Terrorisme radical : histoire de la violence

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L’Américain John A. Lynn II retrace l’histoire de ce fléau mondial, de sa naissance en 1848 avec Karl Heinzen à ses émanations actuelles, post-11 Septembre.

« Le plus grand bienfaiteur de l’humanité sera celui qui permettra à une poignée d’hommes d’en tuer quelques milliers. » L’auteur de ces lignes, écrites en 1849, était un révolutionnaire allemand exilé à Londres et aux États-Unis, Karl Heinzen, qui publia Le Meurtre, considéré comme le texte fondateur du terrorisme moderne. Cette « bible », qui promeut l’idée de combattants isolés armés jusqu’aux dents pour terroriser les foules, est une découverte du professeur John Lynn, éminent spécialiste de l’histoire militaire – on lui doit des ouvrages sur les batailles de Louis XIV et de la Révolution française – qui vient de consacrer un maître livre au terrorisme.

Jusque-là, les histoires globales consacrées à ce sujet se contentaient de jeter des passerelles entre anarchisme, terrorisme d’extrême gauche des années 1960 et terrorisme religieux actuel. Un triptyque qui débutait à la fin du XIXe siècle. Soucieux de classifier, de comparer, Lynn embrasse bien plus large et, en 500 pages, confronte six degrés de terrorisme. Il examine d’abord des phénomènes aussi différents que le terrorisme d’État – la Terreur révolutionnaire, la police stalinienne, les Gardes rouges chinois –, le terrorisme militaire – la conquête française de l’Algérie, les représailles allemandes après 1940 ou la destruction par les Américains des villes japonaises en 1945 – et le terrorisme social, notamment les divers âges du Ku Klux Klan, qui enracina aux États-Unis les théories suprémacistes. Pour Lynn, ces terrorismes à forte capacité ont pour point commun une stratégie d’intimidation.

Dans une seconde partie, l’historien brosse une grande fresque des terrorismes radicaux infra-étatiques. Ceux-là reposent sur un soutien moins large et font appel à d’autres stratégies : d’initiation, dans le cas des guérillas marxistes, d’usure, pour l’IRA ou le FLN, d’évolution et d’adaptation, pour les terrorismes islamistes, qui ont muté d’Al-Qaïda à l’État islamique.

Une « propagande par le fait »

Outre cette typologie, cet ouvrage a pour mérite de périodiciser avec une grande précision les trois vagues du terrorisme radical infra-étatique. En premier lieu, une « propagande par le fait » qui commence après les révolutions de 1848 et court jusqu’au début du XXe siècle, puis un courant ethno-nationaliste incarné par l’IRA et le FLN mais que Lynn relie aux mouvements d’extrême gauche des années 1960 – Brigades rouges, Tupamaros, Weathermen… – et enfin une vague radicale religieuse qui concerne aussi bien le radicalisme islamiste ou les djihads régionaux que la violence d’extrême droite aux États-Unis. Bien que le terrorisme n’ait pas pour finalité l’enrichissement, l’ouvrage consacre aussi de longs développements au narcoterrorisme, qui relie l’activité à la criminalité et comporta des volets politiques, comme en Colombie avec Escobar et les Farc.

Revenons à la passionnante naissance du terrorisme radical, historiquement datée. Il naît sur les décombres des défaites insurrectionnelles du peuple en 1848 : près de 52 événements dans toute l’Europe, tous réprimés par les armées des différents gouvernements. On connaît le cas français avec les répressions de juin 1848 et le démantèlement des barricades, mais cette situation se répéta partout sur le continent. Ce revers des foules en armes fut aussitôt analysé par les révolutionnaires. Marx en déduit la nécessité de la terreur, mais Blanqui et Engels en tirent d’autres enseignements : les soldats ont été formés à la guérilla urbaine, l’amélioration des transports accélère l’acheminement des troupes, et leur armement – fusils, canons – l’emporte sur celui des ouvriers.

Ce qui avait réussi en 1830 est voué désormais à l’échec. Le peuple ne peut plus renverser un gouvernement, il faut en passer par une autre voie. C’est dans ce contexte que sont élaborés le texte que nous avons cité de Heinzen ainsi que les réflexions d’une certaine intelligentsia russe, qui tuera près de 17 000 fonctionnaires et responsables russes. Cette frange exalte l’acte violent – le pistolet plutôt que le pamphlet –, l’idée d’une justice vengeresse frappant une classe, le sacrifice d’une poignée, une tonalité mystique invoquée par Netchaïev en 1869, puis décrite par Tourgueniev dans un poème de 1878, Seuil, inspiré par le meurtre du gouverneur de Saint-Pétersbourg.

Différentes idéologies émergentes, nihilisme, nationalisme, républicanisme, vont se mouler dans ce nouveau mode d’action internationale. C’est ainsi que les anarchistes français se lancent à leur tour en 1881, encouragés par l’assassinat du tsar Alexandre II en Russie, mais aussi par la modernisation de l’arsenal meurtrier : la mise au point en 1867 par Alfred Nobel de la dynamite, explosif stable, aura « révolutionné » le terrorisme. « La recette des explosifs est accessible à tous et on peut trouver un Browning n’importe où », écrira Trotski. Dès 1898, peu après le meurtre de l’impératrice Sissi par un anarchiste italien, les États européens se réunissent à Rome afin de décider de procédures d’extradition et d‘échanges d’informations entre services de police. Le premier sommet d’une longue série…

Comme le rappelle Lynn, le terrorisme tue chaque année plus de 20 000 personnes. 28 328 en 2015, la grande majorité en Irak, Afghanistan, Nigeria, Syrie. La durée de vie moyenne d’un groupe terroriste est de huit ans, mais 90 % d’entre eux disparaissent après un an. Selon des études de la RAND Corporation, qui conseille le gouvernement américain, « le fait le plus saillant à propos des groupes terroristes est qu’ils sont difficiles à éliminer, notamment les groupes religieux ». C’est cette ténacité du « religieux » que souligne Lynn pour les années à venir, chez les islamistes comme à l’extrême droite, alors que les terroristes, qui ont toujours su s’adapter, pourraient recourir à de nouvelles armes, cybernétiques ou nucléaires.

Une autre guerre. Histoire et nature du terrorisme, de John A. Lynn II (éd. Passés/Composés, traduction d’Antoine Bourguilleau, 510 p., 23 €). Parution le 26 août.

Le Point : Pourquoi le terrorisme religieux semble-t-il le plus tenace ?

John A. Lynn II : Au sein d’une religion, il y a toujours une minorité qui prend ses exigences morales au pied de la lettre, qui se croit obligée par son extrémisme. C’est ainsi que l’islam a engendré des islamistes radicaux ou que le christianisme a secrété des fondamentalistes, qui pervertissent les textes religieux dont ils se réclament. Ces extrémistes représentent une infime minorité, mais au sein d’un ensemble très important, cette minorité finit par mobiliser de grandes multitudes dont certains vont vouloir recourir à la violence pour imposer leur foi aux autres. Par ailleurs, dans le cas de l’islamisme radical, on peut se demander si ce revival religieux ne se combine pas avec une rébellion contre le colonialisme et ses manifestations plus tardives, notamment la mondialisation. Enfin, les motivations religieuses semblent mieux acceptées dans des sociétés, plus tolérantes envers des puristes de la religion qu’envers des fanatiques dont les revendications sont politiques ou sociales. Or, la tolérance envers l’extrémisme ne peut qu’encourager son essor.

L’attaque du 11 Septembre est-elle si atypique si on la replace dans l’histoire du terrorisme ?

Si l’on considère son échelle, ses conséquences, son impact, certainement. Mais Al-Qaïda a usé d’un stratagème très classique du terrorisme radical, ce que j’appelle « le ju-jitsu terroriste ». Il s’agit d’obliger les victimes à répondre de manière disproportionnée, de façon à renforcer en retour les terroristes eux-mêmes. En février 2001, Mohammed Atef, le chef militaire d’Al-Qaïda, avait déclaré : « Il n’y a que deux ou trois endroits possibles pour combattre les Américains : l’Afghanistan, l’Irak et la Somalie. » Le 11 Septembre fut conçu pour amener les États-Unis à adopter une réponse inappropriée. Du ju-jitsu classique.

La France a été frappée par des « loups solitaires ». Peut-on les rapprocher de ces autres solitaires que furent les anarchistes à la fin du XIXe siècle, les Ravachol, Auguste Vaillant ?

Ils sont très similaires, même si leurs idéaux et leurs buts diffèrent. Pour les anarchistes, des objectifs politiques, de justice et d’égalité sociale, pour les islamistes radicaux, des objectifs religieux. Réunis autour d’une table, ils se combattraient. Pourtant, ils partagent un même état d’esprit. La conviction que le monde est une incarnation du mal. Une division manichéenne entre un bien absolu et un mal absolu. L’idée que modifier le monde est une cause sacrée. La certitude que seule la violence peut apporter de réels changements. Un mépris total des obligations morales. Une vision apocalyptique appelant au remplacement de ce monde par un autre. Une dévotion intense qui permet le sacrifice personnel. Et la croyance que ceux qui vivent en accord avec cet état d’esprit deviendront des martyrs. Plus ces convictions sont intenses, plus ces individus s’isolent de la société pour ne plus être en lien qu’avec d’éventuels semblables. Pour les anarchistes, ce fut encore de visu, aujourd’hui, la chambre d’écho est virtuelle. Qu’il soit strictement séculaire ou profondément religieux, le terroriste solitaire combine ces mêmes éléments. Mais parler de loup solitaire sous-entend une meute de loups. Même si celui-ci passe seul à l’acte, il fait partie d’une communauté. C’était le cas des anarchistes, c’est aussi le cas de ceux qui ont frappé la France.

L’évolution est un mot-clé du terrorisme radical. Quelle pourrait être la prochaine adaptation ?

La disparition de l’État islamique a remis les loups solitaires au centre du jeu. Mais cette forme de terrorisme n’est pas nouvelle, la fatwa de Ben Laden en 1998, certains écrits d’Ayman al-Zawahiri (2001) ou d’Abu Musab al-Suri (2004) l’évoquaient déjà longuement. Après l’État islamique, qui fut une inspiration pour les extrémistes, ce rôle est joué désormais par les loups solitaires et leurs exemples répétés de dévotion et de résistance. Toutefois, le théoricien de Daech, Abu Muhammad al-Adnani, analysait en 2016 la défaite militaire non comme une élimination, mais comme une transformation pour revenir au stade insurrectionnel, retourner dans le « désert » et réinventer un autre califat, en Afrique, au Moyen-Orient ou en Afghanistan. Il est trop tôt pour dire que Daech est fini. Il marque simplement une pause. Le souvenir de son triomphe, si bref qu’il fut, demeure une balise pour les islamistes.

Les terroristes apprennent des autres terroristes. Ils peuvent s’approprier de nouvelles technologies, comme ce fut le cas lors du 11 Septembre avec les avions de ligne reconvertis en missiles. Si le cyberterrorisme semble aujourd’hui la méthode la plus évidente, la plus tentante, elle n’apporte pas la même gratification psychologique que la violence physique de l’islamisme radical, qui combine l’enthousiasme pour une domination brutale et le désir fervent du martyre. Le cyberterrorisme risque de leur apparaître trop technique, trop froid. Mais en tant qu’Américain, je suis davantage préoccupé par le continuel essor de la violence de l’extrême droite, aux États-Unis comme en Occident. La présidence Trump a légitimé cet extrémisme qui prospère sur le suprémacisme et l’emprise actuelle des théories conspirationnistes. Je crains qu’à l’avenir, le 6 janvier 2021 ne soit une date plus marquante que le 11 septembre 2001.

Par François-Guillaume Lorrain

Source lepoint