« Le conflit israélo-palestinien a disparu de nos écrans »

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Charles Enderlin publie « De notre correspondant à Jérusalem », dans lequel il revient sur cinquante ans de journalisme au Proche-Orient.

Sa voix rauque est reconnaissable entre mille. Pendant près de quarante ans, Charles Enderlin a couvert les soubresauts du Proche-Orient pour la télévision française. De la première intifada en 1987 aux accords d’Oslo en 1993, de l’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin en 1995 à la mort tragique du jeune Palestinien Mohammed al-Dura en 2000, en passant par la chute du président égyptien Hosni Moubarak en 2011, le correspondant de France 2 à Jérusalem nous a conté l’histoire d’une région toujours en ébullition.

L’actualité proche-orientale a pourtant disparu de nos écrans cathodiques, et le journaliste franco-israélien de 75 ans, en poste depuis 1981, a définitivement quitté la deuxième chaîne française en 2015. Charles Enderlin, qui vit encore en Israël, où il est arrivé en 1968, écrit toujours sur cette région qui ne l’a jamais quitté. Son dernier ouvrage, De notre correspondant à Jérusalem* (éditions Don Quichotte-Le Seuil), revient sur quarante années de rencontres et d’anecdotes permettant de mieux saisir cet Orient, finalement pas si compliqué. Le Point l’a rencontré.

Le Point : Comment expliquez-vous que le conflit israélo-palestinien ait pratiquement disparu de nos écrans ?

Charles Enderlin : C’est une décision éditoriale prise à Paris. Les directions estiment que le conflit est devenu un feuilleton qui dit toujours à peu près la même chose. Or, justement, à force de dire cela, on ne voit pas qu’il change. À mon sens, on ne peut pas faire l’impasse sur la couverture de ce dossier alors que la France abrite largement les plus grandes communautés juives et musulmanes d’Europe. Je reçois d’ailleurs régulièrement des appels de gens qui me demandent pourquoi le conflit n’est pas davantage traité dans l’Hexagone. Le résultat est qu’en cas d’escalade, le téléspectateur est tout à coup assailli d’images et ne bénéficie pas des explications indispensables à la compréhension du sujet. Attention, je ne dis pas qu’il faut revenir à la couverture, quasi quotidienne, des années 1990 et 2000, mais cette absence de traitement ne peut qu’encourager le public à s’informer sur les réseaux sociaux, qui souvent disent n’importe quoi. De fait, le conflit israélo-palestinien a disparu des écrans. TF1 a fermé son bureau à Jérusalem et celui de France 2 se consacre désormais essentiellement au tourisme dans la région.

Est-ce simplement possible d’être un journaliste indépendant au Proche-Orient ?

Nous n’avons pas le choix. Aujourd’hui, dans la région, votre interlocuteur, qu’il soit israélien ou palestinien, cherche tout d’abord votre nom sur Internet, regarde qui vous êtes et ce que vous avez écrit, avant d’accepter de vous rencontrer ou pas. La confiance du correspondant étranger se bâtit sur le temps. Aujourd’hui, je vois de jeunes journalistes basés à Jérusalem faire l’effort d’apprendre l’arabe et l’hébreu pour être le plus proches possible de la réalité locale. C’est en contradiction totale avec les chaînes télévisées qui font de plus en plus l’impasse sur l’actualité internationale. Or, c’est à mon avis une question de droit à l’information. Il faut néanmoins ajouter que cette actualité reste, en général, traitée par les radios, la presse écrite et quelques sites indépendants.

En étant sur le terrain, vous avez souvent dû batailler avec vos rédacteurs en chef à Paris. Racontez-nous.

Il ne s’agissait pas de batailles, mais de divergences de vues, car les rédacteurs en chef avaient souvent l’image d’un Israël idéalisé, celui des années 1960, voire 1970, avec ses kibboutzim et les sabras en bras de chemise, alors que ce pays est totalement différent aujourd’hui. Ces désaccords avec la rédaction sont aussi dus à l’évolution du journalisme. Au fil des années, les journaux télévisés se sont transformés, avec un rédacteur en chef qui sait exactement ce qu’il veut du correspondant. Avec l’avènement d’Internet à haut débit et le téléphone portable, le reportage est très souvent écrit sous la direction de la rédaction à Paris. Avant cela, le rédacteur en chef n’avait pratiquement aucune possibilité de faire modifier le reportage qui ne lui plaisait pas. Il le diffusait ou non. Aujourd’hui, avec l’avènement du cloud, où se trouvent des banques d’images, un patron de JT peut vous demander d’utiliser dans votre montage des images que vous n’avez pas filmées sous prétexte qu’elles sont très fortes ou utilisées par d’autres chaînes. Résultat, finalement, sur les sujets étrangers, toutes les chaînes françaises finissent par se ressembler. On voit de moins en moins de reportages exclusifs tournés à l’étranger. C’est dommage.

Comment percevez-vous l’évolution du traitement médiatique de l’islamisme en France ?

À mon sens, il n’y a pas eu suffisamment de reportages télé sur le phénomène de l’islam radical en France. Au début de la seconde intifada par exemple, il fallait que je persuade certains rédacteurs en chef à Paris de l’importance de ce qui se passait sur le terrain avec la montée en puissance du Hamas. Or, on avait visiblement du mal à me croire. On n’imaginait pas à l’époque à quel point les islamistes étaient violents et anti-israéliens. Ce manque d’explications claires sur le phénomène islamiste à l’époque a fait que les Français se sont retrouvés démunis lorsque la France a été frappée par Daech.

Comprenez-vous le débat français actuel sur l’islamo-gauchisme ?

Je n’ai aucune idée de ce qu’est l’islamo-gauchisme. En revanche, j’ai vu des gens faire l’apologie du Hamas en tant que mouvement de « résistance » à Israël. Or, ce groupe est une organisation totalitaire opposée au processus de paix dans la région. Le Hamas ne veut pas d’un État juif en terre d’islam. Il est donc opposé à un État palestinien indépendant aux côtés d’Israël. Son but aujourd’hui est de se maintenir au pouvoir coûte que coûte à Gaza, d’autant que c’est le seul endroit au monde où cette branche des Frères musulmans contrôle un territoire. Maintenant, ce mouvement se retrouve avec, en miroir, les Israéliens messianiques qui ne veulent pas d’État arabe en Terre d’Israël. Ces gens sont totalement opposés à la moindre concession vis-à-vis des Palestiniens, y compris à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui a pourtant reconnu l’État d’Israël. J’ai diffusé plusieurs documentaires télé sur ces deux extrémismes à l’origine de l’échec du processus de paix.

Ennemi n° 1 d’Israël, avec l’Iran, le Hamas a pourtant été favorisé à une époque par les dirigeants israéliens.

J’ai écrit un livre, Le Grand Aveuglement (Albin Michel, 2009), entièrement de sources sécuritaires israéliennes sur la manière dont les autorités de l’époque ont favorisé et encouragé le développement de l’islam radical à Gaza. Les chefs militaires et politiques pensaient qu’il ne s’agissait que de simples religieux qui se cantonnaient au social, même si leurs prêches dans les mosquées étaient radicaux. Ainsi, les analystes des services de renseignements israéliens sont tombés des nues quand ils ont compris que ce mouvement avait une branche armée, le commando Azzedine el-Kassam, et déclenché le djihad, la guerre à outrance, contre Israël.

Existe-t-il, selon vous, un lien entre le conflit au Proche-Orient et la montée de l’antisémitisme en France ?

Régulièrement, après la diffusion de reportages sur l’occupation et la répression antipalestinienne surgit l’accusation : ces images suscitent l’antisémitisme. Pour ma part, au final, j’ai beaucoup plus filmé d’attentats perpétrés en Israël que les victimes palestiniennes d’opérations israéliennes. J’ai toujours tenté de maintenir une sorte d’équilibre entre les deux côtés, et, encore une fois, c’est la direction de la rédaction à Paris qui a le dernier mot. Plusieurs grandes émissions de France 2 sur le conflit ont suscité des réactions très dures de la part d’organisations pro-israéliennes, telles que le Crif et le Consistoire israélite de France, ainsi que de l’ambassade d’Israël à Paris. Or, lorsque des plaintes ont été déposées, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a toujours donné raison aux journalistes. Il existe au sein de la communauté juive de France des institutions profondément pro-israéliennes qui ne veulent pas voir d’images de reportages qui soient critiques d’Israël ou montrent la réalité de l’occupation. C’est ce que ma belle-mère, la sociologue Annie Kriegel, appelait « la police de la pensée juive. » Par exemple, à l’occasion d’un reportage d’Envoyé spécial sur la jeunesse estropiée de Gaza, l’ambassade d’Israël a immédiatement écrit à Delphine Ernotte, la présidente de France Télévisions, pour empêcher la diffusion du sujet. Or, elle n’avait pas encore visionné le sujet ! Elle savait donc d’avance que les images seraient terribles pour Israël. Il y a une dissonance fondamentale dans la couverture du conflit. Face à Gaza, on a les civils israéliens qui sont protégés des roquettes du Hamas et du djihad par les batteries antimissiles, de l’autre, sans protection, la population de Gaza subit les ripostes israéliennes. Le conflit est donc fondamentalement disproportionné, cela ne peut que se refléter dans sa couverture.

En dépit de l’impasse dans laquelle est plongé le conflit, vous êtes toujours resté sur place avec votre famille. Pourquoi ?

Parce que je suis israélien. Je suis arrivé dans ce pays en 1968 et j’ai fait ma vie ici. Un jour, j’ai candidaté pour le poste de correspondant de France 2 à Washington, mais je ne l’ai pas eu et je suis resté en Israël. Je ne me suis pas contenté de la couverture de l’actualité au quotidien. J’ai publié plusieurs ouvrages sur l’histoire de la région, le conflit… Au fil des ans, j’ai noué des liens avec la plupart des acteurs des deux côtés, israélien, palestinien, et aussi dans la région. Tous m’ont fait confiance, y compris des islamistes responsables d’attentats sanglants, dont j’ai toujours pensé qu’il fallait montrer qui étaient ces gens qui envoyaient des jeunes se suicider à l’explosif.

Qu’est-ce qu’être sioniste aujourd’hui ?

Juif, vivant en Israël, en payant ces impôts ici, observant tous ces devoirs vis-à-vis de cet État, on ne peut être que sioniste. Mais il existe toutes sortes de nuances. On peut être sioniste et être favorable à un État palestinien et opposé à la colonisation. Or, si vous parlez aujourd’hui en Israël de Cisjordanie occupée, alors, vous êtes considéré comme un dangereux gauchiste. Certaines lois ont même été rédigées contre le boycott des produits des colonies. Ainsi, ces jours-ci, le prestigieux mathématicien Oded Goldreich, lauréat du prix Israël pour ses travaux sur la théorie de la complexité informatique, pourrait ne pas recevoir sa récompense parce qu’il est contre l’existence de l’université israélienne d’Ariel en Cisjordanie, dans les territoires palestiniens.

L’antisionisme cache-t-il, selon vous, de l’antisémitisme ?

Les autorités israéliennes, solidement installées à droite, souhaiteraient aujourd’hui que la critique d’Israël soit considérée comme de l’antisémitisme. À les entendre, l’antisionisme ne serait qu’une nouvelle forme d’antisémitisme. Il ne faut en aucun cas que la lutte contre l’antisémitisme interdise la critique du gouvernement israélien, quel qu’il soit. Quand on lance à des Juifs en France « Rentre chez toi à Tel-Aviv ! », il s’agit d’une certaine forme d’antisémitisme qu’il faut condamner. Mais regardez ce qui se passe en Israël même. Au sein de la Knesset, le Parlement israélien, les députés juifs ultraorthodoxes sont antisionistes. S’ils acceptent et participent aux institutions de l’État d’Israël, ils en rejettent la nature sioniste et refusent d’entonner l’hymne national.

En tant que journaliste franco-israélien de confession juive, vous n’avez jamais eu de problème dans les territoires palestiniens ?

Je n’ai jamais eu aucun problème. Je suis journaliste. Il m’est arrivé à la fin des années 1980 de me trouver face à un responsable palestinien qui m’accusait d’être un espion du Mossad (les services de renseignements extérieurs palestiniens.) Je lui ai répondu : « Vous savez très bien que je suis juif, israélien, j’ai toujours joué cartes sur table à ce sujet. Vous savez par ailleurs que le véritable agent du Mossad est celui qui se prétend être votre ami. Vous savez très bien à qui je pense… » Et mon interlocuteur acquiesçait (rires). Pour ma part, les Palestiniens savent qui je suis. Encore une fois, il leur suffit de jeter un œil sur Internet. Mais cela ne veut pas dire qu’un Israélien, qui plus est en uniforme de l’armée, n’aura jamais de problème. Nous sommes toujours dans un conflit très violent, omniprésent, mais à feu doux, en ce moment.

Vous avez été injustement attaqué pendant plus de vingt ans après la diffusion des images de la mort tragique d’un jeune Palestinien, Mohammed al-Dura, à Gaza en 2000. Que vous a appris ce qui est devenu « l’affaire al-Dura » ?

J’ai appris qu’avec la théorie conspirationniste d’une mise en scène, on peut faire croire n’importe quoi à n’importe qui. Rendez-vous compte. D’après ces accusations, les Palestiniens auraient organisé une mise en scène, avec des centaines de participants sur le terrain, devant une position israélienne où se trouvaient une vingtaine de militaires et de gardes-frontières, survolée par un drone. Avec la participation du personnel hospitalier palestinien, de l’ambassadeur de Jordanie en Israël, du roi Abdallah à Amman, des chirurgiens de l’hôpital militaire jordanien… Tout cela dans le but de détruire l’image d’Israël et de déclencher la seconde intifada. Si les Palestiniens étaient réellement capables de monter une telle opération au nez et à la barbe des services israéliens… ils auraient certainement gagné la guerre ! Comment est-il seulement possible que quelqu’un de normal puisse croire à un tel complot ?

Vos détracteurs y croyaient-ils réellement, selon vous ?

Ils ont peut-être fini par y croire eux-mêmes. Je vous rappelle que jamais les autorités israéliennes ne m’ont officiellement poursuivi dans cette affaire. Il en va de même pour le cameraman de France 2 Talal Abou Rahma, qui a filmé la scène. De la même manière, il n’a jamais été question d’une enquête selon les standards de la justice israélienne. Seule une organisation d’avocats israéliens nous a conduits devant la Haute Cour de justice pour qu’elle nous retire la carte de presse, ce qu’elle a refusé. Au lieu de cela, certains ont analysé depuis Paris des images pour en sortir une formidable fake news. Cette affaire fait désormais partie de mon histoire professionnelle, et je dois rappeler le soutien que j’ai reçu de la part de la direction et des syndicats de France Télévisions, ainsi que de tous les syndicats de la profession. Par ailleurs, je n’ai jamais été empêché de travailler en Israël, y compris dans les milieux religieux de droite. Lorsque j’ai écrit mon livre sur la montée de l’islam radical à Gaza, d’anciens chefs sécuritaires israéliens m’ont avoué : « On sait très bien ce qui t’a été infligé. » Mais je pense pour ma part que cela fait partie du travail de journaliste, et que ce type d’événement peut arriver à n’importe quel correspondant.

Croyez-vous toujours à l’établissement d’un État palestinien ?

La paix avec les Palestiniens est fondamentale, car Israël est en train de devenir un État binational. Ainsi, l’avenir d’Israël, en tant qu’État juif et démocratique, et même celui du sionisme, est menacé. Le problème est que, dans l’état actuel des choses, avec le développement de la colonisation israélienne, je ne vois pas comment un État palestinien pourrait voir le jour. Soixante pour cent de la Cisjordanie demeure aujourd’hui sous le contrôle total des Israéliens, où tout développement palestinien est impossible. Quant à la communauté internationale, elle accepte plutôt cette situation. À aucun moment elle n’a envisagé d’intervention diplomatique, politique ou économique, et de faire pression sur Israël pour mettre fin à la colonisation. Celle-ci va donc se poursuivre, et si l’annexion israélienne n’a pas eu lieu officiellement, « de jure », en Cisjordanie, elle existe de facto. On ne voit donc vraiment pas ce qui pourrait changer dans un avenir proche. Côté palestinien, on n’entend plus Mahmoud Abbas depuis des lustres et l’administration palestinienne n’existe de fait que pour assurer la sécurité de 20 % des territoires autonomes. La coopération sécuritaire entre Palestiniens et Israéliens se poursuit et a considérablement fait baisser le terrorisme en Israël. Enfin, Israël ne dépense pas un shekel pour les Palestiniens, y compris pour vacciner l’ensemble de cette population. Pour le gouvernement Netanyahou, mais aussi pour le public israélien, il n’y a donc aucune urgence aujourd’hui à s’entendre sur un accord à long terme avec l’Autorité palestinienne.

Propos recueillis par Armin Arefi

Source lepoint