Voile intégral : en Israël, la frumka (niqab juif!) intrigue

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Une nouvelle religiosité féminine est apparue en Israël dans la seconde moitié des années 2000, qui consiste à se voiler entièrement le visage et porter la burqa.

Cette tendance a émergé au sein d’un groupe de haredim, littéralement « ceux qui craignent Dieu », d’abord dans la ville de Bet Shemesh puis à Jérusalem dans le quartier religieux de Mea Shearim.

Le voile intégral chez les Juives, couvrant le corps et le visage sur le modèle du niqab saoudien, est appelé frumka. Ce mot-valise est composé du terme yiddish frum, qui qualifie une personne religieuse, et du suffixe – ka, diminutif féminin yiddish jouant sur l’assonance avec le mot burka. Ce costume est aussi désigné par le mot shal (châle, shwal en anglais) et qualifié d’extrême tsniout. Il s’agit d’une nouvelle manifestation de piété féminine dans le judaïsme, même si la pratique du visage voilé est attestée dans l’histoire des Juives du Yémen, d’Afghanistan et d’Irak.

Les femmes qui dissimulent leur visage, neshot ha shalim (expression tirée de leur usage du shal), sont des « born again ». Issues de familles peu pratiquantes, elles se sont engagées dans un processus de techouva (retour à la religion) à l’âge adulte. Elles incarnent la figure de la religiosité extrême qui renvoie aujourd’hui à l’islam radical, d’où le surnom qui leur est fréquemment attribué de « femmes talibanes » par certains Israéliens.

Ces harediot (féminin de haredim) revendiquent un retour aux origines bibliques en prétendant imiter les matriarches Sarah, Rébecca, Léa et Rachel (épouses des patriarches Abraham, Isaac et Jacob) qui, selon la tradition juive, portaient un voile facial. C’est ainsi que s’explique la substitution de Rachel par Léa par le beau-père de Jacob le jour de son mariage. Elles expriment publiquement leur nouvelle religiosité visible par ce vêtement rigoriste qui paraît traditionnel mais procède en réalité d’une réinvention propre à la modernité.


David Levy est un ultra-orthodoxe quinquagénaire. Sa sœur porte la frumka, comme quelques centaines de Juives en Israël. Selon lui, la pratique est rejetée dans le pays parce qu’elle est nouvelle, ce qui explique que les usagères se fassent insulter dans la rue ou refuser dans les lieux et les transports publics. Mais il n’exclut pas que la frumka se normalise un jour. De carrure imposante, rencontré à son domicile de Bet Shemesh à 30 kilomètres à l’ouest de Jérusalem, David est originaire d’Irak, d’où sont venus ses parents installés en Israël. Il a de nombreux griefs contre le gouvernement : « Ce que subissent les femmes intégralement voilées n’est qu’un exemple des exactions contre les religieux. Bruria Keren ([promotrice du visage voilé]) a été arrêtée arbitrairement au prétexte qu’elle menaçait l’État israélien. Son arrestation est une pression de l’État pour faire taire les religieux car ceux-ci remettent en cause la légitimité du pouvoir. »

Un nouveau sujet de société

La frumka a été médiatisée en Israël quand Bruria Keren a été arrêtée en 2009 puis condamnée pour abus sur ses douze enfants, avant d’être libérée en 2012. Les « femmes talibanes » se couvrant entièrement deviennent alors un sujet d’actualité dans les médias israéliens, notamment dans trois reportages : d’Ariella Sternbach en immersion en 2015, du photographe Menahem Kahana en 2017, ainsi que de la chaîne israélienne i24 News en 2019. À noter : elles ne sont jamais présentées comme « soumises » ou obéissant à une injonction masculine, contrairement aux musulmanes voilées dans la plupart des médias occidentaux.


La frumka a fait l’objet d’une exposition intitulée « Veiled Women of the Holy Land. New Trends in Modest Dress », au Israel Museum de Jérusalem du 16 avril 2019 au 31 décembre 2020. L’exposition a présenté en outre une œuvre vidéo d’Ari Teperberg intitulée « Vous devez être prêt à abandonner ce que l’œil voit » : une femme de chacune des trois religions monothéistes exprime son besoin de se couvrir entièrement le corps, dans une approche personnelle à la pudeur.

L’intransigeant David Levy refuse cependant toute analogie entre frumka et niqab. Les musulmanes portant le voile intégral n’obéissent pas, selon lui, à un idéal de pudeur : « Elles se déshabillent en rentrant chez elles, portent des débardeurs et des tenues légères. Il ne faut pas que les musulmanes portent le niqab car on peut les confondre avec des juives tsniout. Dieu alors n’arrive plus à faire la différence entre des juives sincères et des partisanes du Hezbollah. Seules les juives sont légitimes à endosser le shal ! »

Condamnation rabbinique

Ces shal women sont souvent mal perçues par la société israélienne, et les laïcs ne sont pas les plus virulents. Selon le témoignage en hébreu filmé de l’une d’elles restée anonyme, daté de 2011, les plus agressifs sont les haredim des quartiers religieux : « À Mea Shearim, on m’insulte, on me crie dessus en me traitant de femme talibane. J’ai même reçu des coups. Car le monde haredi n’est pas comme il devrait être. C’est dur pour eux de me voir habillée comme nos matriarches. […] Si je ne mets pas le shal sur la tête, je me sens terriblement mal. C’est comme si quelqu’un marchait pied nu sur des ronces. C’est ma richesse et c’est ma joie. Ça me rapproche de Dieu. Quand je porte le shal, j’ai l’impression que Dieu me protège. »


La frumka a rapidement fait l’objet d’une condamnation de l’Edah Haredit, institution ultra-orthodoxe, qui a édité deux pashkevilim (affiches murales) en 2010. Ceux-ci mettent en garde les femmes contre « l’adoption de nouvelles coutumes en opposition à leur mari, comme porter des vêtements étranges et habiller leurs filles selon diverses contraintes ». Cette condamnation par l’Edah Haredit est commentée par Hannah Katsman, une Israélienne née aux États-Unis et créatrice d’un blog, A Mother of Israël, dans lequel de nombreux articles sont consacrés au phénomène des shal women.

La burka, un fétiche sexuel ?

Les religieux condamnent une démarche qu’ils considèrent comme opposée à la tsniout du fait que ces femmes attirent l’attention, ce qui révèle le paradoxe d’une pudeur tellement extrême qu’elle en devient impudique. Elles sont marginalisées et dissidentes au sein des haredim. Des rabbins haredi ont par ailleurs publié un décret selon lequel la « burka représente un fétiche sexuel aussi immoral que la nudité »

Ces femmes s’opposent également à leur entourage en défiant l’autorité masculine. Certains époux ont porté plainte contre leur compagne, notamment contre deux femmes « membres du culte shalim » arrêtées à Jérusalem le 4 septembre 2018, soupçonnées d’enlèvement d’enfants (dont elles n’avaient pas la garde légale) et de négligence. Le journaliste Adrian Blomfield mentionne en outre : « Un homme s’est présenté devant un tribunal rabbinique pour tenter d’obtenir une décision contraignant son épouse à cesser de porter la burka. Le tribunal a jugé que le comportement de cette femme était si “extrême” qu’il a ordonné au couple de se soumettre à un divorce religieux immédiat. »

L’implication des hommes

Si les autorités rabbiniques s’opposent à la frumka, rappelons que l’initiateur de ce mouvement féminin de tsniout radicale est un rabbin ultra-orthodoxe. Aharon Tzvi Rumpler, décédé le 25 novembre 2019 à l’âge de 65 ans, est considéré comme l’initiateur du mouvement des shal women. Il aurait réussi à convaincre des femmes de se voiler entièrement et de se marier contre l’avis de leurs parents, en opposition à l’Edah Haredit.

David Levy reste fasciné par la frumka qui excite son désir. Il sort des photos d’une réunion présidée par une femme en voile intégral bleu et un homme avec de longues peot (papillotes). Puis d’autres photos présentent la même femme montrant son visage.

Il la regarde avec malice, le sourire aux lèvres. Il joue un jeu curieux mêlant voyeurisme et respect pour ces femmes dont il loue la vertu. Quand je lui demande si son épouse est une shal woman, il se résigne en baissant la tête : « Mon épouse ne l’accepte pas, je n’insiste pas, c’est nouveau. »

Source theconversation