Marcel Proust avait une courte longueur d’avance, accentuée par le dégoût que provoque l’antisémitisme de Louis-Ferdinand Céline. Mais la découverte inouïe de milliers de feuillets de ce dernier pourrait relancer la course.
Avec leur annonce fracassante, les céliniens tiendraient-ils leur revanche dans le duel opposant postmortem les deux plus grands romanciers français du XXe siècle, celui d’À la recherche du temps perdu contre celui de Mort à crédit ? Le médecin des pauvres contre le fils de chirurgien? Bardamu versus Charlus? Balbec ou Rancy? La logorrhée vociférante de Rigodon, pestilentielle, dans L’École des cadavres, à rebours de la phrase chantournée, à perdre haleine, du Temps retrouvé?
David Alliot, lui, n’en démord pas: «Céline vient de gagner le match par KO, après le raffut autour de Proust et de ses soixante-quinze feuillets inédits, qui pèsent peu face à cette découverte de milliers de feuillets.» Voilà des décennies que proustiens et céliniens s’opposent et que la hiérarchie, aussi bien académique qu’éditoriale, connaît des fluctuations. Jusqu’au tournant du siècle dernier, Céline sortait vainqueur de cette joute, soutenu notamment dans les années 1960 et 1970 par les fidèles de la revue Tel Quel. Le nouveau millénaire a bousculé la donne, après la multiplication de la parution d’inédits (romans, correspondance), d’études et de biographies.
Proust perd son avance
Pour Proust, le grand artisan fut Bernard de Fallois, avec l’exhumation de Jean Santeuil, en 1952 (l’année où paraît Féerie pour une autre fois, de Céline), suivi par celle de Contre Sainte-Beuve. Jusqu’à la parution récente, toujours sous sa houlette, des nouvelles du Mystérieux Correspondant, puis du manuscrit des Soixante-Quinze Feuillets, esquisse de la Recherche, qu’il détenait, publié par Gallimard en avril dernier. Avec le succès que l’on sait. En attendant les célébrations du centenaire de la mort de Proust, en 2022.
Dans le même temps, Céline a dégringolé de son piédestal, en partie boudé par l’Université. Pourtant, en 2009, un large choix de sa correspondance avait paru dans la «Pléiade», honneur qui fait toujours défaut à Proust. En 2011, il est retiré de la liste des commémorations officielles. Six ans plus tard, Antoine Gallimard déclenche une violente polémique en annonçant la réédition prochaine, par sa maison, des trois pamphlets antisémites publiés entre 1937 et 1941 chez Denoël.
Le premier ministre, Édouard Philippe, y avait même mis son grain de sel. Gallimard aura beau argumenter qu’il s’agissait d’une édition critique, commentée, «recontextualisée», comme on dit, rien n’y fit. En janvier 2018, il annonçait la suspension du projet, conçu entre autres avec Me François Gibault, avec le concours de Pierre Assouline, de l’académie Goncourt. Motif: «Les conditions méthodologiques et mémorielles ne sont pas réunies pour l’envisager sereinement.»
Entretemps, Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour avaient publié Céline, la race, le Juif, enquête sur l’antisémitisme de Céline et son engagement collaborationniste. Et l’on découvrait alors la magistrale Introduction à la Recherche du temps perdu, de Bernard de Fallois, et ses Sept conférences sur Marcel Proust. Maladroitement, Gallimard éditait en 2019 les inédits et nauséabonds Carnets de prison, écrits par Céline au Danemark en 1946. Et dont il ne sortait pas grandi, à force de beugler, de cracher sur les cadavres, sur l’air de la persécution.
Voyeur, observateur
On a également beaucoup glosé sur Céline débinant Proust à tort et à travers, et ce depuis le Voyage, où il est qualifié de «mi-revenant». C’est oublier qu’à la fin de sa vie, faisant amende honorable, il avait déclaré que tout bon écrivain se doit d’être un «voyeur» et un «bon observateur clinique – ce qu’était Proust par exemple». La postérité retrouvée a encore de beaux jours devant elle.