L’exposition Juifs d’Orient, à l’IMA, provoque une interrogation salutaire

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Le Professeur Denis Charbit, professeur de science politique et membre de la commission scientifique de l’événement, revient sur les réactions provoquées par le prêt par Israël d’objets.

Monter une exposition sur les « Juifs d’Orient » était une gageure. Non à cause du thème retenu, mais à cause du lieu où elle se déroule : l’Institut du monde arabe (IMA). C’est la première fois que cette institution vénérable, qui a ouvert ses portes en 1985, consacre une exposition à une thématique sensible, susceptible de ranimer le contentieux autour du départ des juifs des pays arabes, sans compter l’interminable conflit israélo-palestinien.

Invité à rejoindre la commission scientifique présidée par Benjamin Stora, le commissaire général pour traiter de la période contemporaine, j’ai revu et relu avec les trois commissaires de l’IMA tout ce qui dans les salles et dans le catalogue concernait la décolonisation et le conflit israélo-palestinien dans un climat de confiance réciproque remarquable. L’inauguration en présence du président de la République puis le succès public et critique rencontré par l’exposition ont été le couronnement de cette coopération exemplaire.

Convaincu qu’une telle exposition en un tel lieu était une date à marquer d’une pierre blanche, j’ai émis l’hypothèse au cours d’une interview donnée au site juif Akadem, voué à la culture et à l’histoire juives, que celle-ci était un premier fruit, sur le plan culturel, des accords d’Abraham [signés en 2020 entre Israël et plusieurs Etats arabes]. Il s’avère pourtant que Jack Lang [président de l’IMA depuis 2013] en avait conçu le projet dès son arrivée. L’hypothèse est donc erronée, et je le concède volontiers. Mais, qu’on déplore la signature de ces accords ou qu’on s’en réjouisse, l’exposition se déroule dans ce nouveau contexte où des pays arabes consentent, après soixante-dix ans de boycottage, à nouer des relations diplomatiques avec Israël.

Impensé de l’histoire de la décolonisation

J’ai fait valoir également que deux institutions israéliennes avaient prêté trente pièces à l’IMA. Ce sont très exactement six pièces qui ont été empruntées au Musée d’Israël, à l’Institut Ben-Zvi et à l’Office de presse, les vingt-quatre autres émanant de la collection privée rassemblée par William L. Gross à Tel-Aviv. A cet égard, la pétition signée par un collectif d’intellectuels arabes exhalait un parfum d’arrière-garde : il s’agissait de rappeler à l’ordre l’IMA en faisant valoir que la solidarité avec la cause palestinienne exclut toute coopération avec Israël, quelle que soit son ampleur : une pièce, six pièces ou cent pièces, c’est du pareil au même. Une question de principe érigée en dogme.

Cependant, il faut se rendre à l’évidence : indépendamment des accords d’Abraham ou de la coopération avec Israël, un tabou a bel et bien sauté. En d’autres temps, l’exposition « Juifs d’Orient » à l’IMA eut été inconcevable. Accords d’Abraham ou pas, pièces empruntées à Israël ou pas, l’essentiel est bien que l’IMA ait organisé une telle exposition en ses murs.

Je ne cacherai pas que la pétition signée par des écrivains et des cinéastes dont j’apprécie l’œuvre m’a meurtri. Outre la mise en cause personnelle dont j’ai été l’objet, la pétition m’impute de vouloir normaliser la domination israélienne en Cisjordanie. Or, je n’ai jamais écrit une seule ligne pour l’approuver et je ne cesserai de la combattre, jusqu’à mon dernier souffle s’il le faut. Puis-je révéler qu’après avoir assisté à l’ouverture de l’exposition, de retour en Israël, j’ai animé un séminaire de quatre jours avec les militants de l’organisation israélienne Breaking the Silence, laquelle recueille les témoignages de soldats sur les pratiques de l’armée israélienne dans les territoires occupés.

Mais ce malentendu sur mes convictions politiques ne présente pas une si grande importance. Le plus grave à mes yeux est le fait que cette polémique a constitué une diversion, un prétexte pour ne pas avoir à relever le double défi soulevé par l’exposition : l’existence d’une culture judéo-arabe à travers les siècles puis, en fin de parcours, le départ en moins de deux décennies de la plupart des juifs du Maghreb et du Machrek. Pas un mot dans la pétition en question sur cet impensé de l’histoire de la décolonisation : les pays arabes, qui auraient dû, par cohérence avec leur antisionisme même, donner l’exemple d’une intégration réussie de leurs minorités juives, n’ont rien fait pour les retenir, bien contents de s’en débarrasser en les dénonçant comme une cinquième colonne au service d’Israël.

Une culture judéo-arabe bien vivante

Si les juifs sont partis au lendemain des indépendances, c’est parce qu’ils pressentaient qu’on ne leur accorderait guère l’égalité des droits dans les nouveaux Etats issus de la décolonisation et qu’à ce moment-là, les portes du Canada, de la France, et surtout d’Israël leur furent grandes ouvertes, offrant une patrie aux juifs du monde arabe, comme aux juifs d’URSS et de l’Allemagne nazie, comme à ceux de tous les pays, surtout lorsque leur condition juive les vouait à la discrimination.

Et cependant, dans le prolongement apparent de la polémique en question, voilà que [l’écrivain] Elias Khoury, dont le nom figure en premier parmi les signataires de la pétition, vient d’ouvrir une brèche. Le 6 décembre, il a publié dans Al-Quds Al-Arabi, le quotidien arabe imprimé à Londres, un article qui fera date. Tout en persistant à dénoncer la coopération de l’IMA avec Israël, tout en m’imputant un rôle et une complicité active dans la normalisation de l’occupation israélienne, tout en désignant, à tort, des lacunes dans l’exposition alors que justement l’exposition et le catalogue relatent par des documents photographiques et des textes le départ des juifs des pays arabes et leur sort en Israël, Elias Khoury, avec un courage qu’il faut saluer, s’est résolu à montrer la face d’ombre des indépendances : il reconnaît que le départ des juifs vers Israël fut un drame dans lequel le monde arabe a sa part de responsabilité, ce qui justifie, soixante-dix ans après, qu’on procède, à ses yeux, à une autocritique au lieu d’accuser exclusivement Israël, comme toujours.

Khoury déclare, mot pour mot, que le départ des juifs des pays arabes fut « le pendant de la Nakba ». Nul parmi les intellectuels arabes ne l’a jamais écrit ainsi. Elias Khoury va plus loin encore : il reconnaît l’existence d’une culture judéo-arabe vivante, portée aujourd’hui par des musiciens et des écrivains israéliens originaires du monde arabe. Elias Khoury se situe dans le sillage de l’attitude pionnière en son temps d’Edward Saïd, lorsque celui-ci estima devoir condamner avec la plus grande fermeté le négationnisme de la Shoah en vogue dans le monde arabe sous prétexte de solidarité avec la cause palestinienne.

En citant les noms de quelques écrivains israéliens judéo-arabes, il rappelle que l’art peut ériger un pont que ne peuvent détruire la raison d’Etat et la solidarité militante. Car il y a des juifs-arabes qu’il aime, à Tel-Aviv et à Jérusalem. Cette attention sincère pour la culture judéo-arabe en Israël devrait dissuader la tentation funeste de réduire Israël à sa raison d’Etat, à la colonisation et à l’analogie avec l’apartheid.

Si l’exposition « Juifs d’Orient » à l’IMA a subi une première salve dénonçant la coopération avec Israël – comme si l’exposition se résumait à ses six malheureuses pièces (fort belles au demeurant) –, son mérite insigne, d’ordre extra-artistique, aura été de provoquer indirectement cette interrogation salutaire assumée par Elias Khoury. Admettre qu’un lien doit être établi entre l’histoire du monde arabe et l’histoire du conflit israélo-palestinien, reconnaître que les torts ne sont pas d’un seul côté, faire valoir qu’hébreu et arabe dialoguent en Israël, et pas seulement dans le registre de la violence, voilà des avancées réelles qui préparent à la réconciliation future, bien plus que les anathèmes et les boycottages.

Pour une fois, un intellectuel prend des risques et fait sauter à son tour un tabou, ce qui est son rôle par excellence. Elias Khoury accuse, et pas seulement Israël. Animés par la détermination de Benjamin Stora, le professionnalisme des trois commissaires et l’expertise des membres du comité scientifique, nous n’aurons pas travaillé pour rien.

Denis Charbit est professeur de science politique à l’Université ouverte d’Israël