A Marseille, la rafle oubliée du Vieux-Port

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Antoine Mignemi se souvient encore des bruits de bottes dans l’escalier. Des gendarmes français tapant aux portes à 6 heures. Ce 24 janvier 1943, le petit garçon de 5 ans est évacué de chez lui avec son père et sa mère. A l’époque, Antoine Mignemi ne comprend pas bien pourquoi les gens sont entassés dans des wagons à bestiaux en direction d’un camp de rétention à Fréjus, à 140 kilomètres de là. « La seule chose que vous saisissez, c’est l’angoisse de vos parents et des adultes autour, confie aujourd’hui le rescapé. Plus que tout, c’est cette peur qui m’a marqué. Les autres souvenirs se sont estompés peu à peu. »

A 83 ans, Antoine Mignemi garde pourtant une mémoire très vive de cette rafle dans les quartiers historiques du Vieux-Port à Marseille. Cela fait maintenant soixante ans qu’il vit dans un vieil immeuble sur les hauteurs du 6e arrondissement. Sur la table en verre de son petit salon, le retraité a disposé des photos d’archives ainsi qu’un certificat d’évacuation de l’époque. Cet ancien syndicaliste et fervent militant de gauche a préparé des notes pour ne rien oublier. Il n’y jettera finalement aucun coup d’œil pendant la conversation.

Tout en triturant ses lunettes de vue, l’homme à la moustache blanche parfaitement taillée marque des temps de pause dans son récit, pour contenir son émotion. Il y a quelques années, il aurait été incapable d’en parler. « Il ne pouvait pas raconter son histoire sans s’effondrer en pleurs ou tomber dans les pommes », assure Amparo, son épouse d’origine espagnole. « J’ai toujours eu ce drame à l’intérieur de moi. C’était une souffrance difficile à supporter, enchaîne-t-il. Mais on dirait que je suis en train de faire mon deuil de cette tragédie. »

Si l’octogénaire peut aujourd’hui parler de ce drame, c’est grâce au Collectif Saint-Jean 24 janvier 1943, dont il est devenu le président. Cette association marseillaise rassemble plusieurs rescapés directs ou des descendants, et se bat pour faire connaître cette rafle aujourd’hui encore méconnue. Antoine Mignemi retrace les faits. Les 22 et 23 janvier 1943, une première rafle marseillaise touche la communauté juive du quartier de l’Opéra, dans la partie sud-est du Vieux-Port ; 782 personnes sont déportées dont aucune n’a survécu.

Sur ordre de Heinrich Himmler

La seconde rafle, comme l’autre en collaboration avec les autorités françaises, survient le 24 janvier ; 20 000 nouvelles personnes sont évacuées du quartier Saint-Jean, dans la partie nord du Vieux-Port, en contrebas du quartier du Panier. Les lieux sont surnommés « la Petite Naples » tant la population d’origine napolitaine y est nombreuse à l’époque. C’est un quartier plutôt pauvre, majoritairement occupé par des communautés d’origine immigrée (Italiens, Arméniens, Grecs). L’ordre de la rafle vient directement de Heinrich Himmler.

Le chef des SS évoque dans un télégramme du 18 janvier 1943 un « plan pour le nettoyage de Marseille » qu’il qualifie de « porcherie de la France », tandis que le quartier du Vieux-Port est vu comme « le plus grand centre de criminalité du monde, dirigé par des milliers de personnes de race étrangère ». Cette seconde rafle n’est donc pas antisémite mais xénophobe. Sur les 20 000 évacués, 12 000 sont conduits au camp de Fréjus. La plupart y passeront une semaine avant de revenir à Marseille, comme ce fut le cas pour Antoine Mignemi.

Mais, fait inédit dans l’histoire de la seconde guerre mondiale en France, cette rafle du quartier Saint-Jean s’accompagne d’une destruction totale des lieux. Dès le 1er février 1943, 1 500 immeubles sur 14 hectares sont dynamités. « Je ne suis jamais retourné dans l’appartement où j’étais né », conclut Antoine Mignemi. Preuve de la méconnaissance de cet épisode, bon nombre de Marseillais pensent que le quartier a été rasé par les bombardements.

L’histoire de cette rafle oubliée est revenue dans l’actualité en février 2021. Un article du New York Times rapportait que la justice allemande avait ouvert des poursuites contre un ancien nazi centenaire, gardien du camp de concentration d’­Oranienburg-Sachsenhausen en 1943. L’homme a été inculpé pour complicité dans plus de 3 500 meurtres de détenus par le parquet de Neuruppin, dans le Land de Brandebourg.

Le collectif Saint-Jean espère que l’inculpation du gardien de camp nazi, où ont été déportés nombre d’habitants raflés, permettra d’établir un lien avec leur combat. En effet, 800 Marseillais sur les 12 000 évacués à Fréjus le 24 janvier ont été déportés en Allemagne, notamment dans ce camp près de Berlin, pour des raisons toujours inconnues. Seulement une centaine d’entre eux en sont revenus. Et l’association compte plusieurs descendants de déportés dans ses rangs.

Une enquête en cours

Selon Me Pascal Luongo, lui-même descendant de grands-parents raflés, deux options sont désormais possibles : « Les Français concernés pourraient se porter partie civile au procès allemand. On pourrait aussi imaginer une coopération franco-allemande afin que cet ancien garde de camp soit entendu par les gendarmes français. »

Car une enquête est en cours depuis la plainte pour crime contre l’humanité déposée par l’avocat du collectif le 17 janvier 2019. Quatre mois plus tard, Aurélia Devos, alors vice-procureure du pôle du parquet qui travaille avec l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH), enclenchait une procédure. Une première reconnaissance déjà exceptionnelle de la part du parquet de Paris pour les quatre survivants et quatre descendants des parties civiles qui avaient décidé de porter plainte.

Ensuite, d’autres personnes concernées, dont Antoine Mignemi, se sont constituées partie civile et ont rejoint le collectif qui compte aujourd’hui 64 adhérents, dont 12 rescapés. La majorité d’entre eux vit encore à Marseille ou dans les environs. En plus des rescapés, le collectif aimerait trouver des coupables français. Mais, soixante-dix-huit ans après les faits, Pascal Luongo se fait peu d’illusions. « Dès l’origine, le but n’était pas tant de tenir un procès au pénal. On sait très bien que les probabilités que cela se produise sont faibles. L’idée est avant tout de faire connaître cet événement méconnu », reconnaît l’avocat.

Pour comprendre le combat mémoriel qui est mené, l’historien Michel Ficetola propose une balade dans l’ancien quartier Saint-Jean. Cet ex-enseignant, par ailleurs bouliste passionné à ses heures perdues, est un pilier du collectif Saint-Jean. En 2012, l’homme d’origine napolitaine s’est intéressé à la population italienne de Marseille puis à la destruction des vieux quartiers. Après plusieurs années de recherche et de rencontres avec des rescapés, il en parle à son ami d’enfance Pascal Luongo, et les deux compères montent ainsi l’association.

Après avoir donné rendez-vous sur le Vieux-Port, Michel Ficetola s’enfonce dans les rues au nord, là où l’antique Massalia a vu le jour. « On est vraiment dans le quartier historique de Marseille, avant même le Panier », précise le guide, intarissable. On arpente des rues assez larges et de grandes places, comme celle située derrière l’hôtel de ville. Difficile de visualiser les souvenirs d’enfance d’Antoine Mignemi : « A l’époque, les rues étaient très étroites. On pouvait presque s’échanger des choses d’une fenêtre à l’autre. Des petits ruisseaux coulaient au milieu des rues en pente et on jouait aux petits bateaux. »

Après quelques minutes de marche, Michel Ficetola s’arrête devant une première plaque commémorative, pas loin de l’ancien Hôtel-Dieu. « A la mémoire de nos disparus, internés, déportés, morts dans les camps nazis, victimes de la tragique évacuation du quartier du Vieux-Port (23 janvier 1943) », peut-on y lire. L’historien traverse ensuite la route pour se retrouver face à un mémorial de la déportation. Là encore, aucune trace du 24 janvier sur la plaque commémorative. Le monument se trouve d’ailleurs sur la place du 23-Janvier-1943.

Le collectif a écrit une lettre à la mairie pour que l’endroit soit renommé « place du 23-et-24-Janvier 1943 ». Sans réponse pour l’instant. Sur la question, Lisette Narducci, chargée des familles, des mémoires et des anciens combattants à la mairie de Marseille, avance prudemment et de façon plutôt évasive, répétant « ne pas vouloir de polémique »« La plaque n’est qu’un symbole, elle ne résume pas l’histoire, reprend-elle. Et faut-il faire une distinction entre le 23 et le 24 janvier ? Ce n’est qu’un seul ordre de mission et trois jours terribles pour tous les Marseillais. Je ne veux pas qu’on oppose les mémoires. »

Toujours est-il que le collectif doit se satisfaire d’une plaque isolée sur la place de Lenche, un peu plus à l’ouest. Celle-ci rend hommage « à la mémoire des habitants de la Petite Naples marseillaise », sans pour autant mentionner la date du 24 janvier 1943. En 2020, à la limite du quartier dynamité, l’association a aussi financé la construction d’une stèle commémorative. Mais celle-ci se trouve dans la cour de l’église Notre-Dame des Accoules, fermée par un portail et pas toujours accessible.

Les membres du collectif aimeraient aussi que les noms des 12 000 évacués apparaissent sur le mur des déportés au Mémorial des déportations, musée situé à l’entrée du port, à côté du MuCEM. Seuls y figurent ceux dont on a retrouvé l’identité parmi les 800 personnes retenues à Fréjus puis conduites dans des camps allemands. « Les internés à Fréjus ne peuvent pas être considérés comme des déportés selon une définition stricte, éclaire Laurence Garson, la responsable du Mémorial. Seules les personnes envoyées en Allemagne le sont. Même si cela n’enlève rien à la souffrance et au transfert forcé de ces gens. » Elle précise qu’un film d’une dizaine de minutes raconte l’histoire des évacués du Vieux-Port au sein du musée.

Il y a donc bien eu des travaux d’historiens sur le sujet. Et ce, depuis plusieurs dizaines d’années maintenant. Alors comment expliquer que cette évacuation du 24 janvier reste ainsi méconnue ? « Pendant un temps, la mémoire prégnante a été celle des destructions, car elle était visible, avant les reconstructions, explique Robert Mencherini, professeur honoraire des universités en histoire contemporaine, spécialiste de la ville de Marseille. En revanche, la mémoire des rafles a été occultée. »

La faute aux autorités françaises, selon les membres du collectif. « Ça arrangeait tout le monde de ne pas trop soulever les vieux dossiers à la sortie de la guerre », suppose Me Luongo. A l’époque, une enquête avait été menée sur la destruction du Vieux-Port et les rafles, mais un non-lieu prononcé au printemps 1945 disculpe le conseil municipal de toutes responsabilités. Pourtant, selon Michel Ficetola, un plan d’urbanisme pour rénover les vieux quartiers était déjà prévu en février 1942. « Les autorités françaises ont profité des faits de guerre pour mettre en place cette initiative », maintient l’historien.

Un passé douloureux

Du côté des victimes, le combat mémoriel n’a pas été une priorité tout de suite. Au moment de revenir à Marseille, beaucoup s’estimaient déjà heureux d’être de retour. « La première réaction a été : “Pfiou, on s’en est sorti !”, témoigne Antoine Mignemi. Et puis c’était toujours la guerre. En tant que population d’origine immigrée, et surtout italienne, on se disait qu’il valait mieux faire profil bas. » La destruction des lieux provoque aussi une dispersion des raflés dans la ville et les environs. « C’est resté une histoire intrafamiliale pour chacun, relate Pascal Luongo. Les gens ne s’étant pas regroupés, ils n’ont pas porté ensemble cette histoire. »

Cette absence de mémoire commune n’a pas aidé à guérir les traumatismes, encore très présents aujourd’hui. Certains rescapés ont refusé de se joindre à la plainte de Me Luongo. « Raviver les plaies, même soixante-dix-huit ans après, était trop difficile pour eux », explique l’avocat. Suzanne Fritz, âgée d’un peu plus d’un an au moment de la rafle, a aussi hésité avant de se lancer dans le collectif. Elle ne garde aucun souvenir de ce 24 janvier 1943, mais sa grand-mère lui avait laissé un carton d’archives.

Elle ne s’y est réellement plongée qu’après avoir lu l’annonce de la plainte de Me Luongo dans la presse locale. « Je ne pensais pas avoir à l’ouvrir un jour. Pour moi, c’était le passé », témoigne la retraitée de 79 ans d’une voix douce. Elle vit aujourd’hui dans l’un des appartements d’une barre d’immeuble, près de la prison des Baumettes. Assise dans son salon, elle révèle le contenu de la boîte de sa grand-mère : documents administratifs jaunis par le temps, lettres, photos.

Un passé douloureux et tellement enfoui que Suzanne Fritz évoque cette journée d’un air presque détaché. Elle en oublie qu’elle fait partie des survivants. Le mot « rafle » lui est même pénible à prononcer. « Je parle plutôt de l’évacuation du Vieux-Port, en me disant que c’est quand même moins grave qu’une rafle, souffle-t-elle. Parfois, je me dis : “N’en parle pas autant, ne te mets pas en avant, laisse parler les autres qui ont vécu des rafles inhumaines.” »

Chez les frères Agresti, les mots sont tout aussi difficiles à prononcer. « Pendant très longtemps dans notre famille, nous ne parlions pas de “rafle” mais d’“évacuation”. C’était une manière édulcorée de mentionner les faits. Mais on parle d’évacuation quand il y a un problème d’inondation. Là, ce n’est pas vraiment la même chose », souligne Gérard, 69 ans, ancien directeur d’une mutuelle, accompagné de son aîné, Claude, professeur de français à la retraite. Leur père, Roger Agresti, a été transféré à Fréjus avant de faire partie des 800 déportés à Sachsenhausen. Il a été séparé de ses parents et de ses frères, qui ont pu rentrer à Marseille. Lui a dû attendre mai 1945.

« Cela a toujours été douloureux pour lui de nous en parler et il gardait une certaine réserve », se souvient Claude. Décédé en 2005, le paternel leur a laissé un manuscrit d’une centaine de pages où il retrace son enfance au quartier Saint-Jean et la vie dans les camps nazis. Claude et Gérard comptent le faire éditer. En visioconférence depuis son domicile à Plan-de-Cuques, à l’est de Marseille, l’aîné en lit un extrait avant de s’interrompre, submergé par l’émotion. Il ne reprendra pas la lecture.

« On s’est peut-être réveillé trop tard »

Même si le Covid-19 a mis fin aux réunions, le collectif Saint-Jean veut poursuivre son combat mémoriel. L’épidémie a aussi ralenti les investigations de l’OCLCH, qui doit encore entendre plusieurs victimes. Antoine Mignemi a hâte de se retrouver face aux gendarmes pour raconter son histoire. Car il sait que le temps joue contre eux. « On s’est peut-être réveillé trop tard », soupire l’ancien militant. L’an passé, trois anciens rescapés du collectif sont morts. Alors l’association s’intéresse à la jeunesse.

Une fois l’épidémie passée, Antoine Mignemi devrait intervenir au lycée Saint-Charles de Marseille. Michel Ficetola, lui, a contacté le cabinet de Jean-Michel Blanquer. L’historien aimerait que l’histoire de la rafle du Vieux-Port figure dans les manuels scolaires. Il a reçu une réponse du ministre de l’éducation nationale plutôt positive. « La Rafle du Vél’d’Hiv est aujourd’hui l’événement repère, mais ce cas marseillais est très intéressant pour illustrer ce qu’étaient l’Occupation et la collaboration à l’échelle locale, indique Jérôme Grondeux, doyen du groupe histoire géographie de l’inspection générale. Il peut être une ressource à la disposition des enseignants. C’est important qu’on nous le signale, on va se pencher dessus. »

Au sein de la ville de Marseille aussi, le nom du collectif se fait de plus en plus connaître. Fin 2019, l’ancien maire Jean-Claude Gaudin avait remis une médaille de la ville à quatre rescapés de la rafle. En janvier, Benoît Payan, l’actuel édile, a inclus pour la première fois le collectif Saint-Jean aux célébrations du 78e anniversaire de l’évacuation et de la déportation des populations du Vieux-Port et de l’Opéra. Antoine Mignemi a déposé une gerbe au Mémorial des déportations. La cérémonie a eu lieu un dimanche. C’était le 24 janvier.

Source lemonde