Ronald Lauder, portrait d’un homme juif engagé, par Alain Elkan

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Activiste, philanthrope et collectionneur, il est avec son frère l’héritier de l’empire cosmétique Estée Lauder fondé par ses parents. Ronald Lauder, nous confie ce qui l’anime à la tête du Congrès juif mondial et son inextinguible passion pour l’art viennois.

Vous avez occupé beaucoup de postes et vous vous intéressez à plein de sujets. Vous avez été nommé secrétaire adjoint à la Défense des Etats-Unis pour l’Europe et l’Otan en 1983 et, en 1986, le président Reagan vous a nommé ambassadeur des Etats-Unis en Autriche. Vous avez également des liens de longue date avec Israël. Vous vous définiriez comme une personnalité éclectique ?

Eclectique, je ne sais pas, mais peut-être que j’ai plusieurs personnalités. Aujourd’hui, mon rôle le plus important est celui de président du Congrès juif mondial, c’est l’essentiel à mes yeux. On constate un essor phénoménal de l’antisémitisme dans le monde de nos jours. C’est mon inquiétude principale. Sinon, je joue toujours un rôle dans la Neue Galerie, je suis toujours collectionneur d’art et je suis toujours très impliqué dans la Fondation Auschwitz-Birkenau. Lors du 75e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz en 2020, nous avons rendu hommage à tous les survivants, et j’ai donné le discours inaugural de cet événement. Je suis aussi très actif en Israël, en particulier dans le Néguev, où nous avons une agence pour l’emploi qui aide de nombreux jeunes à s’installer dans la région. Je m’intéresse à beaucoup de domaines très divers.

Êtes-vous encore proche de l’entreprise Estée Lauder, et qu’est-ce qui a changé depuis que vos parents, Estée et Joseph, ont disparu ?

Je siège encore au conseil de direction et je suis président de Clinique, l’une de nos marques principales. J’y participe de manière presque quotidienne. Je dirais que le plus grand changement, c’est la taille : l’entreprise a pris une ampleur énorme depuis le décès de mes parents. Mon père est mort en 1983 et ma mère en 2004. C’est une entreprise beaucoup plus grande et complexe aujourd’hui. Estée Lauder est l’une des principales entreprises américaines dans le monde.

Votre mère était une femme exceptionnelle. Que vous a-t-elle enseigné ?

Dans mon enfance, je me rappelle qu’à tous les repas, nous avions une conversation sur les affaires. J’ai tout appris à la table du dîner, et j’ai travaillé avec elle dans l’entreprise pendant dix-sept ans. C’était une femme brillante. Mon frère Léonard, qui a été PDG pendant de nombreuses années, est désormais président honoraire. C’était vraiment une entreprise familiale, d’aussi loin que je me souvienne, nous avons toujours entendu parler des boutiques, des idées nouvelles et de tous les produits. Il y avait toujours des crèmes sur la table que nous essayions tous, donc on a toujours eu les mains dedans. Littéralement.

Votre activité principale aujourd’hui est consacrée au Congrès juif mondial. De quoi s’agit-il ?

C’est une organisation qui a été fondée en 1936 par un groupe d’activistes juifs inquiets, depuis Genève, de voir ce qui se passait dans l’Allemagne nazie. Ils ont tenté d’avertir le monde, en particulier la communauté juive. Mais parce qu’ils n’avaient que très peu d’influence, personne ne les a écoutés avant qu’il ne soit trop tard. En voyant ça, l’un des dirigeants, Nahum Goldmann, a décidé de créer une structure qui aurait la possibilité de traiter avec les Etats au niveau des gouvernements.

En quoi consiste votre rôle de président du Congrès juif mondial ?

Il s’agit de représenter le peuple juif dans le monde entier. Je suis en contact quasi-quotidien avec de nombreux pays européens. Nous luttons constamment contre l’antisémitisme et travaillons ensemble à aider les communautés juives de cent pays. Nous collaborons très étroitement avec Israël et, ces six derniers mois, j’ai effectué cinq voyages au Moyen-Orient, dans des pays qui font maintenant partie des accords d’Abraham (signés le 15 septembre 2020 entre Israël, Bahreïn et les Emirats arabes unis, ensuite rejoints par le Soudan, le Maroc et le Kosovo, ndlr), lesquels ont eu un effet considérable.

C’est toujours aussi difficile de lutter contre l’antisémitisme ?

De plus en plus. Juste après la Deuxième guerre mondiale, après avoir vu les atrocités que les nazis avaient perpétrées contre le peuple juif, aucune personne saine d’esprit n’aurait voulu être associée de près ou de loin à ces crimes. Désormais, trois générations après, nous constatons que les jeunes ne comprennent pas pleinement ce qui s’est produit pendant l’Holocauste. Il y a une force malsaine qui attire beaucoup de jeunes dans ces mouvements antisémites ou néo-nazis. Ca, c’est à droite du spectre politique. Mais à gauche, un nouvel antisémitisme a émergé, où les gens se servent du mouvement pro-palestinien comme prétexte pour attaquer Israël et les juifs en général.

En tant que collectionneur, vous vous spécialisez dans l’art allemand et autrichien. Vous avez ouvert la Neue Galerie à New York, vous êtes l’un des plus grands connaisseurs du peintre Egon Schiele, et vous avez fait l’acquisition du célèbre portrait d’Adèle Bloch-Bauer par Gustav Klimt pour 135 millions de dollars. Votre passion pour le courant artistique de la Sécession viennoise vient-elle du temps que vous avez passé à Vienne ?

Mes acquisitions de Schiele et Klimt ont commencé trente ans avant que je m’installe à Vienne et je n’ai jamais cessé de collectionner leurs œuvres. J’ai acheté une formidable œuvre autrichienne il y a un mois. Ca fait partie de mes passions. Mais je collectionne aussi des œuvres de domaines complètement différents.

Quand cette passion de la collection a-t-elle vraiment commencé ?

Quand j’avais 14 ou 15 ans, selon les domaines. Ma première œuvre d’art médiéval, je l’ai achetée à 19 ans, ma première armure à 21 ans. Un critique d’art célèbre, Pierre Cabanne, disait que collectionner, c’est presque comme prendre de l’héroïne. Une fois que vous avez pris le pli, vous n’arrêtez jamais.

Quel est votre domaine de prédilection en ce moment ?

La sculpture grecque et romaine, les casques anciens grecs, les objets du Moyen-Âge et de la Renaissance, les tableaux des vieux maîtres et l’art contemporain…

Comment pouvez-vous connaître et aimer tant de choses différentes ?

Avec les yeux. Dans tous les catalogues qui sortent, je repère ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. J’ai trois catégories : « Oh ! », « Oh la la ! » et « Oh mon Dieu ! » Je n’achète que les œuvres qui me font m’exclamer « Oh mon Dieu ! », et c’est une classification qui a fait ses preuves.

Pensez-vous que les prix de l’art contemporain sont parfois excessifs ?

Toutes les œuvres que j’ai achetées, je les ai payées trop cher. Et finalement, trois ou cinq ans plus tard, il s’est avéré que j’avais fait une affaire. On ne sait jamais. Quand on achète une œuvre importante, qu’elle soit moderne ou ancienne, on ne peut jamais savoir comment va évoluer sa valeur. C’est imprévisible.

Est-ce que collectionner est très différent de faire du business ?

Dans les affaires, on travaille quotidiennement. Pour ce qui est de l’art, une fois qu’on a acheté une œuvre, on ne peut plus intervenir, il faut attendre de voir ce qui va se passer, parfois pendant des années. On ne peut pas promouvoir l’œuvre ou lui faire de la publicité, ça ne se passe pas comme ça. Quand j’achète des œuvres, c’est seulement parce que je les aime. Je me dis : « Cette œuvre est géniale », je ne pense jamais à sa valeur future.

Le coronavirus a-t-il beaucoup changé votre mode de vie ?

Je suis coincé ici en Floride alors que, normalement, je devrais être à New York. Je n’ai pas pu me rendre en Europe. C’est un gros problème. J’ai des maisons à Paris, à Londres, à Vienne. Je ne peux pas y aller.

Comment organisez-vous votre temps ?

Dieu merci, il y a Zoom. Hier j’ai eu sept réunions en visioconférence. Quand des gens ont une œuvre d’art à me montrer, il arrive qu’ils passent par Zoom, et je m’occupe aussi de mes affaires de cette façon. Je voyage comme ça.

Que pensez-vous du rapport entre le monde technologique, avec l’intelligence artificielle, et le mouvement écologiste pour l’environnement ?

Les deux vont ensemble. La technologie pourrait bien sauver la terre. La technologie transforme l’homme, et nous apprenons aussi beaucoup de choses sur la santé grâce à la technologie. Il n’y a qu’un seul monde, et il est temps d’apprendre à déchiffrer l’avenir.

Qu’y voyez-vous, pour votre part ?

Le monde change constamment. Nous avons des ressources limitées, et nous devons faire tout ce que nous pouvons pour les utiliser sagement. Nous devons changer et résoudre le problème du réchauffement climatique. On peut renverser la vapeur, mais ça demande un effort réel. Il faut arrêter l’exploitation des mines de charbon. Il faut cesser un certain nombre de choses auxquelles nous nous sommes habitués. On ne peut pas effectuer cette transformation du jour au lendemain, c’est un effort qui prendra cinq ou dix ans, peut-être davantage. Malheureusement, on ne consacre pas assez de temps à cet effort. Les gens pensent trop au présent au lieu d’imaginer ce qui est possible dans le futur.

Une fois la pandémie surmontée, quelle est la première chose que vous aimeriez faire ?

Je serai dans le premier avion pour l’Europe.

Source lesechos