Le 16 juillet 1942, Rachel Jedinak voit sa mère pour la dernière fois. Elle est arrêtée avec 13 000 juifs, puis déportée et assassinée à Auschwitz. Près de 80 ans plus tard, elle continue de se rendre dans des écoles et appelle à ne jamais oublier les horreurs de la guerre, ou alors « tout pourrait recommencer ».
« Cette rafle est toujours présente, j’en fais encore des cauchemars », a témoigné ce dimanche 18 juillet sur franceinfo Rachel Jedinak, rescapée de la rafle du Vel d’Hiv, les 16 et 17 juillet 1942. L’auteure de l’ouvrage Nous étions seulement des enfants, paru en 2018, a rappelé, à l’occasion des commémorations annuelles de la rafle, à quel point « il est important de parler, de dire ce qui est arrivé dans notre pays », notamment auprès des jeunes. « Les nouvelles générations arrivent vierges de tout un vécu, donc il est important de rappeler ce qui fut. C’est arrivé dans notre pays, mais un pays qui oublie son histoire c’est dramatique, parce que c’est un pays où tout peut recommencer. » Selon elle, « il faut encore et encore témoigner, raconter, pour que ces choses-là n’arrivent plus. »
Rachel Jedinak : Cette rafle est toujours présente, j’en fais encore des cauchemars. La veille du 16 juillet 1942, quelques milliers de policiers ont été convoqués à la préfecture. On leur a remis la liste des gens « à arrêter ». Je suppose que ma mère a dû l’apprendre puisque le soir elle nous a cachées, ma sœur Louise et moi, chez nos grands-parents paternels qui habitaient à cinquante mètres de chez nous. J’avais 8 ans, elle en avait 13. Nous nous pensions en sécurité mais à l’aube, de grands coups ont été frappés à la porte en criant « police ». C’était très violent. Ma grand-mère a ouvert. Ma sœur et moi étions dans un coin de la pièce, apeurées. Ils nous ont dit : « Habillez-vous vite, vous allez rejoindre votre mère ». Ma grand-mère a essayé de parlementer un peu mais rien n’y a fait et nous sommes descendues. Un des policiers nous a dit, goguenard : « vous pouvez remercier votre concierge, c’est elle qui nous a dit où vous étiez. »
Ces policiers ont fait du zèle, parce qu’ils auraient très bien pu dire, sans mentir, qu’ils n’avaient pas trouvé les enfants. Il était entre 4h et 6h du matin. Ma mère a préparé en vitesse quelques affaires. J’ai vu, de toutes les portes cochères de mon quartier du 20ème arrondissement, sortir des femmes et des enfants. Beaucoup de femmes et d’enfants. Nous sommes parties à pied. Il faisait une chaleur étouffante, nous étions debout, serrés les uns contre les autres. Le baluchon aux pieds, la valise dans un petit coin. J’avais du mal à respirer car j’étais petite et entourée de gens qui me serraient. La chaleur était étouffante. Les gens criaient, pleuraient. J’en garde un souvenir très violent.
Et c’est votre mère qui vous a sauvée ?
Ma mère n’avait qu’une idée en tête, c’était de nous faire fuir, ma sœur et moi. Donc elle essayait de se frayer un chemin en disant aux autres personnes « non, on ne nous emmènera pas pour travailler en Allemagne. On ne peut pas travailler avec des petits enfants dans les bras. » Elle essayait de convaincre les autres mamans qui n’y croyaient pas. Une voisine est arrivée auprès de ma mère et lui a dit que Léa, sa grande fille de 14 ans, avait réussi à s’enfuir par l’issue de secours. Ma mère s’est tournée vers nous et nous a dit : « Vous allez faire comme elle, vous allez essayer de vous enfuir. Je ne veux plus vous voir ici. Vous allez près de la porte de l’issue de secours et vous trouvez le moyen de sortir. » Mais quand on a 8 ans comme moi, quand on voit l’angoisse sur les visages, la peur partout, les cris des policiers, les coups de sifflet, on s’accroche à sa mère. C’est ce que j’ai fait en hurlant « je ne veux pas te quitter ». « Ma mère a fait quelque chose que je n’ai pas compris sur le moment. Elle m’a giflée violemment. La seule gifle de ma vie. C’est plus tard que j’ai compris que cette gifle m’a sauvée la vie. »
Ma sœur m’a prise par la main et nous sommes parties vers l’issue de secours. C’est à ce moment-là que deux policiers en faction ont tourné la tête pour ne pas nous voir sortir. Et nous sommes reparties en courant en voyant arriver les autobus. Nous sommes reparties chez ma grand-mère et mon grand-père jusqu’à la prochaine arrestation.
Vous êtes présente, Rachel Jedinak, comme tous les ans, aux commémorations. Pourquoi est-ce important pour vous d’y participer ?
Parce qu’il est important de parler, de dire ce qui est arrivé dans notre pays. Pendant des années, pendant 50 ans, nous n’avons pas pu nous exprimer. On parlait de la France résistante. Il a fallu attendre cinquante ans que le président, Jacques Chirac, reconnaisse la responsabilité de l’État de Vichy, de la France donc, pour que nous puissions nous exprimer. C’est à partir de ce moment-là que les vannes se sont ouvertes et que nous avons pu enfin parler. Mes parents, 17 personnes de ma famille, sont partis en fumée. Donc, pour nous, il était important de faire revivre dans chaque école de Paris, lycées, collèges les noms des enfants.
Vous êtes une passeuse de mémoire. Qu’est-ce que cela représente de témoigner, notamment auprès des jeunes ?
Témoigner auprès des jeunes est important parce que les nouvelles générations qui arrivent sont vierges de tout un vécu. Il est important de rappeler ce qui fut. C’est arrivé dans notre pays.
Il y a eu, depuis la Shoah, d’autres drames. Il y a eu le Rwanda, la Yougoslavie, et encore ailleurs. Il est important de lutter contre cela. C’est pourquoi nous allons dans les écoles, collèges et lycées pour parler aux jeunes. Il faut encore et encore témoigner, raconter, pour que ces choses-là n’arrivent plus.