Avec la reprise du tourisme de masse depuis l’été dernier, le Portugal redevient une destination privilégiée des jeunes adeptes de tourisme festif tout comme pour des retraités amateurs d’exotisme et de dépaysement tranquille et chaleureux. Berceau du judaïsme séfarade, le Portugal attire aussi un tourisme mémoriel juif.
L’expulsion et l’Inquisition ont pourtant éradiqué le passé juif du Portugal. La présence juive remonte à l’époque romaine, mais n’est bien documentée qu’à partir de la fondation du royaume du Portugal (1139). Les communautés juives s’associent au développement des villes et des réseaux de commerce du Portugal médiéval. La protection royale garantit la liberté religieuse, tout comme l’autonomie culturelle ou juridique. Jusqu’au XVe siècle, des Juifs occupent des places importantes à la cour du roi et dans la vie économique du pays. Astronomes, mathématiciens et imprimeurs juifs contribuent aux grandes découvertes des navigateurs portugais, tel que Vasco de Gama.
En Espagne, après la conquête de Grenade (1492), les rois catholiques ordonnent la conversion ou l’expulsion des Juifs. Quelque 100 000 Juifs d’Espagne se réfugient au Portugal. Lorsque le nouveau roi du Portugal, Manuel Ier, épouse la fille des rois espagnols, il décide aussi d’expulser « ses juifs » (1496). En réalité, tout est fait pour empêcher les Juifs de quitter le pays et ne pas priver la couronne de leur apport majeur à l’économie du royaume. Convertis de force, les « nouveaux chrétiens » ne sont pas à l’abri de l’antijudaïsme populaire.
Le 19 avril 1506, un dimanche de Pâques, au centre de Lisbonne, dans l’église du couvent des dominicains, les fidèles prient pour que cesse la sécheresse et la peste qui ravagent alors le Portugal. Quelqu’un voit une lumière miraculeuse illuminer le visage du Christ sur la croix de l’autel, ce que la foule interprète aussitôt comme un signe de miséricorde divine. Un fidèle rétorque qu’il s’agit d’un simple reflet du soleil. Identifié comme nouveau chrétien, il est lynché et son corps démembré est brûlé devant l’église. Des moines dominicains ameutent alors la populace contre les nouveaux chrétiens. Pendant trois jours, Lisbonne est livrée aux émeutiers qui pillent, violent et tuent les « hérétiques », faisant de deux à quatre mille victimes, pour la plupart, des nouveaux chrétiens. L’intervention des troupes royales met fin au massacre dont les principaux meneurs sont châtiés. Inauguré le 23 avril 2008, le monument de l’architecte Graça Bachmann rappelle ce massacre, devant l’église où commença le pogrom, au Largo de São Domingos, une place devenue aujourd’hui le point de rencontre des Africains de la capitale, devant un mur où la phrase “Lisbonne, ville de la tolérance” est inscrite dans 34 langues…
Instaurée d’abord en Espagne pour réprimer « l’hérésie », des nouveaux chrétiens soupçonnés de pratiquer secrètement le judaïsme, l’Inquisition s’installe au Portugal en 1536 et tient son premier autodafé en 1540. Ciblant principalement les nouveaux chrétiens, l’Inquisition portugaise étend même son champ d’action à l’Empire portugais (Brésil, Cap-Vert, Inde) et n’est abolie qu’en 1821. Discriminés, traqués par l’Inquisition qui les soupçonne de secrètement « judaïser », la plupart des marranes ou Bnei Anusim, descendants de Juifs convertis de force, fuiront le Portugal aux 16e et 17e siècles, rejoignant les communautés séfarades établies dans l’Empire ottoman ou dans des villes d’Europe (Amsterdam, Londres, Livourne, Bordeaux, etc.) et des Amériques (New York). Enfin libres, ils reviennent alors pour la plupart au judaïsme. Mais, ces “Juifs portugais” ou “Juifs de la nation portugaise” maintiendront un lien mémoriel fort avec le Portugal dans la diaspora (langue, rites, noms de famille, objets et documents prouvant leur origine portugaise, etc.) . Contraints de rester au pays, d’autres nouveaux chrétiens continueront à transmettre clandestinement, de génération en génération, certaines de leurs pratiques juives. Ce sont les « crypto-juifs ».
Retour aux juif de Lisbonne. Aux débuts du 19e siècle, des commerçants d’origine juive séfarade portugaise, établis au Maroc et à Gibraltar, sont les premiers à retourner vivre au Portugal, d’abord aux Açores, à Madère et en Algarve. La synagogue de Lisbonne, Shaarê Tikvá, de style néo-byzantin, inaugurée en 1904, au 59 rue Alexandre Herculano, est la première synagogue construite au Portugal depuis le décret d’expulsion de 1496. Suite à l’avènement de la république (1910) le catholicisme n’est plus religion d’état et la communauté juive de Lisbonne se voit enfin reconnue par les autorités portugaises.
Président de la Comunidad Israelita de Lisboa (CIL), José Oulman Carp caractérise ce retour juif : Les fondateurs de cette communauté sont des familles juives qui avaient quitté le Portugal pendant l’Inquisition et sont revenues de l’étranger. Nous sommes restés une communauté séfarade jusqu’à l’arrivée des Juifs ashkénazes à partir des années 1920. Les premiers sont venus de Russie après la révolution. Durant la deuxième guerre mondiale, cette synagogue typiquement séfarade a reçu un flot permanent de réfugiés, démunis de tout, traumatisés, cherchant un réconfort spirituel à la synagogue. C’est alors qu’on y a construit un deuxième étage pour accueillir l’afflux de femmes et d’enfants. Le dictateur Salazar avait une amitié très forte avec le président de la communauté juive de Lisbonne, Moisés Amzalak. Il n’était pas antisémite et permis de sauver 150.00 Juifs !… La plupart de ces réfugiés ont émigré mais quelques familles sont restées au Portugal. Aujourd’hui notre communauté est 50% séfarade et 50% ashkénaze et compte quelque 300 familles aux origines les plus diverses. Concernant le futur de la communauté José Oulman pointe du doigt l’imposant immeuble historique voisin de la synagogue : Nous venons d’acheter ce beau bâtiment classé avec l’intention d’en faire un centre israélite. C’était la demeure de Miguel Ventura Terra, un architecte célèbre et l’auteur de notre synagogue !
La journaliste Esther Mucznik, présidente de l’ association Hagadá, esquisse le projet du futur Tikva Museu Judaico de Lisboa : Le musée “Tikva” veut représenter la culture juive comme élément constitutif de l’identité portugaise. Il racontera l’histoire millénaire de cette présence juive sur la terre que nous appelons aujourd’hui Portugal, en montrant que l’histoire et la culture juives font partie intégrante de l’histoire du Portugal. La vie des Juifs au Portugal est une histoire à la fois juive et portugaise. Nous examinerons les deux à partir de moments, d’épisodes et de personnalités qui racontent ce lien étroit souligné par la tolérance et la persécution, l’amour et la haine, le bannissement et la nostalgie, le retour et la réconciliation. Elle explique : Le futur musée juif de Lisbonne est un partenariat entre le conseil municipal de Lisbonne et l’association Hagadá, une organisation privée à but non lucratif dont l’objectif est de promouvoir la création et la gestion du musée qui sera construit à Belém, avec vue sur le Tage et sur la célèbre Tour de Belém, l’un des monuments les plus symboliques du Portugal ! Le protocole de cette collaboration a été signé le 31 mars 2021, à l’occasion du 300e anniversaire de l’abolition de L’Inquisition ! La conception du musée a été confiée au célèbre architecte Daniel Libeskind dont toute l’œuvre est étroitement associée aux thèmes de la mémoire et de l’espoir. Les travaux commencent début 2022. Nous visons surtout le public portugais qui en général ignore l’histoire et la culture juive. Le récit du musée mènera le visiteur des ténèbres vers la lumière, révélant les nombreuses contributions de Juifs portugais à l’histoire nationale.
Suite à paraitre la semaine prochaine le 19/11/2021
Roland Baumann