Ils sont « environ 5 000 à avoir quitté le pays », selon Josef Zissels, le président de l’Association des organisations et communautés juives d’Ukraine.
Derrière les fenêtres de l’autobus, à ce moment décisif du départ en exil, il y a les visages tristes, les larmes, la douleur. Beaucoup d’autres renvoient au contraire, au moment du grand saut, des regards vides. Comme si la violence de la décision qu’ils viennent de prendre de quitter leur maison, leur ville, leur pays, n’était pas encore intelligible. Comme si la situation – l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie – était tellement absurde que la décision de l’exil était elle-même stupéfiante, paradoxes inacceptable.
Les juifs de Kiev s’en vont. C’est l’un des terribles paradoxes d’une guerre que Moscou affirme avoir déclaré au nom d’une « dénazification » de l’Ukraine. Le président russe, Vladimir Poutine, accuse le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, juif lui-même – une identité que celui-ci ne mentionne jamais dans ses discours politiques –, d’être un néonazi qui mènerait un « génocide » des Russes d’Ukraine. Face à un tel degré d’inversion de la réalité et de malhonnêteté intellectuelle, les Ukrainiens sont pétrifiés.
Devant la synagogue Brodsky, quatre autobus affrétés par la communauté juive s’apprêtent à prendre la route. Albina Voronko aide à coordonner l’opération humanitaire. Russe juive, elle se dit « sans voix » face aux accusations de M. Poutine. Cela fait trente ans qu’elle est arrivée de Russie pour étudier et, après être s’être mariée et avoir eu un fils à Kiev, elle n’a « jamais eu aucun problème, ni en tant que Russe ni en tant que juive ». « Je n’ai même jamais appris à parler ukrainien, rit-elle, et nul ne me l’a jamais reproché. »
« La mémoire des souffrances passées »
Albina est effondrée. Le départ des juifs de Kiev est « une douleur insondable », qui fait écho à « la mémoire des souffrances passées ». « Chaque génération de juifs a connu l’exil, constate-t-elle. Ma grand-mère a dû fuir la terreur de Staline pour survivre. Ma mère, enfant, a dû fuir la terreur d’Hitler pour survivre. » Pour sa part, elle reste à Kiev.
Oleg Voronko, le mari d’Albina, dirige l’opération d’évacuation, mercredi 2 mars, à la demande du rabbin de la synagogue Brodsky. Elu au Parlement ukrainien et, depuis quelques jours, engagé dans la « défense territoriale », qui rassemble des volontaires et appuie l’armée en temps de guerre, il donne ses ordres, fusil automatique à l’épaule, aux chauffeurs des quatre autobus et à ceux des trente-cinq voitures qui vont prendre la route de la Moldavie.
Un policier, Evgueny, accompagne sa femme, sa fille et son fils en partance pour Tel-Aviv. Au moment de faire ses adieux au chaton qui patiente dans la voiture, sa fille laisse couler une larme. « Ils vont revenir d’ici un mois, veut se convaincre Evgueny. Nous ne voulons pas émigrer en Israël, nous voulons vivre en Ukraine. La défaite, je refuse d’y penser. Nous allons gagner cette guerre. »
Le discret départ des juifs ukrainiens a commencé dès le premier jour de guerre. Ils sont « environ 5 000 à avoir quitté le pays », dit Josef Zissels, le président de l’Association des organisations et communautés juives d’Ukraine. Une goutte d’eau dans l’océan de réfugiés qui a atteint, en une semaine de conflit, selon l’ONU, 1 million de personnes, mais une goutte d’eau qui fait douloureusement écho à l’histoire.
Rafale de missiles
L’opération d’évacuation organisée à la synagogue Brodsky est d’ailleurs intervenue au lendemain d’un autre épisode symbolique : une rafale de missiles Smerch de l’armée russe, qui a visé mardi le relais de communication de la télévision ukrainienne, a touché le parc voisin de Babi Yar, lieu de tuerie de la seconde guerre mondiale et de la mémoire de la Shoah.
Les Smerch ont raté leur cible. L’antenne, dont le sommet se perd dans le brouillard, est toujours debout. L’un des missiles a tué cinq civils qui faisaient des courses dans une boutique, peu avant l’heure du couvre-feu. Tandis que des morceaux des roquettes jonchent, le lendemain matin, la rue parsemée de débris calcinés et recouverts d’une fine couche de neige, des corps atrocement brûlés, enveloppés dans des bâches, sont emmenés dans une fourgonnette mortuaire.
Le parc mémoriel de Babi Yar n’était pas la cible des tirs, les monuments et sculptures du parc sont intacts et seuls quelques branches d’arbres ont été fauchées, mais une vague d’émotion a saisi Kiev. Lieu d’exécution de 33 000 juifs ukrainiens par les nazis en 1941, Babi Yar fut l’une des pires tueries, en une seule fois, de la campagne allemande en Union soviétique et de la Shoah.
Une caméra de la chaîne britannique Channel 4 a capté le moment où le président Zelensky apprend la nouvelle. Alors qu’il est en train de parler de la guerre, de la séparation avec sa famille, un conseiller s’approche.
« Nous voulons vous informer qu’il y a un bombardement sur Babi Yar.
– Babi Yar, maintenant ?, demande le président, incrédule.
– Babi Yar, maintenant, répond le conseiller.
– Babi Yar ? !, demande de nouveau le président.
– Oui, le mémorial, répond le conseiller.
Volodymyr Zelensky est interloqué.
– C’est la Russie… Mes félicitations », conclut le président en s’éloignant.
« Le nazisme est né dans le silence »
Dans un message vidéo diffusé un peu plus tard, Volodymyr Zelensky accuse Moscou de vouloir « effacer » l’Ukraine. « Ils ont l’ordre d’effacer notre histoire, d’effacer notre pays, de nous effacer tous », prévient-il. Petit-fils d’un survivant de la Shoah, qui a perdu un père et trois frères dans le génocide, le président ne mentionne à aucun moment son origine juive, mais il appelle « les millions de juifs à travers le monde » à « ne pas rester silencieux » sur l’attaque de l’Ukraine par la Russie. « Le nazisme est né dans le silence. Criez que des civils sont tués. Criez que des Ukrainiens sont assassinés », exhorte-t-il.
Les réactions se sont multipliées. En Ukraine, le grand rabbin Moshe Asman a affirmé « ne pas croire ce qu’[il] voit », et le chef de l’administration présidentielle, Andrii Iermak, a déclaré que « des barbares sont en train de massacrer les victimes de la Shoah pour la deuxième fois ».
De l’étranger, le président du Babyn Yar Holocaust Memorial Center, Natan Sharansky, a condamné les tirs contre Kiev et affirmé, en référence à l’objectif russe d’une « dénazification » de l’Ukraine, que « Poutine cherche à distordre et manipuler la Shoah afin de justifier son invasion illégale d’un pays souverain démocratique. C’est absolument odieux. Nous ne pouvons pas tolérer que la vérité soit, une fois de plus, une victime de guerre ». Le ministre des affaires étrangères israélien, Yaïr Lapid, a dénoncé l’attaque et appeler à « respecter la sanctuarisation » de Babi Yar.
L’artiste serbe new-yorkaise Marina Abramovic, qui a exposé en 2021 à Babi Yar, pour la commémoration des 80 ans de la tuerie, son œuvre The Crystal Wall of Crying, a, pour sa part, publié une vidéo où elle déclare qu’« il y a quatre-vingts ans, les forces nazies d’Adolf Hitler ont tué des innocents à Babi Yar. Aujourd’hui, les forces russes de Vladimir Poutine bombardent Babi Yar et tuent des innocents. (…) De même que nous nous sommes unis pour vaincre le démentiel régime nazi, le monde doit être ensemble pour soutenir les courageux hommes et femmes d’Ukraine. C’est notre combat à tous. »
Dans son bureau du Centre juif, Josef Zissels dit « craindre une guerre très longue, très dure ». « Je n’ai jamais eu aucune illusion sur Poutine. Je suis un ancien dissident et prisonnier politique soviétique, et lui est un ancien agent du KGB. J’ai toujours su qu’il était un dangereux criminel, raconte M. Zissels, et je savais qu’il ferait un jour la guerre à l’Ukraine. » Le militant et responsable juif murmure en détachant chaque mot, comme si le monde ne pouvait pas le comprendre, que « pour nous les Ukrainiens et nous les juifs, Poutine est un nouvel Hitler ».
« Il faut que l’histoire cesse de se répéter »
Malgré la menace, Josef Zissels ne partira pas d’Ukraine, ou pas tout de suite. Lui dont l’association veille sur « plus de 300 000 Ukrainiens ayant des racines juives » et qui par ailleurs « adore vivre à Kiev, une ville magnifique, tolérante », estime devoir « prendre soin des autres ». « Je préside la communauté. Tel le capitaine d’un navire, je partirai le dernier. »
Alexander Dukhovny, l’un des rabbins les plus influents du pays à la tête des communautés juives progressistes d’Ukraine, est revenu précipitamment de Londres pour aider ses concitoyens. Maintenant que Kiev craint un dévastateur assaut russe, il pense évacuer la ville. « Après m’être occupé des autres une semaine, je vais moi-même tenter de survivre. » Il espère revenir après une victoire ukrainienne. « Si, en revanche, Poutine gagne cette guerre, je ne reviendrai jamais à Kiev, affirme-t-il. Il ne peut y avoir de paix ni de confiance avec Poutine. »
Le convoi s’apprête à quitter la synagogue Brodsky. Oleg Voronko promet à ceux qui fuient que « tout sera fini dans dix jours », qu’ils pourront alors revenir. « J’y crois », confie-t-il. Son épouse Albina pense aussi qu’« ils vont revenir, même si peut-être pas tous ». « Je veux y croire », ajoute-t-elle d’une voix douce. Car, « il faut que l’histoire cesse de se répéter. Il ne faut pas être condamné à toujours fuir devant le fascisme ».
Rémy Ourdan