Interview de Bari Weiss, qui avait démissionné du NYT antisémite

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L’ancienne journaliste des pages Débats du New York Times, devenue la tête de pont de la résistance au mouvement woke aux États-Unis, met en garde les intellectuels français contre cette censure idéologique qui n’est pas un fantasme de la droite, mais un péril bien réel pour la vie de la pensée.

Recrutée au New York Times pour apporter du pluralisme aux pages Débats du quotidien américain, la journaliste a démissionné avec fracas en juillet 2020 en raison de la censure idéologique de plus en plus pressante au sein de la rédaction. Depuis, Bari Weiss est devenue la tête de pont de la résistance au mouvement woke aux États-Unis, multipliant des initiatives (médias, universités) pour créer des institutions alternatives à celles qu’elle estime gangrenées par l’idéologie racialiste. Son essai Que faire face
à l’antisémitisme?
 vient d’être traduit en France chez Robert Laffont. Elle y décrit les trois types d’antisémitisme de retour en Occident: celui de l’ultradroite, qui continue à tuer aux États-Unis, celui de l’extrême gauche, qui avance masqué sous les grands discours antisionistes ou décoloniaux et l’antisémitisme islamique bien souvent nié dans le débat public. Dans ce grand entretien accordé au Figaro, elle met en garde les intellectuels français contre le wokisme qui n’est pas un fantasme de la droite, mais un péril bien réel pour la vie de la pensée.

LE FIGARO. – Vous dites que vous faites partie de la génération de Juifs la plus chanceuse de l’histoire, qui n’a pas expérimenté la persécution, et en même temps que vous vivez le retour de l’antisémitisme. Pensez-vous qu’il est à nouveau risqué d’être juif en Occident?

Bari WEISS. – Si vous regardez à travers la longue lentille de l’histoire juive, le fait que nous soyons les Juifs les plus chanceux de toute l’histoire juive est toujours vrai à 100 %. Mais si vous comparez où nous en sommes maintenant à où nous étions il y a quelques décennies, le monde dans lequel ma génération est née, le consensus de ce monde, ses normes culturelles (l’idée de juger les gens sur la base de leurs actes et non sur la base de leur lignée) reculent rapidement. Au fur et à mesure qu’elles reculent, la situation des Juifs devient beaucoup plus précaire. Ce n’est pas moi qui le dit. C’est visible dans chaque statistique, chaque enquête, chaque sondage (en 2017, 58,1 % des crimes haineux aux États-Unis visaient les Juifs).

C’est visible également dans le comportement des jeunes Juifs. Ils ressentent le besoin de cacher leur identité sioniste dans les environnements les plus prétendument libéraux (de gauche, NDLR) de ce pays. Cela aurait été assez impensable il y a vingt ans. J’écris sur la haine des Juifs – et en particulier le genre de haine des Juifs qui est beaucoup plus subtile, qui se drape dans le langage de la justice sociale – depuis plus d’une décennie. Autrefois, il y avait une affaire vraiment importante par mois qui devait être racontée. Ensuite, c’est devenu une fois par semaine. Maintenant, il y en a plusieurs en une seule semaine. Et ce qui est effrayant, c’est la vitesse avec laquelle nous nous y sommes habitués.

Vous distinguez dans votre livre trois types d’antisémitisme: celui de l’ultradroite, celui de l’extrême gauche et celui de l’islam. En Europe, il semble que l’antisémitisme d’extrême droite soit devenu résiduel, en tout cas ce n’est pas lui qui tue, sauf exception. Ce n’est pas le cas aux États-Unis?

Nous n’avons pas la même population – nous n’avons pas d’afflux de réfugiés du Moyen-Orient ici – c’est donc une situation totalement différente. La raison pour laquelle il y a maintenant des gardes armés dans les lieux juifs, dans les JCC (Jewish Communauty Centers, NDLR), les synagogues et les écoles et même les écoles maternelles, n’est pas que nous craignons qu’un antisioniste d’extrême gauche entre avec une arme à feu. C’est parce que nous craignons l’ultradroite. L’ultradroite est certainement le groupe le plus meurtrier, le plus dangereux physiquement. Mais les suprémacistes blancs et les néonazis ne sont pas le genre de personnes que la plupart des Juifs rencontrent dans leur vie quotidienne ; ce n’est pas le style d’antisémites qui peuvent être assis en face de vous lors d’un cocktail. L’antisémitisme d’ultradroite dit: «Tuez tous les Juifs.» C’est extrêmement explicite. Et puis il fait ce qu’il promet. L’antisémitisme d’extrême gauche dit: «Rejoignez-nous dans une humanité universelle! Soyez du bon côté de l’histoire! Rejoignez la communauté des justes! Tout ce qu’il faut, c’est effacer la part essentielle de ce que vous êtes.»

Selon un sondage, 74 % des Américains ont une haute opinion d’Israël, c’est beaucoup plus que dans d’autres pays!

Nous vivons une époque où le centre politique s’est effondré. Et la pensée montante à la fois à gauche et à droite est de diviser le monde en catégories binaires – en opprimés et oppresseurs, en vrais Américains et en faux Américains. De telles idéologies manichéennes sont intrinsèquement dangereuses pour les Juifs. La deuxième chose est la prise en main idéologique des institutions élitistes créatrices de sens. Nos journaux, nos studios de Hollywood, nos universités, nos maisons d’édition, les départements RH de toutes nos grandes entreprises – les institutions qui façonnent la culture – ont été capturés par une idéologie illibérale qui est intrinsèquement hostile aux Juifs et à quiconque ne souscrit pas à tous les aspects de la nouvelle orthodoxie.

La troisième chose est que l’antipathie pour Israël – c’est-à-dire la croyance du mensonge digne de l’URSS selon lequel le sionisme est du racisme, même si vous ne savez pas placer Israël sur une carte – est devenue un élément normatif de la jeunesse politique progressiste. Ce n’est pas l’opinion de l’Américain moyen. Ce n’est pas celle de la vieille garde du Parti démocrate. Mais c’est certainement celle du Squad (groupe de quatre femmes Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, Ayanna Pressley et Rashida Tlaib élues à la Chambre des représentants en 2018 et connues pour leurs positions particulièrement woke, NDLR). Et c’est l’opinion de l’élite et des influenceurs culturels à la mode dans ce pays.

Vous parlez du concept d’intersectionnalité et de la façon dont il a fait passer les Juifs du statut d’opprimé à celui d’oppresseur. C’est-à-dire?

Cette idéologie commence par un noyau de vérité. Elle regarde l’histoire et dit qu’en Occident, nous avons eu pendant longtemps ce système de castes selon lequel les hommes blancs et hétérosexuels étaient tout en haut et les personnes de couleur, les personnes handicapées, et les minorités étaient tout en bas. Ses tenants viennent et disent «Inversons le système des castes». Et tout d’un coup, les Brad Pitt et les Jon Hamm sont tout en bas. Et les personnes qui revendiquent le plus le statut de victime sont tout en haut. C’est une réaction compréhensible.

Le problème, c’est que c’est aussi anti-humaniste et antilibéral. Ils ne considèrent pas que la leçon de l’histoire est que les systèmes de castes sont tous mauvais et qu’il faut travailler à les démanteler et à promouvoir l’égalité des chances. Ils réduisent les gens à des catégories raciales et dans les cas des Juifs, ils disent: «Attendez, vous êtes des blancs. Vous êtes riches. Vous avez un pouvoir culturel incroyable, relativement à votre taille. Comment osez-vous dire que vous êtes une minorité?» Les Juifs sont placés au-dessus des hommes blancs cisgenres (ce terme désigne, dans le vocabulaire des militants woke, une personne dont l’identité de genre correspond au sexe avec lequel elle est née, NDLR) et hétérosexuels. Ils deviennent les bénéficiaires du privilège blanc. Et puis nous sommes doublement mauvais parce que, selon eux, nous sommes également fidèles au dernier bastion debout du colonialisme blanc au Moyen-Orient: Israël. L’ultradroite dit que nous, les Juifs, ne sommes pas assez blancs. C’était certainement la motivation du suprémaciste blanc qui est entré dans la synagogue Tree of Life (à Pittsburgh en 2018, NDLR) et a massacré 11 Juifs. Dans le même temps, la gauche dit que nous sommes trop blancs pour être opprimés. De cette façon, es Juifs sont transformés avec succès en néonazis dans l’imaginaire collectif au moment même où nous sommes ciblés par de vrais néonazis

En France, le candidat très à droite Éric Zemmour est juif, ce qui met mal à l’aise une partie de la communauté juive tiraillée entre une loyauté de gauche et la peur de l’islamisme. Un tel scénario serait-il possible aux États-Unis?

Steven Miller, qui dirigeait la politique d’immigration de Trump et était l’un de ses principaux conseillers, n’était pas seulement juif, mais aussi le petit-fils de survivants de l’Holocauste. Alors, un tel scénario est-il possible? Bien sûr. Est-ce que je pense que la communauté juive est tiraillée entre, disons, son allégeance générale au Parti démocrate (75 % des Juifs américains votent démocrate) et le fait que Donald Trump, de l’avis de nombreux Juifs américains, a fait plus pour Israël qu’un autre président dans la mémoire récente? Bien sûr. C’était la conversation autour de chaque table de Shabbat l’année précédant l’élection. Ils détestaient sa personnalité. Ils pensaient qu’il démantelait en quelque sorte les garde-fous moraux empêchant l’intolérance. Mais oh, mon Dieu, il a déplacé l’ambassade. Oh, mon Dieu, il s’est occupé de l’accord avec l’Iran. Les termes sont très différents. Mais le sentiment d’être déchiré est familier.

Pendant longtemps, l’antisémitisme islamique a été réduit au silence ou minimisé par la gauche. Comment l’expliquez-vous?

Parce qu’il est profondément inconfortable de le regarder en face. Quand beaucoup d’entre nous pensent à la crise des réfugiés (au Proche-Orient et en Europe), nous pensons à Aylan Kurdi, le petit garçon de 2 ans en chemise rouge qui s’est échoué sur la plage. Nous pensons à eux comme des victimes d’atrocités. Alors qu’est-ce que cela signifie de regarder des personnes victimes de situations horribles – guerre civile ou pauvreté – et de dire ensuite: «ces personnes peuvent être des agresseurs»? De dire que cette personne vulnérable, le migrant, puisse aussi croire à des choses terribles sur les femmes, les homosexuels ou les Juifs, ou porter une haine incroyable envers un autre groupe.

C’est moralement compliqué. Alors les gens se donnent beaucoup de mal pour détourner le regard ou se leurrer. Rien n’était un exemple plus parfait de cet aveuglement que le meurtre de Sarah Halimi et l’idée que son assassin puisse être excusé parce qu’il était drogué à la marijuana. Je ne pouvais pas croire que nous soyons prêts à aller aussi loin dans le déni d’un meurtre basé sur la haine absolue d’une femme innocente parce qu’elle était juive.

Vous avez dû démissionner du New York Times à cause de la censure woke. Êtes-vous optimiste sur la capacité des intellectuels centristes à résister à ce mouvement?

Quand j’étais au New York Times, j’étais découragée par cette question. Il y a un an, je vous aurais dit: non. Aujourd’hui je me concentre sur la création d’institutions parallèles immunisées contre cette idéologie illibérale: une nouvelle entreprise de médias, une nouvelle université à Austin au Texas. C’est ce qui me fait espérer.

Ai-je bon espoir que les institutions qui ont déjà prouvé qu’elles étaient pourries par cette idéologie puissent être ravivées? Non. Certaines personnes pensent que nous pouvons magiquement remonter à 1999, que le New York Times sera à nouveau le New York Times et que Harvard sera à nouveau Harvard. J’aimerais savoir ce qu’ils fument.

En France, beaucoup d’intellectuels de gauche disent que le wokisme est un fantasme d’extrême droite. Que leur répondez-vous?

Si ce qu’ils disent, c’est que c’est une sorte de panique morale, je serais peut-être en partie d’accord avec eux. Mais je pense que c’est très réel. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ce qui est arrivé à la professeure Kathleen Stock à l’Université du Sussex: une lesbienne vient de quitter son travail après avoir été menacée physiquement, transformée en sorcière parce qu’elle n’avait pas la bonne opinion sur le genre (elle a été jugée «transphobe», NDLR). Regardez Peter Boghossian à l’Université d’État de Portland, philosophe poussé dehors. Que dites-vous à tous ces gens? Dites-vous qu’ils étaient juste délirants? Il y a littéralement des centaines d’exemples, dont moi chassée du New York Times. Sommes-nous tous des fous délirants?

Une partie des électeurs démocrates semblent en avoir assez de ce mouvement, ils l’ont montré par exemple en Virginie en votant républicain pour dire non à l’entrisme de la théorie de la race dans les écoles…

Les électeurs démocrates normaux n’aiment pas le wokisme. Savez-vous de quoi ils se soucient? De l’économie. Des problèmes d’approvisionnement. De l’inflation. De remettre leurs enfants à l’école et d’enlever leurs masques. Le retour de bâton politique du wokisme a un potentiel énorme. Mais on peut aussi penser que le mouvement n’a pas fini de consumer entièrement les institutions élitaires d’où il est parti. Donc le wokisme va continuer à être vaincu dans les urnes. Mais il n’a toujours pas atteint son apogée dans les universités, dans les écoles, dans les journaux et les magazines, dans les revues savantes, dans les entreprises où les gens sont forcés de confesser leurs péchés. C’est-à-dire partout dans l’Amérique institutionnelle.

Et pourtant, c’est tellement éloigné des priorités, comme celle des parents de Virginie qui ont changé cette élection et qui ont dit qu’il est absolument fou qu’alors que les écoles ont été fermées pendant un an, ce qui est le plus important à leur réouverture, c’est de s’assurer que l’idéologie radicale hyper-racialiste s’infiltre dans nos salles de classe. Alors que nous attendons avec impatience les élections de mi-mandats de 2022, nous aurons l’occasion de voir si la Virginie était un signe avant-coureur.

Pensez-vous que Biden résiste au wokisme ou est-il influencé par la nouvelle génération du Parti démocrate?

Je pense que Joe Biden a été élu par des gens qui ne voulaient plus de l’aile du parti qui appelle au définancement de la police. Mais Joe Biden est très visiblement un président faible. Et les vents dominants du Parti démocrate sont dans le dos de personnes comme AOC (Alexandria Ocasio-Cortez, NDLR), Rashida Tlaib, Cori Bush. Et je ne le vois pas avoir la volonté de faire quoi que ce soit pour les arrêter.

Par Eugénie Bastié

Source lefigaro