Enrico Macias : «J’ai voulu me guérir de la musique perdue de mon pays»

Abonnez-vous à la newsletter

«Le Monde» interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. Cette semaine, le chanteur raconte son enfance en Algérie et son rôle de passeur de la musique arabo-andalouse.

Après soixante ans de carrière, Enrico Macias remplit toujours les salles et chante, même quand sa voix lui joue des tours, comme à l’Olympia début avril. A 83 ans, le chantre de la paix et de la fraternité se montre également inquiet de la possible victoire de Marine Le Pen à l’élection présidentielle.

Je ne serais pas arrivé là si…

… Si je n’étais pas le fils d’un grand violoniste, qui, à Constantine, jouait dans l’orchestre de Raymond Leyris, « Cheikh Raymond », le plus grand représentant de tous les temps de la musique classique arabo-andalouse. Mon père n’était pas tellement favorable à ce que je devienne musicien à mon tour, tout en étant fier intérieurement que je joue de la guitare.

Lors de la bar-mitsva de mon petit frère, mon père a demandé à Cheikh Raymond de m’écouter. J’ai improvisé devant lui, et il a trouvé cela suffisamment convaincant pour m’inviter à passer quelques jours plus tard dans son magasin de disques – une curieuse boutique, qui vendait uniquement les disques de son orchestre.

J’y suis allé, mais sans guitare. Alors il m’a mis entre les mains un oud, un luth oriental. Je n’avais jamais touché à cet instrument, mais j’avais si peur de le décevoir que j’ai vite compris comment m’en servir. « Parfait, la semaine prochaine, tu joues dans l’orchestre à la radio avec nous », a conclu Cheick Raymond. J’avais réussi le test.

Et vous voici guitariste, à 15 ans…

C’était assez irréel de jouer dans un tel orchestre. Il fallait avoir de la technique et beaucoup de mémoire, car cette musique, le malouf, se transmet uniquement par oral.

Cheikh Raymond est ainsi devenu mon maître, et moi, son meilleur élève. C’était un homme aussi tendre que sévère, un peu comme du bon pain : croustillant à l’extérieur, mais avec la mie à l’intérieur. Je ne serais pas arrivé là s’il ne m’avait pas remarqué, s’il n’avait pas deviné le potentiel qu’il y avait en moi. Et je serais sans doute devenu son héritier si l’histoire n’en avait pas décidé autrement.

C’est votre père qui vous avait appris la guitare ?

Non. J’ai appris en autodidacte. La guitare, c’est ma grand-mère paternelle, Djermouma, qui me l’avait offerte, quand j’avais dans les 13 ans. Elle aussi a joué un rôle important. Mes grands-parents avaient perdu un fils, Gaston, à l’âge de 8 ans. C’était le petit frère de mon père. Quand je suis né, ma grand-mère a voulu m’appeler Gaston, comme lui. Elle essayait de se consoler de ce deuil, et m’a aimé d’un amour inconsidéré.

J’ai ainsi passé une bonne partie de mon enfance avec elle et mon grand-père, à Jemmapes, l’actuel Azzaba, un village où ils tenaient une boutique de tissus. Cela a un peu provoqué un conflit avec ma mère. Elle comprenait le désir de sa belle-mère, mais elle était frustrée de ne pas m’avoir avec elle. Lorsque mon frère Jean-Claude est né, deux ans après moi, ma mère a reporté sur lui tout l’amour qu’elle avait pour moi.

A quoi votre enfance a-t-elle ressemblé ?

Elle a d’abord été marquée par la seconde guerre mondiale et les lois antisémites de Vichy, qui m’ont empêché d’aller à l’école. J’y suis entré à 7 ans seulement, au lieu de 5 ans. Durant cette enfance, j’ai reçu beaucoup d’amour, bénéficié d’une grande liberté. En revanche, je n’ai pas eu d’adolescence. La guerre d’Algérie a débuté, et nous avons vécu dans l’inquiétude perpétuelle. Quand on sortait dans la rue, on ne savait pas si on allait revenir le soir.

A l’époque, vous chantiez déjà ?

Pour moi, chanter a été un accident. Dans l’orchestre, « tonton Raymond », comme on l’appelait, était le seul à le faire. Je chantais plutôt en cachette, quand je faisais l’école buissonnière avec mes amis, et je n’aimais pas beaucoup ma voix. En outre, à la guitare, j’avais une technique solide pour la musique orientale, mais rudimentaire pour la musique occidentale. Je n’arrivais à interpréter des chansons françaises en m’accompagnant que si elles étaient dans ma tessiture.

Un jour, heureusement, j’ai découvert dans un magasin une drôle de pince, un capodastre. En le plaçant sur le manche de la guitare, je pouvais changer de tonalité en gardant le même doigté. Cela a résolu mon problème technique alors que, certes, j’aimais jouer de la guitare, mais j’avais aussi envie de créer, de partager, de m’extérioriser. Sans le capodastre, jamais je n’aurais fait une carrière de chanteur !

Une carrière que vous commencez comme instituteur…

C’est un hasard. Avec la guerre, l’Algérie manquait d’enseignants. J’ai d’abord été pion, et quelqu’un de l’éducation nationale m’a demandé si je voulais être instituteur. J’ai passé trois mois à l’école normale, puis je me suis retrouvé devant une classe. J’y ai appris à capter un auditoire. Je ne mettais pas de sanctions. Mais le samedi, je donnais un petit spectacle auquel ceux qui avaient mal travaillé n’assistaient pas. Cette vie entre la classe, la musique et la chanson a duré jusqu’au 22 juin 1961.

Que se passe-t-il ce jour-là ?

Tout bascule. C’est un jeudi, je n’ai pas classe, et je dors tard parce que j’ai fait la fête toute la nuit à un mariage. Vers midi, j’entends mon grand-père crier : « Ils ont tué Raymond ! »

Je crois à un cauchemar. Je me lève, je descends dans la rue, je vais vérifier chez Cheikh Raymond, dont la fille Suzy était ma fiancée. Il vient d’être assassiné par le FLN, sur le marché. D’un coup, je deviens orphelin de Cheikh Raymond, que j’adorais comme un père spirituel, orphelin de la musique arabo-andalouse dont il était l’incarnation, orphelin de mon pays. Car très vite, il faut partir. Des tracts appellent à éliminer les membres de l’orchestre. Nous sommes en danger. Toute la communauté juive de Constantine quitte la ville. Avec ma famille, j’embarque pour la France.

Sur le bateau, vous écrivez une chanson restée fameuse…

Chez nous, quand on est heureux ou malheureux, on l’exprime par des improvisations. Pendant la traversée, tout le monde pleurait. J’ai pris ma guitare et j’ai improvisé : « J’ai quitté mon pays, j’ai quitté ma maison. » J’ai chanté la chanson.

Les larmes coulaient de tous les côtés. Ensuite, on m’a dit : « Chante-la encore ! » J’étais bloqué, incapable de retrouver les paroles. Ceux qui m’avaient écouté m’ont lancé : « ma vie », « ma triste vie se traîne sans raison ». Chacun me donnait un mot, une phrase, et j’ai reconstitué Adieu mon pays comme un puzzle.

En France, comment êtes-vous accueilli ?

Sur le bateau, on avait l’espoir d’être reçus comme des réfugiés qu’on accueille, qu’on dorlote. A Marseille, à Nice, à Vichy puis à Argenteuil et à Paris, cela n’a pas été le cas. Certains nous ont aidés. D’autres faisaient des réflexions comme : « Toi le frisé, retourne dans ton pays ! » On se sentait de trop.

A 23 ans, vous entamez à Paris une nouvelle vie. Laquelle ?

Une vie dans la musique. Je voulais me construire un répertoire propre, pour me guérir de la musique arabo-andalouse perdue. Mais mon père, lui, a continué à jouer cette musique traditionnelle, dans des soirées, des bars malfamés. Je lui en voulais.

Je l’ai accompagné malgré tout pour quelques concerts. Les gens l’insultaient. Je me battais pour le défendre, et je me retrouvais au commissariat. On s’est fâchés. J’ai fini par lui dire : « Ecoute, papa, j’arrête. Quand je reviendrai, on fera la paix et tu verras, tu seras fier de moi. » C’est ce qui s’est produit.

Vous avez alors commencé à chanter dans des cabarets ?

Oui. J’ai obtenu mon premier cachet au Caveau de la République, à Paris. Puis j’ai enregistré un premier disque, avec Adieu mon pays. C’est à ce moment-là que j’ai changé de nom. Mon directeur artistique trouvait que « Gaston » n’allait pas avec une musique méditerranéenne, et n’arrivait jamais à se souvenir de mon nom, Ghrenassia. J’ai proposé le surnom que m’avaient attribué des Gitans, Enrico, et j’ai simplifié Ghrenassia en « Nassia ». Mais il y a eu une confusion, et c’est « Enrico Macias » qui s’est retrouvé imprimé sur la pochette. J’ai été rebaptisé malgré moi !

Le succès est arrivé très vite ?

Je ne serais pas arrivé là si les journalistes de l’émission de télévision « Cinq colonnes à la une » n’avaient pas entendu Adieu mon pays, et voulu l’utiliser pour illustrer un reportage sur les rapatriés d’Algérie. Après le tournage, le journaliste Igor Barrère m’a dit : « Ta séquence est formidable, mais s’il se passe un truc important d’ici à la diffusion, elle sautera. » Pendant huit jours, je n’ai pas dormi.

Le jour dit, toute la famille s’est retrouvée devant la télévision, et mon visage est apparu en gros plan. En repartant, des gens m’ont reconnu dans le métro. Puis cela a été le raz-de-marée. Auprès des pieds-noirs, puis de tous les Français en général.

Dans les années 1960-1970, vous êtes une vedette absolue. Après l’exil, enfin le bonheur ?

Un bonheur entaché par la mort de Cheikh Raymond, puis par celle de mon frère Jean-Claude, dans l’accident de la voiture dans laquelle se trouvait aussi Serge Lama, en 1965. Mais oui, j’ai eu la chance de passer entre les mailles des différentes modes.

Mes parents étaient fiers. « Ce soir, mille personnes t’ont applaudi. Demain, des millions t’applaudiront », m’a prédit mon père, après un concert. Ensuite, j’ai moins été dans la lumière. Mon inspiration m’avait lâché. J’ai attendu avec patience qu’elle revienne…

Vous êtes revenu sur le devant de la scène dans un nouveau costume, celui de passeur de la musique arabo-andalouse. « Cheikh Enrico », en quelque sorte ?

J’ai voulu rendre hommage à Cheikh Raymond. Pendant trois ans, j’ai donné des concerts de musique malouf, sans la moindre chanson française. Un drôle de pari. Je connaissais les musiques, mais il fallait apprendre tous les textes en arabe, la langue que je parlais avec mes grands-parents, alors que j’utilisais le français avec mes parents.

A la même époque, vous deviez revenir en Algérie, pour la première fois depuis 1961…

En mars 2000, j’étais invité par le président Bouteflika. Mais la veille de mon départ, la tournée a été annulée, sous pression de certains extrémistes qui me jugeaient trop proche d’Israël. Alors que je sentais que les cicatrices de mon cœur étaient sur le point de se refermer, elles se sont rouvertes.

Elles le sont toujours. J’ai 83 ans, et mon retour en Algérie n’est peut-être pas impossible. Mais si je meurs avant, j’espère au moins que mes enfants pourront se rendre sur ma terre natale. Je serai alors content, là où je serai.

Vous êtes croyant ?

Très. Ce n’est pas le dogme qui m’intéresse. Mais je suis un mystique, solidaire du peuple juif qui a vécu tant de persécutions. C’est d’ailleurs en voyant un film sur le ghetto de Varsovie, à 10 ans, et en découvrant la souffrance de ces Ashkénazes, que je suis devenu profondément juif. Je crois qu’une force nous dirige, que chacun a une mission sur terre. La mienne est de faire de la musique, de chanter, d’envoyer des messages d’amour, de paix et de fraternité. En 1997, j’ai même reçu un mandat des Nations unies en ce sens.

Pour la musique, vous avez réussi. Pour la paix, en revanche…

C’est une mission dans le temps. Je n’ai pas renoncé à militer pour la paix, le droit à la différence, contre la violence et le racisme. Je sais que l’histoire est tragique, je ne suis pas naïf. Simplement, j’essaie de la rendre moins tragique, au lieu d’être au service de la haine.

Vous avez toujours pris position contre l’extrême droite. Etes-vous inquiet, après ce premier tour ?

Je suis un simple artiste, je n’ai pas la prétention de représenter ou d’influencer les gens.
Mais oui, je suis contre l’extrême droite, et la possibilité d’une élection de Mme le Pen me fait peur. Je ne crois pas en sa capacité à rassembler le pays.

Depuis plus de douze ans, vous menez un autre combat, à propos d’un prêt accordé par une banque islandaise. Vous devez rembourser 30 millions d’euros. Vous voici ruiné ?

Le juge de l’exécution n’a pas statué, donc j’espère encore un peu sauver ma maison de Saint-Tropez (Var). Mais honnêtement, je crains que ce ne soit impossible. Dans cette affaire, la justice a davantage protégé les établissements financiers que tous les retraités qui ont le même problème que moi. A mon âge, je sais qu’on n’emporte pas sa maison dans l’au-delà. Dieu m’a donné beaucoup de belles choses, il m’en a repris certaines. Que la justice de Dieu soit bénie ! Je suis ruiné mais pas K.-O. Je rebondis grâce à la musique, au travail, à l’amour de ma famille. Et j’ai gagné celui du public.

Vous l’aviez déjà !

Il s’est encore accru. Regardez ce qui s’est passé l’autre soir à l’Olympia [où il s’est produit les 2 et 3 avril]. A cause d’une bronchite mal soignée, j’ai eu une extinction de voix. J’arrivais à sortir quelques notes aiguës, c’est tout. N’importe quel autre chanteur aurait annulé. J’ai été assez fou pour monter sur scène. J’ai joué de la guitare, et le public a chanté pendant plus de deux heures ! Les spectateurs pleuraient, à la fois malheureux pour moi et ravis de communier tous ensemble. Vous voyez : j’ai eu le Covid-19, je me suis cassé le col du fémur, j’ai passé deux mois à l’hôpital, mais je suis un battant et je ne me défile pas. Pour peu que ma voix tienne, j’espère chanter longtemps encore.

Enrico Macias en concert le 15 mai à Nice, le 17 septembre à Fréjus (Var), le 20 novembre à Chaumont, le 16 avril 2023 au Palais des Congrès, à Paris.
Par Denis Cosnard
Source lemonde