avait à l’époque, autour de la place Voltaire à Paris, tout près de la Bastille, un quartier qu’Annie Benveniste a appelé le Bosphore à la Roquette : des juifs de Turquie et de Grèce s’étaient installés dans toutes les rues du quartier. Le gros de l’économie tournait autour des vêtements, des linges de maison et du commerce du textile à bas prix, connu dans tout Paris. L’oncle de Lisette tenait une grande boutique rue Sedaine qui employait les membres de la famille.

Entre deux cultures

Comme de nombreux jeunes de son époque, Lisette a grandi entre deux cultures. A la maison et dans tout le quartier, on parlait le judéo-espagnol, on mangeait la cuisine de Salonique et de la Corne d’Or, aux saveurs de raisons secs, d’épices et d’aubergines. A Constantinople, les ancêtres de Lisette étaient borekadji, fabricants de borekas, ces feuilletés aux légumes ou à la viande. Mais Lisette était aussi une jeune femme de France : scolarisée dans les écoles publiques du XIe arrondissement, elle ressemblait à tous les jeunes titis de Paris. On jouait aux cartes dans les bistrots du quartier, on flirtait dans les fêtes du bord de Marne et on s’amusait en vacances au Tréport et à Mers-les-Bains.

Au début de l’Occupation, Lisette et ses proches restent incrédules : certains s’enregistrent aussitôt, d’autres tentent de se cacher. Après l’arrestation de son frère et de son oncle en août 1941, les visites à Drancy pour leur faire passer des messages et les apercevoir avant leur départ vers l’inconnu, la famille de Lisette décide de se cacher. Grâce à l’aide de la concierge de leur immeuble, ils se réfugient à Nesles-la-Vallée dans le Val-d’Oise et ils prennent de fausses identités. Au printemps 1944, la mère de Lisette souffre des dents et doit se rendre à Paris. Cela s’est joué à rien. Le jour où ils déjeunaient au restaurant Le Bosphore, rue de la Roquette, une vaste rafle est organisée dans le quartier : le 5 mai 1944, plus de quarante juifs, judéo-espagnols pour la plupart, furent arrêtés, dont Lisette et ses deux parents. Ils sont déportés vers Auschwitz par l’un des tout derniers convois, parti de Drancy le 20 mai. Son frère Albert parvient à s’enfuir et rentre dans la Résistance, à Lyon, au sein des Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée, les FTP-MOI. Lisette se retrouve dans le camp d’Auschwitz avec sa mère, séparée de son père qui est assassiné dès son arrivée. L’état physique de Lisette se dégrade fortement alors qu’une épidémie de typhus ravage le camp. Elle est sélectionnée pour la chambre à gaz, repérée par Josef Mengele, le médecin SS du camp, retenue pour subir des expériences médicales sur les yeux. A son retour, un médecin français constate qu’elle a subi des dizaines d’interventions sur les yeux. Dans ses souvenirs, cette période reste suspendue et elle n’évoqua jamais les souffrances physiques dont elle fut victime.

Courage immense

En janvier 1945, le camp d’Auschwitz est évacué et tous les déportés sont entraînés dans les «marches de la mort» dévastatrices : Lisette retrouve sa mère au camp de Bergen-Belsen, vaste mouroir où convergent tous les déportés des camps. Elle meurt dans ses bras. Le 15 avril 1945, le camp est libéré par l’armée britannique et Lisette est soignée plusieurs mois dans un hôpital spécial dédié aux malades du typhus. Elle est rapatriée en France, le 5 juin 1945, et transportée à l’Hôtel Lutetia : elle ne pèse alors plus que 21 kilos. Soignée par sa famille, elle est ensuite accueillie à Niort et prise en charge par un couple qui tient une boulangerie.

Quelques mois plus tard, elle retrouve Dario Abouth, qu’elle avait rencontré avant sa déportation : considéré comme ressortissant turc, il avait bénéficié des accords entre la Turquie et l’Allemagne d’Hitler. Rapatrié à Istanbul avec sa famille et d’autres juifs de Paris, il traverse en train l’Europe en guerre en avril 1944. Ces retrouvailles heureuses restent gravées dans les mémoires et marquent le début d’une nouvelle histoire : une fille naît en 1947 mais dans des conditions difficiles, son médecin interdit toute nouvelle grossesse. La vie cependant vient de prendre sa revanche. Sur une photographie, on peut voir Lisette vendre des bas sur un marché en Bretagne au début des années 1950 : avec Dario, ils travaillent comme marchands ambulants, et font commerce de sous-vêtements et de linges de maison sur tous les marchés et les foires de France. Dario avait «la classe […], il aurait pu vendre des enclumes à tout un auditoire féminin», raconte leur ami Robert Franco. Il fallait un courage immense pour affronter le monde à nouveau. Dario et Lisette tentèrent leur chance en Israël mais la guerre du Kippour en 1973 brise leurs espoirs et ils reviennent en France : «Deux guerres, c’était trop ! Nous n’avons pas supporté.» Lisette livra plusieurs fois son témoignage pour se souvenir de son histoire, de ses parents et de son frère disparus et de tous ceux qui ne sont pas revenus et qui emportèrent avec eux une part du monde judéo-espagnol, décimé en France ou en Grèce. La vie de Lisette nous inspire : elle était forte et généreuse, elle était fragile et lucide, elle était discrète et si présente.

Annie Benveniste, Le Bosphore à la Roquette. La communauté judéo-espagnole à Paris, 1914-1940, L’Harmattan, 1989, 184 p.

Muestros Dezaparesidos (dir.), Mémorial des judéo-Espagnols déportés de France, Association Muestros Dezaparesidos, 2019, 719 p.

Ilsen About, Arnaud Nemet, «Fuyte de la ora mala biviras mil anyos [“Fuis les tourments, et tu vivras mille ans”]. L’histoire de Lisette Cohen-Abouth», Kaminando i Avlando, n° 42, 2022.

par Ilsen About, Historien, chargé de recherche au CNRS

Source liberation