Iris Real, romancière israélienne livre sur Ha’Aretz l’histoire de sa mère, juive marocaine qui a émigré en Israël, où elle a épousé un Ashkénaze. Un récit autobiographique qui rappelle le clivage tenace entre Juifs orientaux et occidentaux dans ce pays et les injustices subies par les Mizrahim et autres Juifs considérés comme “d’Orient”.
Sur un siège de l’hôpital Ichilov de Tel-Aviv, mon regard est attiré par le journal. Je le ramasse et l’ouvre à la page 2. “Regarde”, dis-je à ma mère. Elle plisse les yeux, ne comprenant pas tout de suite. “Ah!” s’écrie-t-elle, étonnée, avant de répéter mon nom avec inquiétude, comme si sa parution dans un journal le lui rendait étranger et qu’elle essayait de ne pas mal le prononcer. Elle a l’air contente, mais cela ne nous rapproche pas davantage. Au contraire. La distance creusée entre nous par une foule de détails biographiques n’en est que plus concrète.
Je la félicite pour ses cheveux qui commencent à repousser. Depuis qu’elle est tombée malade un an auparavant et qu’elle les a perdus, elle s’est mise à porter des bonnets de laine, ressemblant ainsi à son père, lequel ne retirait jamais son chapeau de laine, même lors des fêtes. Peut-être mon grand-père préférait-il ce couvre-chef à la kippa? Peut-être était-ce une habitude qu’il avait emportée de son village des montagnes de l’Atlas, et à laquelle il s’était accroché à Hatzor Haglilit, la ville juive de Galilée [fondée en 1953 près de Safed, au nord du lac de Tibériade] où il s’était installé et où il est désormais enterré ?
Un beau teint. Ses yeux se tournent vers mon bras qui est presque collé au sien. “Tu es noire, tu vas souvent à la plage?” Elle ouvre le haut de son chemisier pour me montrer qu’elle aussi prend des couleurs, ajoutant non sans plaisir que nous avons en commun un beau teint. Lorsque ma mère me portait dans son ventre, ma grand-mère Chawa, la belle-mère de mon père, ashkénaze, lui donnait de grands bols de fraises à la crème. Ma mère, une adolescente de 17 ans, mangeait sagement. Chawa était originaire d’Europe et portait des écharpes en fourrure de renard. Sa maison était garnie de miniatures en cristal, ainsi que d’un lustre en cristal poli, ce qui fascinait ma mère. Quand elle avait fini la préparation sucrée, jusqu’à la dernière goutte, elle courait vomir, et quand elle revenait, en larmes et à bout de souffle, ma grand-mère lui tapotait le dos : “Ce n’est pas grave, l’important, c’est que quelque chose soit entré.” Ma mère ne savait pas alors que, dans son dos, ma grand-mère se vantait de noyer ses fraises de crème pour que je ne sorte pas de son ventre aussi noire qu’elle.
Ma mère supporte patiemment ma compagnie dans les salles d’attente de l’enfer, s’assied sagement dans le cabinet du médecin et laisse sa fille poser les questions. Jamais ma mère ne pourrait imaginer que, la nuit précédente, sa fille si assurée n’a pas trouvé le sommeil, se tournant et se retournant dans son lit, et que, dans la salle d’attente, ses tripes se tordent d’une terreur qu’elle s’efforce de ne pas trahir. “De quoi as-tu peur ?” lui demandais-je, alors que ses genoux s’agitaient. Avant notre premier rendez-vous à l’hôpital Ichilov, je lui ai dit que le médecin était éthiopien. Elle a réagi par un “ah” neutre, avant d’ajouter : “Je ne sais pas quoi dire.” Cela veut dire que, jusqu’à ce qu’elle connaisse mon sentiment et, donc, ce qu’on attend d’elle, elle préfère garder le silence. Ce qui est une nette amélioration par rapport à la réaction de ma grand-mère paternelle, lorsque mon père “lui a ramené une immigrante du Maroc”.
L’ange de l’histoire
Comment résumer l’histoire familiale ? Mon père est né à Krasnobrod, une bourgade [majoritairement juive] de la province de Lublin, dans le sud-est de la Pologne actuelle. Lorsque, au début de la Seconde Guerre mondiale, le 23 septembre 1939, la Gestapo a investi la ville, assassiné ses habitants juifs et pillé leurs biens, il est parvenu à fuir vers l’est avec ses parents et sa sœur, jusqu’en Sibérie. Après trois années d’errance et la mort de sa femme de la fièvre typhoïde, mon grand-père a mis mon père et sa sœur sur un bateau rempli d’autres enfants réfugiés pour rejoindre la Palestine via l’Iran. Sa tante célibataire les a accueillis dans sa maison du kibboutz Ramat Hakovesh [situé dans le centre d’Israël]. Lorsque mon grand-père a, à son tour, immigré en Israël avec sa nouvelle épouse, Chawa, mon père a refusé de s’installer avec eux à Bnei Brak [ville ultra-orthodoxe proche de Tel-Aviv]. Il a ensuite suivi une formation en agronomie au kibboutz Ashdot Yaakov [situé au sud du lac de Tibériade]. C’est là qu’il a rencontré ma mère.
Ma mère est née à Casablanca, au Maroc, et a immigré en Israël en 1957 avec sa mère, ma grand-mère maternelle, Suleika Nidam. Hananya, son frère aîné, avait déjà immigré avec leur père. En Israël, ils s’étaient séparés, le père s’installant à Hatzor Haglilit et le fils à Kiryat Gat [ville juive orientale proche de la bande de Gaza fondée en 1955]. Quant à la mère et la fille, elles avaient rejoint Marseille et attendu un navire pour Israël pendant des mois dans un camp de candidats à l’émigration. Après avoir été évidemment pulvérisées de produits antipoux dans le port de Haïfa, elles avaient été envoyées au kibboutz Maoz Haïm [au sud du lac de Tibériade] et à nouveau lavées et désinfectées.
Quelques mois après son arrivée, ma mère est partie seule pour le kibboutz Ashdot Yaakov. Là, dans le réfectoire, elle a vu mon père la regarder avec un regard mêlé, comme elle l’apprendrait plus tard, de 35 % d’admiration et de 65 % de certitude qu’elle serait son épouse. Je suis leur seule enfant.
Il n’y a pas longtemps, j’ai demandé à ma mère ce que le mot “ashkénaze” signifiait pour elle. “Un Ashkénaze est éduqué”, a-t-elle d’abord répondu, hésitante, avant de poursuivre : “Il est sûr de lui, arrogant et tout lui est dû.” Leur mariage n’a tenu que deux ans, mais il a façonné à vie l’identité de ma mère, laquelle en livre un récit digne d’une version israélienne de My Fair Lady. Mon père, raconte-t-elle, a veillé sur l’éducation de son Eliza Doolittle et l’a envoyée à la bibliothèque du kibboutz avec une liste de tous les classiques européens du xixe siècle traduits en hébreu.
Ma mère a toujours prétendu que ses parents ne savaient ni lire ni écrire. Or, dans les années 1920 et 1930, le Maroc était maillé par le plus important des réseaux éducatifs juifs du pays, l’Alliance israélite universelle. Il y avait, certes, aussi les réseaux orthodoxes Otzar Hatorah et Ohalei Yosef Yitzhak, mais l’Alliance s’enorgueillissait d’une vision éclairée, européenne, du monde. L’horizon qu’elle promettait à ses élèves était l’intégration dans la société française. Quant aux réseaux orthodoxes, c’étaient des agents de l’orthodoxie juive, certes, mais européenne. Les Européens [juifs] étaient perçus comme des civilisateurs et les indigènes [juifs] comme de futurs civilisés.
Ce faisant, les Juifs du Maroc furent tiraillés entre la préservation de leur culture d’origine et l’intégration dans la culture de la puissance coloniale [française]. On perçoit des réminiscences de cette gratitude indigène dans la façon dont ma mère prononce “École centrale” avec l’accent français. C’est l’école française qu’elle fréquentait à Casablanca, laquelle n’appartenait pas aux réseaux d’enseignement juifs. Ma grand-mère avait décidé que sa fille se nourrirait directement à la source : “la belle Paris”.
Une sorte de triomphe
J’ai longtemps cru que le fait d’être devenue écrivaine alors que mes grands-parents marocains étaient analphabètes était en quelque sorte une victoire de l’esprit ou de l’éducation sur l’ignorance. Ce n’est que récemment que j’ai commencé à douter du récit de ma mère. Comme celle de beaucoup de Juifs d’Afrique du Nord, la conscience de ma mère s’est façonnée à partir de souvenirs, mais aussi d’oublis. Quand je lui ai demandé pourquoi ma grand-mère n’était pas allée à l’école, alors qu’elle avait grandi à Casablanca, elle a haussé les épaules.
Les parents de ma grand-mère venaient de Ouarzazate, aux confins de l’Atlas et du Sahara, et cela lui a semblé une preuve suffisante : “Dans le village de ton grand-père, il n’y avait pas d’école juive.” Même si je n’ai jamais pu trouver le nom du village natal de ce dernier, j’ai entre-temps découvert qu’il n’y avait pas de village avec plus de trente Juifs qui ne disposait pas de sa petite synagogue où tous les enfants apprenaient la langue liturgique. Et, dès lors que ma grand-mère a grandi à Casablanca, il est plus que probable qu’elle ait fréquenté l’école pendant au moins cinq ans.
L’histoire des membres de ma famille paternelle originaires d’une bourgade polonaise, les professions qu’ils y exerçaient, leur éducation et leur mode de vie, tout cela est parfaitement documenté et ma mère peut en faire le récit tel que mon père 28 27 le lui a livré. Alors, pourquoi sa présentation de sa propre famille soulignait-elle un côté primitif et sous-développé, et non la beauté et la puissance de ses ancêtres Imazighen, les “hommes libres”, comme les Berbères se désignent?
Selon son humeur, ma mère se montrait parfois prête à reconnaître l’injustice institutionnalisée en Israël. Mais, d’une part, elle ressentait une profonde nostalgie pour ses années passées au kibboutz et pour ce que son mari, un survivant de la Shoah originaire d’Europe orientale, lui avait donné : la normalité d’une identité avec un vernis occidental, ce, au prix d’un mariage à 16 ans et d’une grossesse à 17 ans. D’autre part, même si elle ne l’a jamais admis ouvertement, elle s’est longtemps perçue comme une Ashkénaze par procuration. Malgré tout son amour pour ses parents, elle se sentait culturellement supérieure à eux, ainsi qu’à son second mari et à ses autres enfants.
En quittant mon père et en me laissant à sa garde, elle a vite compris qu’elle renonçait à jamais à ses privilèges, à son passeport pour la société hégémonique [ashkénaze] israélienne. Au début, elle a vécu à Kiryat Gat avec sa mère, Suleika, et près de son frère. Il y a deux anecdotes familiales remontant à la période où j’ai vécu avec elle et Suleika. Dans la première, ma grand-mère ashkénaze, Chawa, m’aurait trouvée en train de manger dans des poubelles dans la rue, m’aurait ramenée chez elle et aurait juré de ne jamais me rendre à ma mère (et ce fut le cas). Dans la seconde, ma mère aurait découvert que j’avais échangé dans une épicerie son nouveau balai contre un sorbet au citron.
Ces deux histoires sont différentes, mais j’y vois les germes du conflit narratif centré sur mes origines ethniques et qui s’est renforcé à la suite du divorce de mes parents. Dans la version A, les deux femmes frenk [terme yiddish péjoratif pour nommer les Orientaux ou Mizrahim, les Juifs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient] restaient assises toute la journée sans veiller aux besoins de la gamine. Dans la version B, l’influence polonaise avait transformé la gamine en une Zydowka [terme polonais péjoratif pour désigner les Juives d’Europe orientale], âpre au gain du haut de ses 3 ans.
Finalement, ma mère a déménagé à Hatzor Haglilit avec son nouveau mari afin d’être proche de son père, de son frère et de sa demi-sœur. Elle voulait une tribu, un sentiment d’appartenance communautaire. Pleine de ressources, elle a appris à conduire, est devenue aide-soignante, a dirigé une crèche et a envoyé son mari rénover une petite maison du sud de Tel-Aviv, qui appartenait aux parents de ce dernier. Quand il eut fini de goudronner le toit, de carreler la cour, de blanchir les murs et d’aménager une chambre pour sa maman, ma mère s’y installa avec les enfants.
Invention de soi, abnégation
Elle s’est ensuite mise en quête d’un emploi. Elle a été embauchée dans une crèche de la Wizo [Organisation internationale de femmes sionistes], dans le quartier populaire de Hatikva, et en est ensuite devenue la directrice. Enfin, au bout de trente longues années, elle récupérait en quelque sorte le passeport de la société israélienne dominante [ashkénaze], qu’elle avait perdu en quittant mon père.
Mais les fantômes du passé reviennent toujours. Ma demi-sœur, la fille préférée de ma mère, est la gouvernante de l’une des familles les plus riches d’Israël. Ma mère dit qu’ils la traitent bien et qu’elle est comme un membre de la famille. Mais je vois bien l’amertume dans les yeux de ma mère. Après toutes ces années, le destin la force une fois de plus à tomber en admiration devant des Ashkénazes nantis.
Quelque chose s’est effondré chez ma mère lorsqu’elle s’est séparée de sa famille d’origine, s’est installée au kibboutz, s’est mariée, a accouché et a essayé de toutes ses forces de s’adapter aux exigences de l’environnement culturel qui l’avait adoptée. Dès lors, elle a été prise dans une tension permanente entre invention de soi et abnégation : comment être et comment ne pas être soi-même, le tout appris sur le tas.
Elle a rapidement appris, sans se poser de questions, et nous, ses enfants, avons dû vivre avec les conséquences. Après que les autorités israéliennes lui ont imposé un nouveau patronyme, avec un manque scandaleux d’imagination, elle n’a fait que s’éloigner de sa culture d’origine, progressant sans cesse mais n’aboutissant en définitive nulle part. Ma mère n’a jamais pu retrouver le chemin vers la personne qu’elle était et est restée éternellement coincée entre deux mondes, là où je suis moi-même coincée en sa compagnie.
Cependant, ces dernières années, elle semble peu à peu se délester de tout ce drame et le transmettre dans son intégralité, à moi, l’unique enfant issue de son mariage avec un Ashkénaze. Plus elle vieillit, plus elle se débarrasse des usages appris jadis au kibboutz et semble retrouver un peu de son essence marocaine, comme un émigré retrouve son pays natal. Elle s’est remise à parler un arabe marocain approximatif, à glisser une image du célèbre rabbin marocain Baba Salé dans un cadre et à célébrer la Mimouna [fête marocaine concluant la semaine de la Pâque juive] dans sa cour, évoluant entre les tables vêtue d’un caftan turquoise brodé de fils d’or, un plateau de moufletta [crêpes traditionnelles marocaines] dans les mains.
Sa maladie a aussi réveillé autre chose. Pendant des années, son entourage l’avait appelée “Ahouva”. Ce n’est que récemment que j’ai découvert sur sa carte d’identité qu’elle était enregistrée sous le prénom français que ses parents lui avaient donné, “Yvonne”, et c’est ainsi que le personnel de l’hôpital l’appelle.
Malheureusement, aucun crédit ne m’a été octroyé pour m’être enfermée dans l’identité juive orientale en geste de reconnaissance envers la jeune Juive de Casablanca qui, à 17 ans, me porta dans son ventre. Aucun crédit, sinon le droit d’être privée à égale mesure de deux moitiés, la blanche et la noire, et, dans le fond, d’être condamnée à un sentiment d’aliénation.
Iris Leal
Avec courrierinternational et haaretz