Wajdi Mouawad, Bertrand Cantat, Christine Ockrent et les féministes

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La première de la pièce de théâtre « Mère », dont la musique a été composée par le chanteur condamné pour le meurtre de Marie Trintignant, a été agitée.

Beaucoup d’émotions au théâtre de la Colline, à Paris. Une soirée particulière. La première de la nouvelle pièce de Wajdi Mouawad, dont Bertrand Cantat signe la musique, en pleine polémique liée au mouvement #MeTooThéâtre. Comme on le pressentait, des militantes féministes ont tenté de bloquer l’accès au théâtre dirigé par le dramaturge. Pour Mère, Wajdi Mouawad a collaboré avec Bertrand Cantat, comme il l’a déjà fait par le passé. L’ex-chanteur de Noir Désir a été condamné en 2003 à huit ans de prison pour le meurtre de sa compagne Marie Trintignant. Il a été incarcéré pendant quatre ans, avant de bénéficier d’une libération conditionnelle en 2007. Son contrôle judiciaire a pris fin en 2011.

Vendredi soir, des féministes, masque noir sur le visage, dénonçaient le fait que Wajdi Mouawad ait demandé à Bertrand Cantat d’écrire des chansons pour sa pièce. Une vingtaine d’entre elles sont arrivées vers 20 heures. Elles ont cadenassé les portes d’entrée où se pressait le public, allumé un fumigène rouge, puis déroulé une banderole en criant : « Cantat assassin, Mouawad complice ! » Ou encore : « Il l’a tuée et vous l’applaudissez ! »

Retard

Le vendredi matin, une activiste féministe passionnée de théâtre, qui fait des critiques de pièces sur YouTube et qui a lancé sur Twitter le hashtag #MeTooThéâtre, avait menacé sur le réseau social : « Ça va être extrêmement intéressant de savoir qui dans la presse théâtrale sera à la première de Mère de Wajdi Mouawad ce soir. Ça sera le festival des « malgré les polémiques, la musique de Bertrand Cantat… la sensibilité de Mouawad… ». Nous verrons qui sont nos allié.e.s. »

Dans un communiqué, le Syndicat professionnel de la critique dramatique a réagi. Reconnaissant dans le mouvement #MeTooThéâtre un combat « juste et légitime », il a déploré des « positions extrémistes. » Wajdi Mouawad, lui, s’était déjà exprimé dans une longue lettre. Le public a finalement pu entrer par une porte, certaines personnes se plaignant des féministes, qualifiées de « fascistes ». Les militantes sont reparties. Vers 21 heures, la pièce a pu démarrer.

Une œuvre singulière et universelle 

La pièce, justement, parlons-en. Elle débute sans qu’on y prenne garde. Wajdi Mouawad lui-même nous demande d’éteindre nos portables puis fait cette confession : il n’a plus pleuré depuis la mort de sa mère, en 1987. Progressivement, les lumières s’éteignent. On se retrouve plongé à la fin des années 1970. Dans la cuisine, une mère qui a fui avec ses trois enfants la guerre du Liban pour Paris. Son mari est resté à Beyrouth pour continuer à travailler et vendre sa marchandise. À la radio, Adamo chante « Tombe la neige ». Jacqueline, la mère, l’adore autant qu’elle déteste Serge Gainsbourg. Le petit Wajdi Mouawad a 10 ans. Quand il allume la télévision, Christine Ockrent, la journaliste d’Antenne 2 (aujourd’hui France 2), présente le journal de 20 heures. Elle fait partie de la famille. Le Liban est en guerre. Et les nouvelles, presque le seul lien qui unit ces êtres à leur pays, sont chaque jour de plus en plus terribles. La mère, qui fantasme de pouvoir retourner bientôt chez elle, n’en peut plus. Elle s’inquiète pour son mari. Elle vocifère en arabe, crie sur ses enfants et angoisse car les lignes téléphoniques entre la France et le Liban sont régulièrement coupées.

Wajdi Mouawad multiplie les mises en abyme. Christine Ockrent, qui joue son propre rôle, est dans le téléviseur mais en sort quand il s’agit de rassurer cette famille meurtrie. Le dramaturge conte son histoire. Celle de sa mère. Mais il n’oublie pas le théâtre. Le vrai et le faux s’entremêlent. Les souvenirs, les photos d’archives et les sensations aussi. La musique de la série Dallas qu’ils regardent en famille. Des images du massacre de Sabra et Chatila de 1982. Le dessin animé Goldorak. Une vieille publicité pour la purée Mousseline. Le générique de fin des programmes conçu par Folon pour Antenne 2. Un drame se joue au sein de cette famille libanaise en exil à Paris. Et son héroïne tragique n’est autre que la mère du dramaturge.

Fin de la trilogie

« Tous les Libanais ont deux mères, explique Wajdi Mouawad. La seconde, qui les a mis au monde autant que leur propre mère, est la guerre. Je n’échappe pas à cela. » Troisième volet de la trilogie Domestique de Wajdi Mouawad après Seuls et SœursMère mêle habilement théâtre documentaire, tragédie et humour pour créer une œuvre singulière et universelle. La cruauté de l’exil, la difficulté à se reconstruire, l’impossibilité d’oublier sont traitées la plume dans la plaie, comme Albert Londres en son temps. Aïda Sabra, dans le rôle de la mère, est troublante de justesse. À 77 ans, Christine Ockrent réalise des débuts prometteurs sur les planches.

On regrette juste quelques longueurs et répétitions narratives qui rendent la pièce moins percutante que deux œuvres incontournables du dramaturge, Incendies (adaptée au cinéma par Denis Villeneuve) et Tous des oiseaux. La musique de Bertrand Cantat ? Trois-quatre chansons ou atmosphères musicales, dont un titre, une rengaine, « Le Soleil est mort ». Noir et beau.

Par Olivier Ubertalli

Source lepoint