Pourquoi l’affaire Dreyfus n’est pas terminée

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Le grand rabbin de France, Haïm Korsia, vient de demander d’élever à titre posthume le lieutenant-colonel au grade de général de brigade.

Le capitaine d’artillerie Alfred Dreyfus, de confession juive, est arrêté le 15 octobre 1894, victime d’une machination sordide l’accusant à tort de trahison au profit de l’Allemagne. Alors qu’il est innocent, il est dégradé sur le front des troupes à l’École militaire, déporté durant quatre ans au terrible bagne de l’île du Diable, en Guyane, avant de subir un ultime procès truqué devant le conseil de guerre, en 1899 à Rennes. Il est jugé coupable de « haute trahison avec circonstances atténuantes » et condamné à dix ans de prison, avant d’être gracié dans la foulée par le président de la République Émile Loubet.

Son innocence n’est pas reconnue pour autant et une loi d’amnistie vient aussitôt interdire de poursuivre « tous les faits criminels ou délictueux connexes à l’affaire Dreyfus ou ayant été compris dans une poursuite relative à l’un de ces faits ». Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation cassera le jugement de Rennes et le capitaine Dreyfus sera réhabilité. Il est réintégré dans l’armée, mais sans que les années injustement passées hors service soient comptées pour son avancement. Il la quitte en 1907, avant d’être rappelé pour la Première Guerre mondiale. Il est « versé dans la réserve » en 1920, au grade de lieutenant-colonel.

Courage de la vérité

Grand rabbin de Franc depuis 2014, l’ancien aumônier israélite des armées Haïm Korsia avait demandé en novembre 2015 qu’à l’occasion du 110e anniversaire de la réhabilitation d’Alfred Dreyfus, ce dernier soit promu au grade de général de brigade à titre posthume. Le ministère de la Défense, dont le titulaire était alors Jean-Yves Le Drian, avait refusé cette perspective, et tout aurait pu en rester là. Mais en juillet 2019, la ministre des Armées Florence Parly est revenue sur cette affaire, appelant les armées à affronter la vérité sur l’affaire Dreyfus : « Le véritable courage, c’est celui de la vérité. Cent vingt ans après le procès de Rennes, les Armées doivent regarder leur histoire en face. Cent vingt ans plus tard, il est encore temps que les Armées redonnent à Alfred Dreyfus tout l’honneur et toutes les années qu’on lui a ôtés. Et j’y veillerai personnellement. Il y a les cicatrices que l’on peut apaiser, et il y a celles dont la douleur est irrémédiable. »

Qu’entendait-elle par « j’y veillerai personnellement » ? S’agissait-il dans son esprit de promouvoir Dreyfus comme le souhaitait le rabbin Korsia dès 2015 ? C’est ce que L’Opinion avait cru comprendre, mais vingt-six mois plus tard, la « veille » de la ministre a fait chou blanc…

Réalité irréfutable

L’idée n’est pourtant pas morte, et le président Emmanuel Macron l’a évoquée la semaine dernière en termes manquant pourtant de précision. Le 26 octobre, lors d’un « dîner des protestants » organisé par le cercle Charles-Gide, répondant à une question du pugnace Haïm Korsia, le président a répondu : « Appartient-il au président de la République de faire de Dreyfus un général, aujourd’hui ? Ma réponse de principe serait non. Pour une première raison, qui serait d’éviter les ennuis. » Il ajoute : « Pour une deuxième, plus profonde, qui est qu’on ouvrirait alors une possibilité au président de la République de restaurer ou dégrader quiconque en fonction des temps. Parce que j’aurais demain des demandes de tel ou tel pour dégrader des généraux qui ont participé à la colonisation ou à telle ou telle guerre. »

Il précise néanmoins qu’il existe une « une réalité irréfutable qui est de reconstituer la carrière qu’on a suspendue ». En clair, il montre qu’il a travaillé le dossier et qu’une possibilité s’ouvrirait s’il était possible de « reconstituer la carrière » de l’officier, c’est-à-dire que les douze années qu’il a passées « hors des rangs » lui soient comptées comme ayant été passées en service. Du coup, il serait normal qu’il gagne un grade, donc qu’il devienne colonel. Le passage au généralat deviendrait-il possible ensuite ? À ce jour, pas sûr…

Sabre brisé

Dans ses propos, le chef des Armées est lucide en affirmant qu’il souhaite un consensus entre les militaires d’une part et la représentation nationale de l’autre : « C’est sans doute l’institution militaire, dans un dialogue avec les représentants du peuple français, qui peut le faire, plus que le président, comme une décision souveraine, comme un fait du prince. Je pense que ce serait inapproprié. Mais in pectore, il l’est, le chef des armées que je suis peut vous le dire. » Mais encore ? La réalité, c’est que l’affaire Dreyfus demeure une épine dans la relation entre les politiques et les militaires. En 1985 et à la demande insistante des hiérarques militaires de l’époque, le ministre de la Défense Charles Hernu avait exclu qu’une statue d’Alfred Dreyfus commandée par son collègue de la Culture, Jack Lang, au dessinateur de presse devenu le sculpteur Tim, soit installée sur le lieu de sa dégradation, dans l’École militaire.

Après une nouvelle tentative avortée en 1994, la grande statue de Dreyfus brandissant son sabre brisé d’officier, fut finalement installée boulevard Raspail, à la demande du maire de Paris, Jacques Chirac. En février 1994, une note du service d’information des armées avait provoqué un scandale, il y était écrit que l’innocence du capitaine ne serait que « la thèse généralement retenue par les historiens ». Alors que non seulement les faits historiques, mais l’autorité de la chose jugée, la rendent indiscutable. Le ministre de l’époque, François Léotard, avait pris des sanctions, déclarant en octobre 1994 : « On ne peut pas séparer l’affaire Dreyfus de ce qui s’est passé par la suite : Auschwitz. »

Affaire classée ?

S’agissant de la promotion de Dreyfus au « généralat » à titre posthume, il y a d’une part le discours politique qui prétend la souhaiter sans le dire explicitement, ni agir en ce sens. Et d’autre part, le point de vue militaire, qui peut être résumé ainsi : c’est une affaire vieille de plus d’un siècle, qui ne saurait concerner les armées d’aujourd’hui et ne justifierait surtout pas qu’on les mêle à une polémique politicienne, a fortiori en période électorale. D’ailleurs, personne au ministère des Armées ne semble avoir entendu parler d’une quelconque demande d’information sur le sujet… Aux yeux des armées, le dossier a été classé depuis les déclarations du général Jean-Louis Mourrut, chef du service historique de l’armée de terre. Il avait déclaré le 7 septembre 1995 devant le Consistoire central des israélites de France que l’affaire Dreyfus était un « fait divers judiciaire provoqué par une conspiration militaire [qui] aboutit à une condamnation à la déportation – celle d’un innocent – en partie fondée sur un document truqué ».

En remettant une pièce dans la machine, Emmanuel Macron entendait prendre le contre-pied d’Éric Zemmour qui conteste l’innocence de Dreyfus. Mais encore ? Pourquoi l’hôte de l’Élysée ne décide-t-il pas de franchir les obstacles au « généralat » de Dreyfus ? Parce que ce n’est pas si simple !

« Pas de dispositif prévu »

Pour en savoir plus, il faut remonter au quinquennat précédent, celui de François Hollande. Le 17 mai 2016, une note interne du cabinet de Jean-Yves Le Drian, signée par un cadre de la DRH du ministère détaille les raisons pour lesquelles les possibilités d’avancement exceptionnelles ne s’appliquent pas « à la situation du lieutenant-colonel Alfred Dreyfus ». En effet, dans l’active, une blessure ou un décès en service uniquement permet le « saut de grade ». Or, l’état des services d’Alfred Dreyfus ne mentionne aucune blessure au cours de son passage au sein de l’institution. Au surplus, un lieutenant-colonel pourrait être promu colonel. En revanche, l’accès au généralat est impossible au titre de l’avancement exceptionnel, dans la mesure où ce dernier nécessite l’inscription au tableau d’avancement, procédure formellement exclue pour l’accès à ce grade (article L.4136-3). Par ailleurs, dans la réserve, outre que la nomination au grade de général ne peut intervenir qu’en temps de guerre, il n’est pas prévu de dispositif d’avancement exceptionnel.

La note précise en outre qu’il faudrait profondément refondre le décret 2008-958 sur l’avancement exceptionnel. Et de compléter : « Le dispositif actuel fait une distinction entre le militaire qui a été touché en service dans sa chair (blessure grave ou décès) pour lequel le saut de grade est possible et celui qui ne l’a pas été, pour lequel seul l’avancement au grade immédiatement supérieur est permis. Supprimer cette distinction en permettant le saut de grade dans toutes les situations pourrait susciter dans les armées de l’incompréhension et être perçu comme une absence de reconnaissance face au sacrifice suprême. »

Le document conclut entre les lignes que l’accès d’Alfred Dreyfus au généralat n’est pas seulement impossible en l’état actuel de la législation, mais qu’il n’est de plus pas souhaitable. Car il « convient de bien mesurer le nombre de modifications statutaires à introduire à la réglementation actuelle et les discussions qu’elles ne manqueraient pas de susciter de la part des représentants de la communauté militaire ». On l’a compris : Alfred Dreyfus sera promu général si et seulement si un accord se fait jour entre les armées et la classe politique. À ce jour, les conditions ne sont pas réunies. Emmanuel Macron le sait mieux que quiconque.

Jean Guisnel

Source lepoint

2 Comments

  1. L’auteur de cet article (à qui j’ai eu l’occasion de « mettre le nez dedans », lors d’un colloque) continue de propager ce qu’il sait être le contraire de la vérité là où il fait croire que des sanctions auraient été prises contre le colonel qui avait commis un article mal inspiré à propos de Dreyfus…
    On était en 1994, mais je m’en souviens comme si c’était hier.
    Mitterrand n’avait de toute évidence plus très longtemps à vivre et du même coup la droite lorgnait sur des voix qu’elles considéraient comme étant « naturellement » les siennes, à savoir celles de juifs aisés mais qui continuaient de voter à gauche, soit pour des raisons de tradition un peu ancienne (comme avec le vote démocrate des juifs, aux Etats-Unis), soit pour des raisons de politique extérieure, plus récentes. Le candidat présumé de la droite aux présidentielles 1995 était le Premier ministre Balladur. Aussi, et afin de « mettre les juifs dans sa poche » son ministre de la Défense, Léotard, s’avisa de ce qu’un responsable des archives militaires avait, dans un bulletin confidentiel, commis l’impardonnable : ce canaillou avait osé présenter l’innocence du capitaine Dreyfus comme étant une hypothèse parmi d’autres (ce qui assurément n’était pas très malin, puisqu’on connaît l’auteur du « bordereau », mais qui, pour qui a eu comme c’est mon cas le bulletin sous les yeux, brillait surtout par la maladresse). Et dès le lendemain la presse fit bruyamment savoir que Léotard avait… révoqué le colonel ! Et aujourd’hui encore on peut voir repris, ce canular ! Mais bon… soyons sérieux : en France on ne révoque pas, un colonel. Il va de soi que cette sanction avait été prononcée dans des conditions qui ne pouvaient qu’entraîner son annulation (elle avait été prise sans que cet agent n’ait eu accès à son dossier). Et ce fut tout juste si quelques années plus tard ‘le Monde’ et ‘Libération’, en énième page et en quelques lignes -car la presse française a quand même sa « dignité », c’est une chose bien connue- firent savoir que ce colonel, dont la carrière aura pu ensuite se poursuivre sans encombre, avait été réintégré !

  2. additif.-
    on saluera la discrétion dont en 1997 fit preuve la presse française, qui en 1994 avait fait ses choux gras de la révocation du colonel mais ne consacra à sa réintégration qu’un entrefilet réduit au minimum : 114 mots dans ‘Libération’ du 4/6 (p. 17), 112 mots dans le ‘Monde’ du même jour en p. 20…

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