En Israël, Akko est une ville mixte en sursis, par Danièle Kriegel

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Quinze jours après avoir été le théâtre d’émeutes, la ville côtière, symbole de coexistence entre juifs et Arabes en Israël, peine à se relever.

Visiblement, le prospectus a connu des jours meilleurs. Trouvé près d’une poubelle incendiée et malgré les taches de suie, on y distingue encore ce qui, depuis une dizaine d’années, a fait de la vieille ville d’Acre (« Akko » en hébreu, également connue sous le nom « Saint-Jean-d’Acre » ou « Acre ») à la fois un lieu touristique par excellence et un symbole de la coexistence judéo-arabe en Israël. Hélas, dans cette cité inscrite au patrimoine universel de l’Unesco et quinze jours après les émeutes, seul le bruit des vagues qui se brisent doucement sur les remparts vient troubler le silence d’une ville en état de choc, entre incompréhension et tristesse.

Comme au théâtre judéo-arabe, où les directeurs, Moni Yossef et Khaled Abu Ali, préparent le tournage d’une vidéo pour promouvoir un financement participatif qui permettrait de payer les dégâts matériels subis lors de la semaine de violences. Il faut dire que les émeutiers arabes n’y sont pas allés de main morte. En lançant des bouteilles incendiaires dans les bureaux, ils ont brûlé archives et documents retraçant les 35 ans d’existence du lieu. Mais pas seulement. Ils ont aussi détruit de fond en comble un local adjacent où étaient entreposés, projecteurs, sono, appareils vidéo. « Il y en a pour des centaines de milliers de shekels, soupire Moni. Tout ça à cause d’un petit groupe, d’une bande d’idiots dont tout le monde a eu peur. Car je suis sûr d’une chose : 99 % des habitants arabes de la vieille ville regrettent ce qui s’est passé. Prenez ce théâtre, c’est la maison de tout le monde, Arabes, juifs, de tous âges, femmes, hommes, enfants qui se retrouvent dans des ateliers ou des festivals en arabe et en hébreu. Le tout gratuitement. D’où notre tristesse teintée d’amertume. Moi, au lendemain des émeutes, à l’heure des comptes, j’étais accablé. J’avais le sentiment qu’on m’avait planté un couteau dans le dos. »

Et aujourd’hui, deux semaines après ? « Fini la colère, le découragement. Je suis déjà dans la phase de reconstruction, celle des locaux incendiés et celle aussi des cœurs et des âmes pour un retour de la confiance. Ce sera long. Mais c’est absolument nécessaire, pas seulement pour notre théâtre, mais aussi pour l’avenir de la ville. »

Un vœu pieux ou un souhait réalisable ? Pour Semadar, dramaturge et comédienne, le retour de la coexistence ne sera possible qu’à deux conditions : « la fin de l’occupation des territoires palestiniens et la mise en place, en Israël, d’une vraie égalité » : « Nous les Israéliens juifs, nous séparons les deux populations palestiniennes, celle des territoires occupés et celle d’Israël. C’est une erreur. C’est la même culture. Alors, quand il se passe quelque chose à Cheikh Jerrah ou à Al-Aqsa, cela se répercute jusqu’à Akko. Vous voulez un exemple ? Deux jours après les émeutes, nous avons organisé, ici, un atelier destiné aux enfants arabes. Une façon de les indemniser, car, à cause des violences, nous n’avions pas pu les accueillir pour célébrer ensemble Aïd-el-Fitr, la fête de la fin du ramadan. On a mis de la musique, des vidéos, etc. Et puis on les a fait dessiner. Et sur tous leurs dessins, qu’est-ce qu’il y avait ? Al-Aqsa [la plus grande mosquée de Jérusalem, située sur l’esplanade des Mosquées, NDLR]. »

Dans les ruelles qui mènent du théâtre au souk, il ne reste quasiment rien des violences. Ici, quelques traces d’incendie ; là, un distributeur de billets saccagé… Mais ce qui frappe, c’est l’aspect désert des lieux. Les échoppes fermées. De rares clients qui pressent le pas. Depuis plus de cinquante ans, Shimon a un commerce d’épices. Il a connu tous les accès de fièvre de la cité : 2000, 2008, 2013… Mais jamais à ce point et dirigé, essentiellement, contre des biens juifs. « Ils n’ont fait l’impasse sur rien. Ils ont brûlé, pillé, saccagé des magasins, des chambres d’hôtes, des hôtels, tous appartenant à des juifs. Moi, ils ont brûlé mon entrepôt et ont tenté d’incendier ma boutique. C’était comme un pogrom. »

Pourquoi ? « C’est un mélange de plusieurs choses, à commencer par la peur. Prenez les commerçants arabes, mes voisins. Ce sont mes amis. Ils sont avec moi. Ils me disent combien ils sont navrés. Mais ils n’ont pas pu m’aider. Ils ont eu peur des émeutiers, de leur violence, du fait qu’ils étaient armés. Ce ne sont pas les seuls. Même la police n’a pas aidé. Ni les sapeurs-pompiers. Quand je leur ai téléphoné pour leur dire que mon entrepôt brûlait et que les émeutiers commençaient à attaquer mon magasin, j’ai eu la même réponse : “Nous ne pouvons rien faire.” »

Et Ibrahim, dont le magasin jouxte celui de Shimon, qu’en pense-t-il ? Bien sûr, il est désolé de ce qui est arrivé à son ami, mais pour lui, le grand responsable, c’est Itamar Ben-Gvir, le dirigeant de Puissance juive – un parti raciste antiarabe – qui vient d’être élu député au sein de la liste d’extrême droite Sionisme religieux. « C’est lui l’incitateur n° 1. Lui qui a mis le feu aux poudres. Et aujourd’hui, alors que les arrestations ont surtout lieu au sein de la population arabe, avec l’aide du Shin Bet, la sécurité intérieure, on nous considère comme des terroristes. Est-ce que j’ai l’air d’un terroriste ? »

À ses côtés, le jeune Ali, un pêcheur reconverti dans les promenades en mer pour touristes. Les raisons de sa colère ? Ni Al-Aqsa, ni Cheikh Jerrah (le quartier de Jérusalem-Est où ont éclaté les premières violences qui ont mené à la guerre avec Gaza, NDLR), mais les dirigeants de tout poil, et d’abord ceux de la mairie : « Ici, ils ont préféré mettre beaucoup d’argent dans la rénovation des vieilles pierres plutôt que dans l’amélioration de notre quotidien : l’éducation, la formation professionnelle, nos conditions de logement, les services de police. Résultat, nous les Arabes, nous ne progressons pas. Sans compter que lors des émeutes, nous avons fait le travail de la police. Nous avons éteint les incendies, protégé les juifs qui travaillent ici pour qu’il ne leur arrive rien. » Aux yeux d’Ali, pas de doute : les émeutes de ce mois de mai, c’est un message à ceux qui dirigent le pays : « Cessez la discrimination ! Traitez-nous, comme il se doit. En citoyens égaux ! »

Alors, comment aller de l’avant et réparer cette coexistence saccagée ? À Akko, tous en sont persuadés : il faudra du temps et beaucoup de patience.

Source lepoint