Au procès de l’ex-garde nazi Josef Schütz, la justice allemande «ne peut plus rattraper les erreurs du passé»

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Les derniers procès contre les complices de la Shoah permettent aux victimes de s’exprimer une dernière fois sur l’horreur des camps. Chaque nouveau procès peut être le dernier, comme celui de cet ancien gardien SS de Sachsenhausen, âgé de 101 ans et en très mauvaise santé.

Marcel Suillerot n’avait aucune chance d’en réchapper. «Vous êtes entrés par la porte. Vous en sortirez par la cheminée», avait juré le commandant SS à son arrivée au camp de Sachsenhausen, le 25 janvier 1943. A 98 ans, l’ancien cheminot français raconte par visioconférence son calvaire. Il est le témoin clé de l’un des derniers procès nazis de l’histoire, celui de Josef Schütz, un ancien gardien SS âgé aujourd’hui de 101 ans, accusé de complicité d’assassinats dans 3 518 cas.

Arrêté et torturé par la police française pour avoir distribué des tracts anti-Pétain à Dijon, Marcel Suillerot fut livré comme «dangereux criminel» aux Allemands en 1943. «Lorsque nous sommes arrivés à la gare d’Oranienburg [au nord de Berlin, ndlr] avec les camarades, nous nous sommes rendus au camp à pied. Il était 8 heures du matin. Les enfants partaient à l’école. Ils nous ont jeté des pierres en nous traitant de terroristes», raconte-t-il.

Atteint de diphtérie, le résistant évite de justesse la chambre à gaz grâce à un communiste allemand qui travaille à l’infirmerie. Dans l’usine de l’avionneur Heinkel, où il fabrique des sièges d’avions pour la Luftwaffe (armée de l’air), il échappe de peu à un bombardement allié qui fait 500 morts. Après l’évacuation du camp, le 21 avril 1945, il survit à la «marche de la mort». Sur la route, les prisonniers tombent comme des mouches, morts de froid, de faim ou exécutés arbitrairement par les SS. «J’avais appris à m’alimenter avec des herbes», dit-il.

«Tous les prisonniers étaient censés mourir», rappelle à la Cour l’historienne Astrid Ley, la directrice adjointe du mémorial et musée du camp de Sachsenhausen. «Tu faisais tomber un sac de ciment et tu étais exécuté sur-le-champ pour sabotage. Sinon, on te pendait au milieu du camp, le dimanche, lors de la “journée culturelle”, comme ils disaient», raconte encore Marcel Suillerot. Il s’en souvient comme si c’était hier : «La musique qui accompagnait les exécutions était jouée par des déportés.»

S’il manquait quelqu’un à l’appel, les prisonniers pouvaient rester trois heures debout par des températures allant jusqu’à -20°C. «Certains mouraient de froid sur place», dit-il. Pour la douche, on les réveillait en pleine nuit. Ils devaient traverser le camp en courant, nus, sans serviettes. Lorsque les prisonniers étaient en train de se savonner, les SS coupaient l’eau. Pour s’amuser. «Ces violences étaient systématiques», confirme Astrid Ley.

Josef Schütz était l’un de ces SS du camp de Sachsenhausen. Devant son déambulateur, face aux avocats des parties civiles, il croise les deux mains vers le ciel en souriant, debout devant son déambulateur. «Bonjour tout le monde», dit poliment le centenaire quand le président du tribunal de Neuruppin entre dans le gymnase transformé en salle d’audience. Entouré de deux aides-soignants et d’un médecin, Josef Schütz a été jugé apte à suivre des audiences. Mais elles ont été limitées à trois heures par jour en raison de son grand âge et le procès a été déplacé près de son lieu de résidence, à Brandebourg-sur-la-Havel.

Le procès a-t-il encore un sens ?

Près de quatre-vingt ans après les faits, il nie tout en bloc. Les photos ? Ce n’est pas lui. Les documents présentés par les historiens ? Cela ne le concerne pas ! Josef Schütz assure qu’il n’était pas dans ce camp entre 1942 et 1945. Il était ouvrier agricole dans une ferme près de Berlin. «Il a tellement refoulé qu’il s’est inventé une autre réalité», confirme Bernd Meissnest. L’expert psychiatrique réfute toutefois la thèse de l’amnésie totale : «On peut refouler un traumatisme comme un viol ou un accident au point de l’effacer de sa mémoire. Mais trois années passées dans un camp laissent forcément des traces.»

Josef Schütz était, dans la réalité, un rouage de la machine de mort nazie. «Sans lui, la Shoah n’aurait pas été possible», rappelle Andrea Riedle, directrice du Centre de documentation à Berlin sur les crimes nazis en Europe (Topographie de la terreur). «Du haut de son mirador, l’accusé ne pouvait pas ignorer ce qui se passait. Il a entendu les cris. Il a vu les exécutions sommaires, les fours crématoires, les expériences sur les enfants et les baraques de la mort où devaient mourir les malades», insiste Thomas Walther, l’avocat de Marcel Suillerot.

Le procès d’un vieillard de 101 ans a-t-il encore un sens, si longtemps après ? Vu son âge et son état de santé, il est très probable qu’il n’effectuera jamais sa peine, comme tous les autres qui ont été condamnés avant lui depuis quinze ans. Hospitalisé depuis quelques semaines, Josef Schütz risque même de ne jamais être condamné. Les plaidoiries ont déjà été repoussées deux fois.

Le procès de Josef Schütz, s’il se termine, sera l’un des derniers de l’histoire. Neuf instructions sont en cours au bureau central de Ludwigsburg, l’institution chargée d’éclaircir les crimes nazis et qui fouille parmi 1,7 million de fiches pour dénicher encore des responsables ou des complices d’assassinats encore vivants. Mais le plus jeune d’entre eux est âgé de 95 ans.

Un seul autre procès nazi est actuellement en cours, celui de la «secrétaire de Stutthof», Irmgard Furchner, arrêtée dans sa maison de retraite à 96 ans. Elle était déjà passée devant la justice en 1957, mais comme témoin contre son ancien chef, le commandant du camp, condamné à neuf ans de prison et libéré trois ans plus tard. Cette fois, c’est Irmgard Furchner qui est accusée d’avoir été un rouage indispensable au bon fonctionnement du camp, même si elle n’avait que 18 ans à l’époque. Plus de 10 000 personnes sont mortes pendant ses années de service.

«Empathie malsaine»

Les derniers procès nazis sont surtout l’occasion pour les survivants de s’exprimer en public. L’avocat français Pascal Luongo, représentant de l’une des parties civiles, explique que la condamnation du centenaire n’est pas l’objectif de sa démarche. «Je suis venu pour réhabiliter les 600 victimes de la rafle du vieux port à Marseille, déportées le 24 janvier 1943 à Sachsenhausen», dit-il.

Mais les témoins disparaissent eux aussi. Leon Schwarbaum, un survivant de Sachsenhausen de 101 ans, est décédé quelques jours seulement avant son témoignage. Sa déclaration a été lue à titre posthume par son avocat : «Après autant de temps, comment pouvez-vous encore nier la vérité ? Comment faites-vous pour supporter la vie avec ce mensonge ?» demandait-il à l’accusé. Lorsqu’ils se sont croisés au camp, Leon Schwarbaum et Josef Schütz avaient le même âge : 22 ans.

Quant aux historiens, ils sont plus sceptiques sur l’utilité de ces procès d’un autre âge. «Si la démarche part d’une bonne intention, la justice allemande ne peut plus rattraper les erreurs du passé. Ce procès aurait dû avoir lieu il y a cinquante ans, estime Michael Wolffsohn. Il est d’autant plus ridicule qu’il déclenche une espèce d’empathie malsaine à cause de l’âge de l’accusé.»

La Cour fédérale de justice avait rendu quasiment impossible les poursuites en estimant en 1969 qu’il fallait apporter des preuves concrètes d’une complicité. La simple présence dans un camp, sur un mirador, près des chambres à gaz ou des potences, ne faisait pas d’un gardien un complice de la Shoah.

Par ailleurs, les criminels nazis étaient revenus au pouvoir à cette époque, comme le prouvent aujourd’hui tous les rapports historiques publiés sur l’administration d’après-guerre. «La démocratie allemande a été construite par des nazis», résume Michael Wolffsohn. «C’est toute la société allemande qui a échoué dans son travail de justice», ajoute Benjamin Lahusen, historien du droit à l’université européenne Viadrina de Francfort-sur-l’Oder.

«Sur les 7 000 personnes travaillant pour l’Office central de la sûreté du Reich, il y a eu 400 enquêtes préliminaires, 16 inculpations et seulement 3 condamnations», rappelle Andrea Riedle. Même en Allemagne de l’Est, sous les communistes, les assassins de la Gestapo étaient recrutés pour leurs «compétences».

Faute de «preuves», le procureur général de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, chargé dans sa région de poursuivre les crimes nazis, n’a jamais réussi à faire condamner un seul des auteurs du massacre d’Oradour-sur-Glane, symbole de la barbarie nazie en France (642 civils dont plus de 400 femmes et enfants brûlés dans l’église). «Par respect pour les victimes, j’aurais voulu voir au moins un des responsables devant le tribunal de Cologne. Maintenant, il est trop tard. Ils sont tous morts», regrette Andreas Brendel.

Que son «travail»

«On n’en serait pas là si l’on avait correctement interprété l’article 27 sur la complicité d’assassinat, condamnable de cinq à quinze ans de prison, ajoute Thomas Walther. En 2005, la justice allemande a condamné le Marocain Mounir el-Motassadeq à quinze ans de réclusion criminelle pour complicité alors qu’il n’avait aucune implication directe dans les attentats du 11 septembre 2001. On aurait dû appliquer cette loi à tous les personnels des camps et aux bourreaux de l’administration [Schreibtischtäter].»

La justice allemande s’est réveillée après la condamnation de John Demjanjuk, en 2005, obtenue par Thomas Walther, surnommé depuis le «Klarsfeld allemand». L’ancien gardien de camp a été condamné à Munich à cinq ans de prison pour complicité d’assassinat dans 28 060 cas. Il est mort avant d’effectuer sa peine.

Le procès Demjanjuk a été un tournant dans la chasse aux derniers nazis. Il a permis à la justice allemande de réclamer notamment des comptes à Oskar Gröning, accusé de complicité dans 300 000 assassinats. Le «comptable d’Auschwitz» classait minutieusement les devises des déportés qui descendaient des trains arrivant de toute l’Europe. A son procès, il a reconnu avoir vu des «SS frapper des bébés à mort contre les wagons». Mais il a plaidé non-coupable. Oskar Gröning ne faisait que son «travail» : envoyer chaque soir des bordereaux à la centrale SS à Berlin avec la liste des objets volés aux déportés.

«Le plus effrayant, c’est que toutes ces personnes n’étaient pas des repris de justice. Ils étaient artisans, ouvriers ou fonctionnaires. Ils ont repris normalement leur métier après la guerre sans jamais faire parler d’eux», rappelle Andrea Riedle. Josef Schütz, comme des milliers d’autres complices de la Shoah, a mené une vie tout à fait «normale» après la guerre, à Brandebourg-sur-la-Havel. Jusqu’à ce que la justice sonne un matin à sa porte pour lui réclamer des comptes. Il avait 100 ans.

Christophe Bourdoiseau

Source liberation