Mille pages et 118 articles d’horreur à l’état brut : ce fut le premier ouvrage d’importance sur le génocide nazi. Un livre qui fut d’abord soutenu par Staline. Puis, soudain, au sortir de la guerre, interdit. Au moment où le vainqueur du nazisme devint à son tour persécuteur des Juifs…
En temps normal, surtout les jours de victoire, les tribunes du Polo Ground vibraient d’une ambiance joyeuse. Mais en ce 8 juillet 1943, les 50 000 spectateurs réunis dans ce stade du nord de Manhattan, fief des équipes de baseball et de foot américain des Giants de New York, n’ont pas le cœur à la fête. Elles sont venues écouter le discours de Solomon Mikhoels (1890-1948), célèbre acteur et directeur de théâtre russe, et par ailleurs juif, comme la plupart du public présent. En plein conflit mondial, Mikhoels a traversé l’Atlantique pour raconter les atrocités commises dans son pays, l’URSS, par les forces allemandes : les massacres de Juifs d’Ukraine, de Biélorussie ou des pays Baltes, fusillés, brûlés, gazés par les nazis au fil de leur avancée en territoire soviétique.
Outre ses activités théâtrales, Mikhoels est aussi président du Comité antifasciste juif, un organe créé en 1942 pour mobiliser la diaspora juive aux côtés de l’URSS dans sa guerre contre Hitler. « Comment pouvez-vous rester indifférents devant l’extermination de vos frères ? La victoire ne viendra pas seule, le peuple juif doit se dresser contre le fascisme », harangue en yiddish l’acteur, connu pour son interprétation du Roi Lear de Shakespeare, à la tribune du Polo Ground.
Une idée lancée par Albert Einstein
Au cours de cette tournée de plusieurs mois en Amérique, qui l’amène jusqu’au Mexique et au Canada, Solomon Mikhoels parvient à récolter 30 millions de dollars pour l’effort de guerre soviétique. Il rentre aussi au pays avec une idée, lancée par le scientifique Albert Einstein, présent ce jour-là au Polo Ground : rassembler dans un Livre noir les témoignages de ces crimes afin de les rendre publics et disposer de preuves pour juger leurs auteurs.
En URSS, l’idée séduit dans les cercles intellectuels juifs, et jusqu’au Kremlin. Staline y voit une arme supplémentaire dans sa lutte contre l’Allemagne de Hitler et approuve le projet. Ce Livre noir, rédigé dans les années suivantes, compilera 1 000 pages et 118 articles d’horreur à l’état brut, de l’invraisemblable cruauté des fusillades massives, la « Shoah par balles », jusqu’aux usines de la mort d’Auschwitz et de Treblinka. Il sera le premier ouvrage d’importance sur le génocide… mais ne sortira jamais des presses de l’imprimeur. Après-guerre, certaines des vérités qu’il contient, mais aussi les revirements politiques de Staline, le rendront indésirable. Une disgrâce qui coûtera cher à ses auteurs et inaugurera l’un des faits majeurs du stalinisme finissant : son virage antisémite. Ou comment le vainqueur du nazisme devint à son tour persécuteur des Juifs…
Des massacres à ciel ouvert
Pour comprendre l’histoire du Livre noir, il faut remonter deux ans avant le meeting du Polo Ground, le 22 juin 1941, lorsque Hitler brise le pacte germano-soviétique et lance l’invasion de l’URSS. Alors que l’armée du Reich avance à une vitesse fulgurante en direction de Moscou, à l’arrière du front, des troupes mobiles spéciales composées de SS et de policiers se livrent à des tueries massives de civils « judéo-bolchévique », c’est-à-dire surtout de Juifs, mais aussi de Tsiganes, de communistes… Ces massacres à ciel ouvert, commis à la chaîne devant des fosses communes, comme à Kiev en septembre où plus de 33 000 Juifs exécutés en deux jours dans le ravin de Babi Yar, font 500 000 victimes juives sur le territoire de l’URSS rien que durant l’année 1941. Il s’agit des prémices de la Solution finale, appliquée à partir de l’année suivante.
Bien vite, ces atrocités remontent aux oreilles d’intellectuels juifs, comme les écrivains et journalistes Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, tous deux engagés comme correspondants de guerre pour L’Etoile rouge, le journal de l’armée russe. Grossman, jeune et fervent patriote soviétique, tremble notamment pour sa mère installée à Berditchev, en Ukraine, dont l’importante communauté juive est liquidée à l’automne. Dès le mois d’août 1941, un meeting radiodiffusé est organisé à Moscou pour lancer un appel aux Juifs du monde entier : « Il n’y a pas d’océan derrière lequel se cacher. Ecoutez le bruit des armes autour de Gomel [en Biélorussie]. Ecoutez les cris des femmes russes juives martyrisées à Berditchev. Ne vous bouchez pas les oreilles. Ne fermez pas les yeux. Juifs, les monstres nous visent… » implore Ilya Ehrenbourg au micro (traduction issue du documentaire Vie et destin du Livre noir, la destruction des Juifs d’URSS, de Guillaume Ribot, 2019).
Création d’un Comité antifasciste juif
Le meeting a bien sûr été approuvé en haut lieu, et les discours visés par la propagande du Comité central du Parti. Dès 1941, alors que l’Armée rouge recule de jour en jour, Staline voit l’intérêt d’utiliser les crimes allemands pour gagner un soutien international dans sa lutte contre Hitler. C’est pour la même raison que le « petit père des peuples » retient la proposition de créer un Comité antifasciste juif, qui mobiliserait les Juifs d’URSS et permettrait de s’adresser à leurs coreligionnaires de l’Ouest. Il voit le jour officiellement en avril 1942.
Dans ses rangs, on retrouve les personnalités juives les plus éminentes du pays, toutes proches du régime. Des artistes, des écrivains comme Ilya Ehrenbourg (1891-1967) et Vassili Grossman (1905-1964), futur auteur de Vie et destin, des cinéastes comme Sergueï Eisenstein, des militaires, ou des politiques comme Salomon Lozovski, vice-secrétaire général du Sovinformburo, l’agence de presse officielle de l’URSS. Le Comité antifasciste juif se dote aussi d’un journal en yiddish, Eynikeyt (L’Unité), où sont publiés des récits d’exactions, des appels à témoignage, à la mobilisation ou à l’envoi de fonds pour l’effort de guerre…
A la fois porte-parole de son peuple martyrisé et instrument de la stratégie stalinienne, Solomon Mikhoels, le président du Comité, part en 1943 pour sa tournée nord-américaine, accompagné du poète Itzik Fefer, par ailleurs informateur pour le NKVD, la police politique. Les Juifs des Etats-Unis ont promis une «aide financière considérable» et Staline espère surtout qu’ils feront pression sur leur gouvernement pour l’ouverture d’un front contre l’Allemagne en Europe de l’Ouest. Dans la foulée, le dictateur approuve donc l’idée du Livre noir.
Journaux intimes, notes, récits de rescapés…
Sa réalisation est confiée à Ilya Ehrenbourg, natif de Kiev, qui vécut longtemps à Paris et qui demeure très engagé dans la propagande soviétique antinazie. Avec lui, il embarque Vassili Grossman dont il admire le travail. Les deux hommes animent une commission de près de quarante auteurs. Leur travail consiste à collecter, sélectionner et mettre en forme les témoignages sur la Shoah en URSS : journaux intimes, notes, lettres transmises par des proches des disparus, récits de rescapés et de témoins des exactions… S’y ajouteront des documents fournis par la Commission extraordinaire de l’Etat soviétique, chargée de l’enquête officielle sur les crimes nazis.
Ces témoignages, après d’âpres débats internes, seront publiés dans une version brute pour certains, ou intégrés dans des récits littéraires pour d’autres. Rapidement, la commission du Livre noir croule sous les témoignages. Un certain nombre est aussi recueilli sur le terrain par les auteurs du livre. Car le temps presse. Les Allemands, qui battent en retraite après leur défaite à Stalingrad en février 1943, tentent d’effacer sur leur passage les traces de leurs crimes, déterrant les cadavres et les incinérant à la hâte. C’est par exemple le cas à la fin de l’été 1943 à Babi Yar, comme le relate l’article d’ouverture du Livre noir, rédigé à partir de documents et de récits d’habitants de Kiev : « Les Allemands obligèrent les détenus à brûler les dépouilles. On mettait 2 000 cadavres sur des tas de bois, puis on les arrosait de pétrole. Des feux gigantesques brûlaient jour et nuit. »
« La terre vacillante et sans fond de Treblinka »
Vassili Grossman, lui, suit l’Armée rouge en Ukraine, découvrant l’ampleur du massacre, et perdant à Berditchev tout espoir de retrouver sa mère. Avec Ilya Ehrenbourg, il se rend ensuite à Minsk, où les deux hommes recueillent des témoignages insoutenables sur la liquidation du ghetto de la ville à l’aide de camions à gaz. Il passe ensuite en Pologne et entre, en septembre 1944, à Treblinka. Ce camp d’extermination, où 700 000 à 900 000 déportés sont morts dans les chambres à gaz, a lui aussi été « camouflé » par les Allemands. Grossman en livre, sur la base de témoignages, une description détaillée d’une usine de la mort nazie. Il y évoque « la terre vacillante et sans fond de Treblinka », qui « régurgite des os broyés, des dents, des objets, des papiers, [qui] ne veut pas garder ses secrets. »
A la fin de la guerre, le travail est assez avancé pour être transmis au procureur soviétique du procès de Nuremberg. Il est aussi envoyé à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, où des fragments du Livre noir sont publiés dès 1946. Mais en URSS, l’ouvrage va se heurter à la réalité de la politique stalinienne. Autorisé en pleine guerre pour des raisons conjoncturelles, il est désormais malvenu. Les auteurs et membres du Comité antifasciste juif le pressentent dès 1944. Alors que Solomon Mikhoels demande aux autorités une publication en urgence, la réponse est déconcertante : « Faites ce livre, et s’il est bon, il sera publié. » Comprendre : s’il peut encore servir les intérêts du régime…
Staline veut effacer les traces du Livre noir
Dans les années suivantes, la position du Kremlin va peu à peu se durcir. En 1945, le Livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945 (son nom complet) est examiné par la censure, qui demande des modifications. En 1946, Mikhoels, Fefer, Grossman et Ehrenbourg adressent à Andreï Jdanov, l’homme qui a la main au Politburo sur l’idéologie et la culture, « une prière ardente afin qu’il aide à la parution rapide » du Livre noir. En février 1947, la propagande estime finalement que celle-ci n’est « pas souhaitable ». A la fin de l’année, elle est définitivement annulée. Le manuscrit, les premières épreuves, jusqu’au châssis d’impression, tout est confisqué. Staline veut effacer les traces du Livre noir.
Comment expliquer cette censure ? Certains récits, d’abord, sont dérangeants. Ils relatent la collaboration active d’acteurs locaux aux crimes contre les Juifs. « Dans les récits présentés, on s’étend de façon excessive sur les actes ignobles perpétrés par les traîtres ukrainiens, lituaniens et autres », souligne le comité de censure. Or, affirmer que des citoyens soviétiques s’en sont pris à d’autres, aux côtés de l’ennemi nazi, est inconcevable, même si c’est une réalité. Ensuite, c’est le principe même du livre qui pose problème : il se concentre sur le sort des Juifs, là où l’histoire officielle insiste sur la souffrance partagée par tout le peuple d’URSS.
Dans le contexte de l’après-guerre, marqué par un virage nationaliste dur, sur fond de début de guerre froide, toute esquisse d’un nationalisme autre que soviétique, en l’occurrence juif, est suspecte. Du point de vue russe, les crimes nazis ne visent pas les Juifs, mais des « citoyens soviétiques pacifiques ». Enfin, le Comité antifasciste juif est lui-même dans le viseur du Kremlin. Au fil de la guerre, il a outrepassé son rôle aux yeux des autorités. D’outil de propagande, il s’est mué en défenseur des Juifs soviétiques, recevant leurs plaintes, dénonçant l’antisémitisme interne au pays, proposant même la création d’une république israélite en Crimée…
« Liquidation » du Comité antifasciste juif
« En se faisant le porte-parole des Juifs confrontés à des discriminations et vexations, le Comité tend à se transformer en instance représentative des 2 millions de juifs soviétiques […], écrit l’historien Jean-Jacques Marie dans L’Antisémitisme en Russie, de Catherine II à Poutine (éd. Tallandier, 2009). Alors que la masse a rompu les amarres avec le judaïsme, il tend ainsi à reconstituer une conscience juive, certes laïque, mais qui contrecarre la politique officielle de russification. » Dans le totalitarisme stalinien d’après-guerre, il n’y a pas de place pour un tel organe. En 1946, alors que ses membres espèrent encore la publication du Livre noir, le couperet tombe : une note à Staline préconise la « liquidation » du Comité antifasciste juif.
Le 13 janvier 1948 au petit matin, le corps de Solomon Mikhoels est retrouvé dans une rue de Minsk. Officiellement victime d’un accident de voiture, en réalité assassiné par balles par la police de Staline. A la fin de la même année, le dictateur demande la dissolution du Comité « car les faits démontrent [qu’il] est un centre de propagande antisoviétique et fournit des informations antisoviétiques aux organismes de renseignement étrangers ». Ses liens avec les Etats-Unis, noués lors du voyage de 1943, deviennent des éléments à charge.
Dans les semaines suivantes, une quinzaine de ses dirigeants sont secrètement arrêtés. Ils croupiront dans les geôles de la Loubianka, le siège du NKVD, jusqu’en 1952. Ils seront alors jugés pour nationalisme et espionnage au cours d’un procès secret, puis quasiment tous fusillés lors de la « Nuit des poètes assassinés ». Ehrenbourg et Grossman, eux, vivent dans la peur, mais sont relativement épargnés par la purge. Le sort du Comité n’est qu’un des épisodes de la vague de persécution antisémite qui s’abat sur les Juifs d’URSS, d’abord tempérée lors du soutien de Staline à la création d’Israël en 1948 pour s’opposer aux positions britanniques dans la région, puis débridée jusqu’à sa mort en 1953.
Le « complot des blouses blanches »
Partout, les Juifs sont chassés, limogés, victimes de dénonciations sans fondements : dans le monde artistique où les centres culturels et les théâtres juifs sont fermés, dans les universités, les journaux, les usines… Plus de 450 intellectuels et artistes juifs disparaissent dans le pays. La campagne se conclut par le « complot des blouses blanches ». En janvier 1943, des médecins, en majorité juifs, sont accusés d’avoir assassiné, sur ordre des services américains, Andreï Jdanov et Alexandre Chtcherbakov, deux hauts dirigeants soviétiques. Des arrestations massives s’ensuivent, dont celle du médecin personnel de Staline !
Pourquoi cet acharnement ? L’antisémitisme est certes présent dans la classe dirigeante et dans la population de l’URSS. Mais la campagne de Staline contre les Juifs obéit davantage à des motifs de politique interne, dans un climat d’ultranationalisme et de reprise en main de la société russe. Les Juifs, incarnations du « cosmopolitisme » dénoncé par Staline, suspectés de saper la cohésion nationale et de comploter avec l’ennemi américain, sont une cible idéale. L’un des déclencheurs de la campagne est d’ailleurs la visite à l’automne 1948 à la synagogue de Moscou de Golda Meir, première ambassadrice d’Israël en URSS, acclamée par une foule enthousiaste aux cris de « Le peuple juif vivra ! »
La chasse aux Juifs s’inscrit aussi dans une logique de purge du régime, en écho à celles des années 1930. « Le Kremlin fait jouer aux Juifs le rôle attribué dix ans plus tôt aux ‘saboteurs trotskistes’, accusés de tous les ratés de la construction du ‘socialisme dans un seul pays' », écrit Jean-Jacques Marie, qui remet par ailleurs en cause le projet parfois prêté à Staline d’une Solution finale à la soviétique, avec déportation et élimination des Juifs du pays. La mort du dictateur en mars 1953 met fin à l’épuration. Mais l’Etat maintient longtemps une chape de plomb sur la mémoire de la Shoah en URSS. Ilya Ehrenbourg échouera encore dans les années 1960 à faire publier le Livre noir. Ce n’est qu’après la chute du régime communiste, en 1993, que l’édition intégrale en russe pourra enfin paraître en Lituanie, grâce à des versions conservées par le KGB et par la fille d’Ilya Ehrenbourg. Pour la Russie, il faudra attendre 2010. Soit près de soixante-dix ans après sa rédaction.
Quatre extraits du « Livre noir »
Récit de Motl Goud, rescapé des massacres de Ponary (août 1941), site d’extermination des Juifs de Vilnius
« Mon tour arriva. Nu, je m’approchai de la fosse et entendis les cris de ceux qui étaient encore vivants. Le coup retentit. Je crus que j’étais mort. Probablement, j’étais tombé une seconde avant que la balle partît, si bien qu’elle ne m’avait pas touché. J’entendis Schweinberger [l’officier allemand] parler avec les soldats qui l’entouraient. Quelques minutes plus tard, je sentis le poids d’un corps agonisant et du sang sur mes lèvres. A cet instant, je perdis connaissance. Lorsque je revins à moi, le soleil était déjà haut dans le ciel. Je le voyais à travers le sang qui me voilait les yeux. Les tirs s’étaient arrêtés. Un souffle de vent me rafraîchit. Soudain, j’entendis le crépitement d’une mitrailleuse. Les gardiens mitraillaient la fosse, à tout hasard. »
Témoignage sur les massacres de la région d’Odessa, en octobre 1941
« Et voici les tranchées. La procédure d’homicide se déroule avec toute l’application et la précision qui caractérisent les Allemands. Les Allemands et les Roumains, tels des chirurgiens, enfilent des blouses blanches et des gants. Les condamnés sont placés devant les tranchées après avoir été complètement déshabillés. Ils sont debout devant leurs assassins, tremblants, nus, et ils attendent la mort. Pour les enfants, on ne gaspille pas de plomb. On leur brise la tête sur des poteaux ou des troncs d’arbre, on les jette vivants dans le feu. Les mères ne sont pas tuées tout de suite : on attend d’abord que leurs pauvres cœurs se vident de leur sang à la vue du massacre de leurs petits. »
Témoignage d’un déporté du camp de concentration de Treblinka
« Une tranchée circulaire fut creusée, où brûlaient les cadavres sur un fond garni de grilles. Des petits bancs bordaient ce cratère, comme des tribunes autour d’un stade, si près qu’en s’y asseyant on se trouvait au-dessus du vide […]. Les prisonniers assignés aux travaux de crémation ne supportaient plus leurs horribles souffrances morales et corporelles. Il y avait tous les jours de quinze à vingt suicides. Beaucoup allaient au-devant de la mort en dérogeant sciemment au régime disciplinaire. « Prendre une balle était un luxe », m’a dit un boulanger de Kussow, évadé du camp. On disait qu’être condamné à vivre à Treblinka était bien plus terrible qu’y être condamné à mourir. »
Récit du pogrom du ghetto de Minsk, fin juillet 1942, par Lilia Samoïlovna Gleizer
« A midi on amena sur la place du Jubilé tous ceux qui se trouvaient dans l’enceinte du ghetto. On installa sur la place d’énormes tables décorées comme pour une fête, chargées de victuailles et de vins, où s’installèrent les organisateurs du massacre. Au centre était assis le chef du ghetto, Richter, décoré par Hitler de la croix de fer. […] De toutes parts arrivèrent sur la place les camions de la mort [à gaz] […] La foule affolée se rua de tous côtés, cherchant à échapper à une mort horrible. C’était la confusion totale, les gens ne savaient plus où aller, une multitude d’étoiles jaunes à six branches passaient devant les yeux. Les fascistes, qui avaient déjà encerclé la place, ouvrirent un feu nourri sur la foule sans défense. »