EHL, la « business school » trois étoiles

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Plus qu’une école hôtelière, l’EHL de Lausanne est une grande école de commerce qui forme les futurs dirigeants de l’industrie du luxe.

Ils taillent des légumes en julienne en surveillant d’un œil la cuisson d’une pièce de viande. Michel Magada passe d’un plan de travail à l’autre et prodigue ses conseils. Formé chez Alain Senderens, au Lucas Carton, ce spécialiste du design culinaire a demandé aux étudiants de revisiter un classique de la gastronomie suisse, le veau à la zurichoise. Il ne leur a donné que cette consigne : « Soyez inventifs ! Si c’est immangeable, c’est pas grave. » Nous sommes bien dans une cuisine, mais ceci n’est pas un cours de cuisine ; de même nous nous trouvons dans une école hôtelière qui n’en est pas vraiment une. « Vous assistez à un cours de management », assure le chef Magada. « Nous faisons de la R & D (recherche et développement), de la cuisine en éprouvette avec des étudiants qui ne seront jamais cuisiniers. Ce que je leur demande, c’est de faire preuve d’audace, de prendre des risques et d’être capables de travailler en équipe. » 

Nathalie, étudiante suisse de l’année préparatoire (AP) au bachelor, sait que ce n’est pas sur la texture ou les qualités gustatives de ses brochettes de veau aux gnocchi qu’elle sera jugée. « A-t-elle vraiment essayé des choses ? Appris de ses erreurs ? Recommencé sans que j’aie à lui demander ? Aidé ses collègues ? Voilà ce que j’évaluerai. Je regarderai aussi si elle a bien nettoyé son matériel », précise le chef.

Bienvenue à l’École hôtelière de Lausanne, rebaptisée « EHL Hospitality Business School » il y a quelques mois, et sacrée pour la quatrième année consécutive meilleure école au monde de sa catégorie au classement mondial des universités QS. Elle accueille 3 000 étudiants de 120 nationalités (18 % de Français) se côtoyant sur ce campus à l’américaine doté de cinq restaurants d’application (dont un étoilé Michelin, nous y reviendrons), d’espaces de travail luxueux et de laboratoires ultramodernes. De nouvelles résidences étudiantes, une piscine, un potager pédagogique, une piste d’athlétisme et une cuisine de démonstration seront inaugurés le 8 juillet, doublant la surface des installations (160 000 m2 à terme).

Relation client

Tous ici vous le diront : cette institution fondée en 1893 sur les bords du lac Léman, qui a migré en 1975 sur les hauteurs de la ville, est beaucoup plus qu’une école hôtelière, c’est une grande école de commerce dévolue au luxe, aux services haut de gamme et à la relation client. Moins d’un étudiant sur deux, une fois diplômé, s’orientera vers l’industrie hôtelière. Les autres seront banquiers d’affaires, consultants, chefs de produit dans la haute joaillerie, entrepreneurs, négociants en vins ou guest relation manageur dans une compagnie aérienne – la plupart des cours se font ici en anglais, les anglicismes y sont légion.

« Nos étudiants ont des trajectoires professionnelles très variées. On ne forme pas des cuisiniers ou des maîtres d’hôtel mais des manageurs », insiste Juan F. Perellon, docteur en sciences politiques et directeur académique du groupe EHL (l’école dispose de deux antennes à Singapour et dans les Grisons). « Nous enseignons les mêmes matières qu’à Harvard ou HEC mais en nous appuyant sur le savoir-faire de l’hôtellerie de luxe, qui constitue l’ADN de l’école. Aucune autre activité ne consacre autant de temps et d’attention à ses clients ; le palace est un objet d’études fantastique pour comprendre ses besoins et les anticiper, détaille Florent Girardin, chargé du cours sur le marketing des marques de luxe. Les codes du luxe ne s’apprennent pas dans les livres, ils s’acquièrent avec l’expérience. Nos étudiants développent un sens du service où chaque détail compte, où aucune erreur n’est permise. Qu’il s’agisse de vendre une parure de bijoux, une suite dans un palace ou une place en business class, les compétences acquises pourront s’appliquer dans de nombreux secteurs. »

Diplômée de l’école en 2011, Laura Smadja, directrice du marketing Europe chez le bijoutier italien Pomellato, rêvait de travailler dans le luxe. « Lors de mes entretiens, certains recruteurs parcouraient mon CV avec un sourcil un peu relevé. Mais l’approche du client que j’avais déjà, du haut de mes 21 ans, a fait la différence », se félicite-t-elle.

Subalterne

Avant d’aborder les matières académiques (finance, macroéconomie, influence et leadership, responsabilité sociale de l’entreprise…), les étudiants de l’année préparatoire, reconnaissables à leur tenue grise et à leur foulard ou cravate turquoise, vont se frotter durant six mois aux réalités du terrain. Puis ils partiront en stage pour occuper durant un semestre un poste subalterne (valet de chambre, commis de salle, réceptionniste…) dans un hôtel ou un restaurant. Une semaine à la plonge, une autre à la boulangerie, une troisième à faire des lits et récurer des salles de bain…

Dire que ces étudiants triés sur le volet sont élevés à la dure serait excessif. Au moins seront-ils passés aux travaux pratiques dans douze ateliers, où ils seront jugés sur leur tenue, leur ponctualité, le respect du staff et du matériel, leur engagement. Dans ce premier temps de la formation, les social skills (les compétences sociales, le savoir-être, dans le jargon de la maison) l’emporteront sur tout le reste. « Quand on est à la tête d’un palace, il faut tout connaître. L’hôtellerie, c’est d’abord de l’humain, des clients et du personnel », témoigne Yasmina Daki, étudiante helvético-marocaine rencontrée au laboratoire de pâtisserie.

Mené par Julien Boutonnet, Meilleur Ouvrier de France (l’école emploie six MOF, la 2e meilleure réceptionniste au monde et le meilleur sommelier d’Italie 2018), cet atelier fournit en entremets et chocolat les boutiques, bars et restaurants de l’école… « Mon but n’est pas de leur enseigner la recette de la crème pâtissière mais de leur montrer comment on travaille et quelles sont nos contraintes », souligne cet enseignant. « Le jour où je dirigerai mon palace, je considérerai ces artisans avec respect », promet Yasmina en s’essayant à l’enrobage de bonbons pralinés.

Saké et baiju

Rendez-vous un étage plus bas au cours de mixologie de Frédéric Girodon. Devant chaque étudiant, un plateau de cinq petits verres remplis d’un mystérieux breuvage. « Peu de gens savent distinguer un saké d’un baiju, un scotch d’un whisky japonais. C’est le but de cet exercice », annonce cet ancien directeur d’hôtel, spécialiste des cigares et des spiritueux. « À 11 heures du matin, ça pique un peu mais c’est sympa », commente en souriant Mathias, qui se prête de bonne grâce à ce blind test à 40°. Il obtiendra un 5/5. Cravate à pois et boutons de manchette, cet étudiant foncièrement sympathique se présente comme « l’un des 300 cousins de la onzième génération des Villeroy et Boch – branche luxembourgeoise », précise-t-il.

Mathias sort d’une session de cinq jours de plonge, un peu essoré mais pas traumatisé pour autant. « Dans l’entreprise familiale, on fonctionne à la méritocratie. C’est pareil ici, où l’on nous apprend l’humilité. Il est facile de décréter qu’une femme d’étage pourra passer d’une cadence de deux à trois chambres par heure. Quand vous les avez faites vous-même, ne serait-ce qu’une fois dans votre vie, vous réalisez que c’est plus compliqué. »« Il est important que nos étudiants comprennent notre travail, que ce n’est pas simple de porter un plateau. Un bon manageur sait ce que les gens vivent sur le terrain », estime Priska Cedileau, professeure de service au Bistrot, qui assure chaque jour 100 couverts dans le grand patio de l’école.

Aristocratie

« Je n’ai pas appris à cuisinier à l’EHL, mon mari pourrait vous le dire ! Mais je sais comment marche une brigade, ce qu’un chef a dans la tête », confirme avec humour Nathalie Seiler-Hayez. Ancienne élève de l’école, elle est revenue à Lausanne pour diriger Le Beau-Rivage, sans doute l’un des plus beaux hôtels du monde, après avoir bourlingué à New York, Londres et Paris. C’est dans une aile de cette somptueuse construction d’inspiration néobaroque (vue imprenable sur le lac) que son lointain prédécesseur, Jacques Tschumi, fonda l’École hôtelière de Lausanne, il y a cent vingt-neuf ans, pour former le personnel dont il avait besoin pour son palace où se pressait toute l’aristocratie européenne de l’époque.

« Quand vous dirigez un établissement comme celui-ci, vous devez comprendre l’environnement et, surtout, deviner en permanence les attentes d’une clientèle exigeante, atteste Nathalie Seiler-Hayez. Dans un palace, mais ça vaut aussi pour les autres branches du luxe, il y a une discipline, un savoir-être, des codes… L’école enseigne d’abord ça et elle est la seule au monde à le faire. » Florent Girardin, le professeur de marketing, l’a théorisé sous le terme de « centricité » : cette capacité à faire passer constamment le client au premier plan. « La grande erreur que commettent beaucoup de firmes est de se centrer sur le produit, sa technologie, la marge financière… J’y vois une forme de myopie. Qu’attend le client ? C’est la seule question qui vaille ; y répondre implique d’être connecté émotionnellement avec lui, d’être capable de lui faire vivre des expériences uniques. Telle est notre philosophie, c’est pourquoi nos étudiants sont si recherchés. »

Nathalie Seiler-Hayez exprime un petit regret : « Beaucoup de jeunes se détournent de l’hôtellerie sitôt diplômés et c’est dommage, car nous faisons un métier très fun. À nous de le rendre plus désirable pour attirer les talents. » Lui y est resté et n’a pas eu à le regretter. Après un tour du monde, Vincent Billiard (promo 2002) dirige à 41 ans le mythique Crillon, le palace parisien de la place de la Concorde. Aux Ambassadeurs, le bar de son hôtel, il raconte cette école qui l’a « fait grandir » : « Un enseignement exceptionnel, une super-carte de visite et un réseau d’une puissance incroyable (30 000 anciens regroupés en association, les alumni) », vante-t-il.

Personnage

« Inutile d’essayer de tricher… Un jour ou l’autre, vous le croiserez », remarque en souriant Laura Cosneau, étudiante de quatrième année. « Lui », c’est Christophe Laurent. La soixantaine fringante, de faux airs de Kojac, « M. Laurent » est « ambassadeur des valeurs » à l’EHL. « Je suis le seul sur cette terre à pouvoir prétendre à ce titre alors qu’il y a deux papes », plaisante ce Meilleur Ouvrier de Grande-Bretagne (arts de la table), qui, murmure-t-on ici, a ses entrées à Buckingham. Le personnage le plus connu – le plus redouté, aussi – de l’école. Cet œil d’aigle voit tout et sait tout sur tout. Sa devise ? « Vous n’aurez pas une seconde chance pour faire bonne impression. » Gardien de l’élégance et du savoir-vivre, il veille au respect de la tenue vestimentaire et des règles en vigueur dans la maison. « Je papillonne, j’observe, je contrôle, j’explique, j’encourage et je sanctionne », résume-t-il, se présentant à la fois comme « un policier et une assistante sociale ».

Une fesse posée sur un rebord de table, un éclat de voix intempestif, un rouge à lèvres trop vif et c’est la remontrance assurée. Selon la gravité de l’écart, M. Laurent brandira son carton jaune (il en a toujours un dans la poche de son costume, d’une coupe au demeurant impeccable) ou gratifiera le fautif d’une petite carte sur laquelle il est écrit : « Today, your professionnal apparence is not in line with EHL values » (« Aujourd’hui, votre image n’est pas conforme aux valeurs de l’EHL »). « Je m’assure que les gens qui étudient et travaillent ici se comportent bien. » Dans la maison depuis vingt-cinq ans, M. Laurent a eu le temps de roder ses formules : « Une valeur n’a aucune valeur si elle ne s’incarne pas dans un comportement. » Quelles sont ces valeurs ? Il en voit cinq : « L’excellence, la famille – celle que l’on s’est choisie et qui vous a accepté -, le respect, l’apprentissage et l’innovation. » De l’EHL, il dit : « On forme ici des généralistes talentueux et passionnés plutôt que des spécialistes obsédés. Nos étudiants pratiquent l’empathie et l’humilité, écoutent plutôt qu’ils ne parlent, ils ne savent pas tout mais se montrent enthousiastes. » Quand il côtoie « la vulgarité ou l’intolérance », M. Laurent voit rouge et sort un carton de la même couleur. « J’ai surpris ce matin un étudiant de troisième année qui parlait mal à un élève de l’année préparatoire. Pour réparer sa faute, je lui ai demandé d’organiser pour lui une séance de coaching sur Excel. » 

Cravate

Il y a quelques mois, l’EHL a connu une petite révolution de palais. Certaines règles du « guide de l’apparence professionnelle » – ce bréviaire distribué à tous les étudiants semblait immuable – ont été revues pour coller à l’air du temps. Le port de la cravate, jugé trop genré, n’est plus obligatoire. De même les boucles d’oreilles masculines (si elles sont discrètes) sont désormais tolérées, mais les socquettes et le velours côtelé restent proscrits. « Nous sommes plus coulants sur la question du genre », se félicite M. Laurent. L’EHL semble avoir cédé à son tour à un wokisme soft. Un cours intitulé « Diversité et inclusion » est proposé depuis peu et les signes religieux, « s’ils ne cachent pas les yeux et le sourire », sont désormais admis. Une salle de méditation accessible à toutes les confessions a même été ouverte.

« Quiet, we’re cooking » (« Restez calme, nous cuisinons ») : le mot d’ordre s’affiche au-dessus des fourneaux du Berceau des sens, le restaurant gastronomique de l’école. Cédric Bourassin, ancien coéquipier d’Anne-Sophie Pic et de Michel Bras, en est le chef exécutif. Arrivé à l’EHL en 2018, il n’a pas mis un an à décrocher une étoile au Michelin, une prouesse pour un restaurant d’application qui accueille chaque semaine de nouveaux commis – beaucoup n’ont jamais fait cuire un œuf de leur vie. « C’est notre challenge », se félicite cet homme jovial, à la tête d’une brigade de huit cuisiniers professionnels chargés d’encadrer les élèves. Comme dans les autres ateliers, la formation commence par un quizz destiné à s’assurer que les élèves ont potassé les cours qui leur ont été fournis en e-learning. Les voilà à présent à leur poste (garde-manger, viandes, poissons, pâtisserie…), prêts pour un service de 43 couverts précis comme une montre suisse. Au menu du jour : chair de tourteau en cannelloni, selle d’agneau rôtie des Hautes-Alpes, soufflé au chocolat glace à l’armagnac.

Sincérité

Il est 19 heures et, dans la salle de restaurant attenante, dont les larges baies vitrées donnent sur les Cornettes de Bise, Lionel Sauvère fait son briefing : « Ce soir, on va vous laisser faire, alors prenez du plaisir. Soyez à la fois discrets et spontanés, fluides dans vos déplacements », exhorte ce professeur de service. Ces étudiants, qui l’écoutent religieusement, formant un demi-cercle autour de lui, ont-ils droit à l’erreur ? « Oui, c’est l’idée, notre rôle étant d’intervenir avant que la faute n’arrive », indique Thomas Fefin, professeur de sommellerie. « L’essentiel n’est pas le geste technique, la plupart n’assureront plus jamais ce type de prestation, après ce TP. Nous attendons des initiatives et de la réactivité, du respect et de la sincérité », fait valoir ce MOF en services et arts de la table. À table, Clémentine Convers, étudiante lyonnaise de quatrième année, assiste avec bienveillance au ballet des petits nouveaux. « Ils sont trop mignons », s’attendrit-elle en regardant l’un d’eux flamber au guéridon une coupe de fraises Gariguettes.

Le verdict des professeurs tombe deux heures plus tard : « Le début a été un peu poussif sur quelques tables mais vous avez assuré un joli service avec de jolies ventes et six belles bouteilles carafées. Après deux semaines de pratique seulement, vous avez montré une réelle autonomie et nous vous félicitons. C’est votre dernier jour demain, prenez garde à ne pas vous relâcher », prévient toutefois Lionel Sauvère. Chaque élève recevra dans la nuit un mail de retour personnalisé. Le stage approche et c’est l’image de l’école que les élèves vont porter dans le monde entier. Comme aime le répéter M. Laurent, ils n’auront pas deux fois l’occasion de faire bonne impression.

Y entrer

Après le bac pour le bachelor : examen du dossier, lettre de motivation, plusieurs entretiens (un étudiant ambassadeur fait partie du jury final), tous en anglais. Niveau requis : TOEFL (iBT) – 80 points. L’école propose aussi plusieurs masters et MBA.

154 000 euros : c’est le montant des droits d’inscription, pour un bachelor (quatre ans de formation, dont douze mois de stage) à l’EHL, hors frais d’hébergement. Gérée par une fondation privée à but non lucratif, l’école attribue des bourses et accorde des prêts à 300 élèves. Le gouvernement fédéral prend la moitié des frais en charge pour les étudiants suisses.

Une petite anecdote familiale vous expliquera la philosophie de l’école. Quand l’un de mes fils a émis le désir de ses études à l’EHL il y a plus de 15 ans, il avait d’abord assisté à la journée portes ouvertes, et parlé avec un conseiller qui lui avait expliqué qu’il était indispensable d’avoir une vraie personnalité, et de ne pas hésiter à l’exprimer lors d’un éventuel entretien. Lors de la constitution de son dossier, mon fils avait axé sa lettre de motivation sur l’attrait de l’aspect cosmopolite de l’école. Lors de l’entretien, l’un des « juges » lui pose une question logique : « que pouvez-vous apporter à l’école sur le plan cosmopolite ». Ce à quoi il répond en expliquant qu’il est lui même issu d’un milieu séfarade-ashkénaze, cosmopolite. Mais on lui demande alors un exemple concret. Sans se démonter, il répond : « c’est simple, pour le dessert mon père ashkénaze réclame une assiette propre, et ma mère, séfarade, mange le dessert dans son assiette sale ». Bingo! Reçu!
Par Nicolas Bastuck