L’essayiste et romancier suisse d’origine turque séfarade affirme son attachement à la judéité et à la profonde richesse de son héritage et exprime son hostilité à la politique d’Israël.
FIGAROVOX. – Votre enfance et votre mère ont contribué à forger votre sentiment sioniste. Celui-ci vous habite-t-il encore ?
Metin ARDITI. – Oui, bien sûr. Il convient de rappeler que le mot sionisme peut désigner des politiques très différentes les unes des autres, voire opposées. Au cours du XXe siècle, l’idée de la création d’un «Foyer juif» en Palestine s’est imposée, mais elle a connu de nombreux visages. Entre le sionisme d’intégration des Juifs sépharades d’Orient, le sionisme radical d’un Vladimir Jabotinski et d’un Abraham Stern, ou encore le sionisme rabbinique d’un Rav Kook, les différences sont profondes.
Dans les années 1925-1930, Martin Buber et son mouvement «Brit Shalom», soutenu par de grands intellectuels proches de l’Université Hébraïque de Jérusalem, prônait une cohabitation égalitaire entre juifs, musulmans et chrétiens sur toute la Palestine : un sionisme laïc. Antithèse aux idées de Martin Buber, le sionisme messianique, dit aussi néo-sionisme, revendique le caractère purement juif de l’ensemble des territoires dont on peut trouver la description dans la Bible. Sans compter qu’il est désormais un sionisme chrétien, mêlant à de bons sentiments de vraies ambiguïtés. C’est bien sûr le sionisme de Buber auquel je m’associe sans réserve, qui ne peut qu’être laïque par essence.
Vous critiquez l’amalgame entre le peuple juif et la nation israélienne. Pourquoi ?
L’État d’Israël mène en Cisjordanie, depuis plus de cinquante ans, une politique d’occupation contraire au droit international. Qui crée l’amalgame doit être conscient des conséquences d’un tel rapprochement. Celui qui s’opposera à la politique israélienne aura tendance à lui associer les Juifs de la diaspora. Cela ne définira pas l’antisémitisme, bien sûr. Mais ne soyons pas naïfs, cela ne pourra qu’y contribuer.
Cet amalgame se retrouve souvent là où on ne l’attend pas. En juillet 2017, M. Macron invitait M. Netanyahou à la journée nationale commémorant la rafle du Vél d’Hiv fomentée par le régime de Vichy en 1942. Le Premier ministre israélien n’était pas convié au même rang que d’autres chefs d’État ou de gouvernement : il était invité d’honneur, appelé à prendre la parole au même titre que le président de la République.
On peut s’interroger, sur le principe même de l’invitation. La rafle avait été, est, demeurera un drame français, et bien sûr un drame juif. À l’époque des faits, l’État d’Israël n’existait pas. Inviter son Premier ministre à s’exprimer, c’était, déjà, renforcer l’amalgame entre peuple juif et nation israélienne.
Mais il y eut plus grave. Dans son allocution, M. Netanyahou parla de Jérusalem, «capitale indivisible d’Israël et de tous les Juifs». Ces quelques mots portaient en eux plusieurs messages. Jérusalem, capitale d’Israël ? Voilà qui était contraire au droit international, un statut refusé, depuis la création de l’État d’Israël, en 1948, par la quasi-totalité des pays, qui maintiennent leur ambassade à Tel-Aviv.
Le 30 juillet 1980, la Knesset votait une «Loi fondamentale» faisant de Jérusalem réunifiée la capitale d’Israël. Cette annexion était condamnée par les résolutions 476 et 478 du Conseil de sécurité, affirmant que «l’adoption de la « Loi fondamentale » par Israël constitue une violation du droit international». La Résolution appelait également les «États qui ont établi des missions diplomatiques à Jérusalem à retirer ces missions de la Ville sainte».
En mettant sur un même plan Jérusalem, capitale d’Israël, et Jérusalem, «capitale du peuple juif», M. Netanyahou semait la division entre les Français de confession juive et leur pays, la France. Fallait-il que le président, après avoir écouté M. Netanyahou, le remercie d’un «Cher Bibi» doublement malheureux ? En adoubant ainsi le discours de M. Netanyahou, il renforçait l’amalgame. Israël = peuple Juif, disait M. Netanyahou. Peuple Juif = Israël, répondait par acceptation tacite M. Macron. Les actes commis par Israël dans les territoires occupés, sa politique de colonisation, portaient donc la signature du peuple juif tout entier. Comment ne pas se désoler devant tant d’irresponsabilité de la part d’un président, ami sincère des Juifs ?
Dans ces échanges de mots qui se voulaient aimables entre un Premier ministre roublard et un président débutant, il y avait pire. L’insinuation d’un soupçon quant à la loyauté des Français de confession juive à l’égard de la France. Un lien religieux ou culturel se métamorphosait en lien politique. Soudain, leur capitale ne serait pas à Paris (Disons : pas tout à fait. Ou pas seulement.) On ne saurait donner meilleur argument aux complotistes qui voient en tout Juif un cosmopolite dont la loyauté à son pays n’est jamais acquise. (Disons : pas à 100%.)
Comprenez-vous que l’on critique une «double allégeance», comme le fait Éric Zemmour ?
Il y a de cela quelques années, un sondage conduit par la Fondation pour l’Innovation politique (Fondapol) laissait deviner ce que je crois être le plus grand des dangers qui guettent les communautés juives de la diaspora. À savoir le soupçon de double allégeance.
En France, 91 % des personnes interrogées se déclaraient indifférentes lorsqu’elles apprenaient qu’une personne de leur entourage était juive. Mais les sondés n’étaient que 84 % à penser qu’un Juif est un Français comme un autre. Un de leurs compatriotes sur six pensait donc le contraire. Ce dernier chiffre porte les germes d’un antisémitisme définitif, celui de Drumont et de Maurras, ou de Drieu et de Brasillach, l’antisémitisme qui a nourri Vichy et qui est «sans retour». On ne dit pas «j’aime» ou «je n’aime pas» les Juifs. On pourrait même y être indifférent. On dit, plus simplement, «ils ne sont pas des nôtres et ne le seront jamais».
Plus récemment, le quotidien israélien Haaretz faisait état d’un autre sondage réalisé cette fois en Australie, pays connu pour être parmi les moins antisémites qui soient. Pourtant près d’un Australien sur cinq met en doute la loyauté de ses concitoyens juifs à l’égard de leur pays d’adoption.
Il en va d’Éric Zemmour comme de Jean-Marie Le Pen, selon le mot, à l’époque, de Laurent Fabius : il arrive qu’il soulève les bonnes questions, mais il ne leur apporte pas les bonnes réponses.
Quelles sont les formes de l’antisémitisme aujourd’hui en France ?
Aujourd’hui en France, l’antisémitisme est pluriel, il va des réseaux islamistes à un antisémitisme traditionnel d’extrême-droite. Ce qui me paraît essentiel est de veiller à ne pas contribuer à augmenter l’antisémitisme par des prises de position pleines de bonne volonté, mais aux effets contraires à ceux souhaités. Juifs et philosémites ont à cet égard un devoir. Dire – c’est fréquent – que l’antisémitisme est «l’affaire des autres» est juste sur le plan philosophique, mais irresponsable sur le plan pratique. C’est bien sûr avant tout l’affaire des Juifs. Qui oserait dire aux fantômes de la Shoah, les yeux dans les yeux, que l’antisémitisme n’est pas l’affaire des Juifs ?
Une journaliste (Laure Adler) interrogeait un jour Aharon Appelfeld, l’un des plus grands écrivains du XXe siècle. Comment s’accommodait-il des bruits de Tel-Aviv ? Ne lui fallait-il pas, pour écrire, le calme absolu ? Bien sûr, répondit Appelfeld, un grand tapage rend toute écriture impossible. Mais paradoxalement, la situation idéale, pour lui, n’était pas le calme absolu. Un petit brouhaha offrait un compromis idéal, pas si envahissant qu’il empêcherait l’écrivain de réfléchir, mais suffisant pour l’obliger à «rentrer en lui-même». Il le mettait en situation de se retrouver.
La notion du bruit de fond est une parfaite métaphore de l’antisémitisme. Il sera supportable, ou non, selon la place qu’il occupera sur le curseur. À trois pour cent, une société offrira à sa communauté juive un cadre de vie agréable. On peut même imaginer que, comme pour l’écrivain, un léger bruit de fond rappellera à la communauté sa singularité et lui permettra de la vivre avec bonheur. À dix pour cent, la situation sera tendue. À trente pour cent, elle deviendra invivable, d’autant qu’à un tel niveau, la parole se libérera : exprimer son antisémitisme par les mots ou les actes deviendra un droit. Une banalité.
Pourquoi vous a-t-on reproché de ne pas être «un bon Juif» ?
Lorsqu’avec des coreligionnaires je partage mes interrogations, leur ton souvent déclamatoire, leurs mots qui annoncent le drame, leurs attitudes culpabilisatrices me font penser aux sons du timbalier. Dans un orchestre symphonique, il occupe une place à part, toujours au plus haut de l’orchestre, en son axe médian, et visible de toute la salle. Sur le plan musical, son rôle est immense : il dicte la dramaturgie. En dépit de la simplicité apparente de son art – par comparaison à celui d’un violoniste ou d’un hautboïste – le timbalier devra être un soliste de très grand talent. Ce sera lui qui annoncera le drame et le fera vibrer au plus fort. C’est ainsi qu’on me la joue, si j’ose dire : «Tu te retournes contre les tiens, déjà que le monde entier est contre nous. Tu trahis. Tu n’es pas un bon Juif. Tu es antisémite». Vient enfin le coup de grâce : «Tu n’es pas fier d’être juif».
Peut-on être fier d’un legs dont on n’est responsable en rien ? Le fils de milliardaire doit-il se vanter des quantités d’argent qui lui échoient ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit : le juif hérite d’un patrimoine moral et culturel exceptionnel. La Torah, le Midrash, le Talmud, la Kabbale…, sans parler du théâtre yiddish, de Groucho Marx, des contes d’Isaac Bashevis Singer… Il doit en être heureux, admirer le legs et, surtout, le préserver. Je me sens extraordinairement chanceux d’être fils du peuple juif. L’héritage est ici d’une profondeur abyssale. Je le reçois avec émotion. Mais puis-je en être fier ? Ce serait vouloir recueillir des applaudissements auxquels je n’ai aucun droit. Cela me paraîtrait même obscène.
Il y va, surtout, d’un héritage que je ne dois pas entamer ou dilapider en manifestations pétaradantes et en actes narcissiques. Un héritage que je dois recevoir sans verser dans le hubris contre lequel la mythologie grecque me met en garde. Et dans l’idéal, un héritage que je dois m’efforcer d’enrichir, serait-ce très petitement. Mais en être fier, non. On ne peut pas être fier de ce que l’on n’a fait que recevoir «en se donnant la seule peine de naître».
Quel héritage et quel apport la judéité a-t-elle à offrir à notre monde ?
L’héritage est exceptionnel, je viens d’en esquisser quelques composantes. La pensée juive a été la première à s’élever à hauteur d’un Dieu unique. Elle a engendré le christianisme et l’islam, qui reconnaît nombre de ses prophètes. Mais cela place les récipiendaires d’un tel héritage face à une responsabilité de même rang. Il n’est de judéité achevée que dans l’unique fidélité à l’humanité.
Diplômé de physique et de génie atomique, Metin Arditi est essayiste et romancier. Il publie dans la collection «Placards et Libelles» du Cerf, «Le onzième commandement, quand obéir c’est trahir».