Les livres de survivants des camps touchent à leur fin

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Tout livre de survivant des camps de concentration pourrait aujourd’hui devenir le dernier édité, et éteindre une lignée forte de dizaines de titres.

« J’avais 10 ans à Bergen-Belsen » de Léon Placek (éditions du Cherche-Midi) est sorti le 5 mai. Ce témoignage n’aurait jamais existé si le déporté n’avait cédé à l’insistance d’un de ses fils. « Il m’a harcelé, pendant quinze jours! J’ai cédé », dit-il à l’AFP.

Dans une forme étonnante aujourd’hui, ce Parisien de 89 ans, expert-comptable qui exerce toujours au cabinet Placek & Epelbaum, parlait de son passage dans le camp qui a vu mourir la petite Juive d’Amsterdam Anne Frank le moins possible à ses enfants, et jamais à d’autres.

Le récit, écrit avec le journaliste Philippe Legrand, rappelle que les survivants des camps n’ont pas été incités à témoigner, loin de là. Après guerre, « nous sommes comme des étrangers, revenus d’un monde dont l’on ne revient généralement pas », se souvient Léon Placek dans son livre. « J’ai longtemps hésité à rompre ce silence. (…) Ma parole? À quoi bon! Portera-t-elle, cette parole? Qu’allais-je bien pouvoir dire? »

Indifférence, incompréhension

Comme le rappelle l’universitaire Dominique Moncond’huy dans son introduction à « L’Espèce humaine et autres écrits des camps » (Bibliothèque de la Pléiade, 2021), certains de ces témoignages ont rencontré l’indifférence, voire l’incompréhension. « Rien, sans nul doute, ne pouvait être plus violent pour des rescapés, dans l’inconfort d’un retour parmi des vivants dont une distance irréductible les séparait, que de constater que leur voix n’était pas entendue », écrit ce professeur de littérature.

Le procès d’Adolf Eichmann en 1961, les films « Le Chagrin et la Pitié » en 1969 et « Shoah » en 1985, ou des livres comme « L’Écriture ou la vie » de Jorge Semprun en 1994 ont sorti l’expérience concentrationnaire de l’oubli où voulait l’enfouir la mémoire collective.

Comme d’autres, Léon Placek a été amené à raconter devant des collégiens ou lycéens sa jeunesse marquée par l’entreprise nazie d’extermination des Juifs. Ce fut une étape, avant de pouvoir coucher ses souvenirs sur le papier.

Passée également par Bergen-Belsen après Ravensbrück, Lili Keller-Rosenberg, 88 ans quand elle publie en avril 2021 « Et nous sommes revenus seuls » (Plon), se souvient dans son livre que son premier récit devant des élèves date de 1983. Il a fallu plus de 35 ans pour qu’elle cherche à le publier. « Nous ne sommes plus nombreux, les déportés. Dans les Hauts-de-France, je suis la dernière survivante qui puisse encore témoigner », constate-t-elle à la fin du livre.

« Je ne dors plus »

Génia Oboeuf, qui survécut à Ravensbrück, est décédée à 98 ans avant d’avoir pu voir la parution de « Génia et Aimé » (le prénom de son mari). Il sera en librairie le 17 mai, aux éditions Alisio, un an après sa mort.

Quant à Julia Wallach, revenue d’Auschwitz-Birkenau, elle a attendu ses 96 ans avant de publier, en novembre, « Dieu était en vacances » (Grasset), co-écrit avec Pauline Guéna. Elle était fin avril sur le plateau de La Grande Librairie, l’émission littéraire de France 5, aux côtés de Joseph Weismann, 90 ans, qui a raconté son évasion du camp de Beaune-la-Rolande dans la bande dessinée « Après la rafle » (Les Arènes), parue en janvier. « Même pour raconter maintenant, ça m’est difficile », avouait-elle de sa voix claire. « L’arrivée à Birkenau! Jusqu’à maintenant, j’ai encore les cris dans mes oreilles ».

Léon Placek a lu beaucoup de ces ouvrages. « J’ai toute une bibliothèque de cette période. Mais je ne voulais pas écrire de livre. Pendant 50 ans, c’était dans la mémoire, loin, loin, loin… Depuis que j’ai fait ce bouquin, je ne dors plus ».

Ces décennies après guerre, il les passe rapidement. « On est libérés, et c’est fini: on passe à autre chose. On a la chance d’être revenus! Donc il faut l’oublier », tranche-t-il. « On se dit: pourquoi ennuyer les gens? Pourquoi créer des problèmes? Ça ne sert à rien. Mais on n’est pas éternel. Mon fils Marc a dû penser qu’il fallait qu’il reste quelque chose ».