L’antisémitisme européen a dopé la recherche médicale aux États-Unis

Abonnez-vous à la newsletter

Notre étude sur l’immigration médico-scientifique aux États-Unis le montre : l’antisémitisme exacerbé par les pogroms, le nazisme et le fascisme a entraîné l’immigration des Juifs européens et promu le développement scientifique des États-Unis.

Une carte blanche de Jean-Louis Michaux et Émilie Michaux, respectivement professeur émérite, Académie nationale de médecine, et doctorante à la faculté de droit et criminologie à la KULeuven.

Amis lecteurs, vous qui portez un intérêt à ce sujet tant historique que scientifique, je souhaiterais, à titre introductif, vous exposer le cheminement de ces recherches qui ont conduit à apporter un éclairage original à cette migration médico-scientifique vers les États-Unis.

Depuis de nombreuses années, membre actif du comité du dictionnaire médical de l’Académie nationale de médecine, je m’intéresse à différents aspects de la rédaction des articles repris dans celui-ci. Dans le dictionnaire médical, 64 294 termes médicaux sont définis ; pour certains d’entre eux est adjointe une courte biographie des auteurs associés à la description originale de l’affection. Le dictionnaire énumère près de huit mille noms d’auteurs de toutes nationalités. En consultant le dictionnaire médical à des fins professionnelles et de recherche, je me suis rendu compte que l’information sur les auteurs était souvent incomplète et inexacte. Cela m’a conduit à corriger et adapter les biographies des auteurs sur la base d’informations accessibles au public dans différentes sources.

Mille cinq cents biographies

  1. le premier rassemble les personnes adultes qui ont émigré de leur propre décision – ces « Émigrés » sont 344
  2. le deuxième réunit les descendants de première génération d’immigrés – ces « Descendants d’immigrés » sont 179
  3. le troisième, enfin, comprend les « Américains de souche » – ils sont 961

Pour l’ensemble des auteurs de cette étude, nous avons colligé le lieu et la date de naissance, la date de diplôme de docteur en médecine, MD, pour les médecins, de PhD pour les scientifiques d’autres disciplines, leur titre académique, clinique et de recherches, le lieu de leur activité principale, l’appartenance à des sociétés scientifiques honorifiques américaines et aussi l’élection à un prix Nobel. Nous avons également précisé leur appartenance au judaïsme. Cette étude a cherché à connaître et à préciser l’origine et la période d’immigration.

Trois groupes

Synthétisons les principales caractéristiques de ces différents groupes :

  1. Les « Émigrés », essentiellement masculins (93 %), sont arrivés aux États-Unis dans une période prépondérante entre 1930 et 1960, venant majoritairement d’Europe (81 %). Ces 344 sujets avaient une moyenne d’âge de 32 ans et la plupart avaient déjà obtenu un diplôme universitaire. La majorité des « Émigrés », (71,4 %) ont embrassé une carrière académique dans une université américaine. Soixante et un « Émigrés » (18 %) sont détenteurs d’un titre académique honorifique dont 39 ont été honorés d’un prix Nobel. Près d’un tiers (31,1 %) de ces « Émigrés » étaient de confession ou de descendance juive.
  2. Les « Descendants d’immigrés » sont en grande majorité (96 %) de sexe masculin. L’immigration de leurs parents se situe principalement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Leur région d’origine est presque exclusivement européenne. Deux tiers des 179 « Descendants d’immigrés » sont nés aux États-Unis. Les trois quarts ont embrassé une carrière académique, la plupart comme full professor. Soixante-quatre de ces « Descendants » (36 %) sont détenteurs d’un titre académique honorifique et 30 ont reçu un prix Nobel. Plus de la moitié de ces « Descendants » (56.4 %) sont de confession ou d’ascendance juive.
  3. Les « Américains de souche » comprennent tous les sujets de nationalité américaine vivant aux États-Unis depuis au moins deux générations ; ici aussi ces 961 de ces « Américains » sont majoritairement (95 %) de sexe masculin. Leur date de naissance s’étale de 1840 à 1968. Les trois quarts ont suivi une carrière académique. Cent septante (18,5 %) sont titulaires d’un grade scientifique honorifique parmi lesquels 70 sont honorés d’un prix Nobel. Quatre-vingt-cinq (soit 8,8 %) sont de confession ou d’ascendance juive.

Deux vagues migratoires

Des conclusions originales et intéressantes sont ressorties de cette étude. Tout d’abord nous avons observé que les scientifiques médicaux sont arrivés aux États-Unis au cours de deux vagues migratoires : une première à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ; une deuxième durant les années qui entourent la Seconde Guerre mondiale, principalement d’Europe de l’Ouest. L’immigration lors de la première vague migratoire est constituée principalement de Juifs poursuivis par les pogroms menés par l’Empire russe et certains pays de l’Est (Ukraine, Biélorusse, Lituanie, Galicie, Pologne) entre 1880 et 1920. L’immigration en provenance d’Europe de l’Ouest (Allemagne, Autriche, Tchécoslovaquie) qui s’est concentrée dans la décennie 1930, a été fomentée par l’antisémitisme soulevé par le nazisme. C’est au cours de cette même période que le fascisme a poursuivi les Juifs en Italie.

Concernant la date de migration, nos résultats peuvent différer légèrement des conclusions d’autres chercheurs. En effet, l’immigration des migrants s’est souvent déroulée en plusieurs étapes et s’est poursuivie durant plusieurs années ou décennies. Après avoir quitté leur pays de naissance, ils ont souvent fait une ou plusieurs escales avant d’arriver aux États-Unis, que ce soit par l’hébergement dans certaines démocraties européennes, la France, le Royaume-Uni, soit par des pays lointains d’Afrique du Sud ou d’Amérique du Sud, soit du Canada. Ce périple dure souvent plusieurs années. Ainsi la date d’arrivée aux États-Unis ne correspond pas à la date de départ de leur pays.

Un bénéfice économique aussi

En outre, la recherche actuelle confirme que les États-Unis ont grandement bénéficié économiquement de cette migration. L’exode juif vers l’Occident a contribué à la recherche médicale aux États-Unis. Notre étude a démontré que, en particulier, le groupe de scientifiques médicaux dont les parents ont émigré aux États-Unis au cours des grandes vagues migratoires de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (principalement composées de Juifs) atteint un degré d’excellence médico-scientifique supérieure à celui des Américains de souche. Celle-ci fut fructueuse et reconnue par l’obtention de responsabilité élevée dans des institutions de grande renommée, par la gratification de plusieurs titres honorifiques et surtout par l’attribution de nombreux prix Nobel. Un chiffre marque les esprits : plus d’un Juif sur cinq repris dans cette étude – soit 21 % – est honoré par l’obtention d’un prix Nobel et ils sont majoritairement d’origine européenne.

Notre étude permet de conclure que l’antisémitisme exacerbé par le pogrom, le nazisme et le fascisme a entraîné l’immigration des Juifs européens et promu le développement scientifique des États-Unis durant le XXe siècle.

>>> Lire « L’immigration médico-scientifique aux États-Unis durant le XXe siècle », in « Bulletin de l’Académie nationale de médecine » 2022 juin ; 206 (6) : sous presse

Source lalibre