Tahar Rahim, star du cinéma français : unique et magnifique

Abonnez-vous à la newsletter

C’était le 28 février, à Los Angeles. Ce soir-là, dans les salons de l’hôtel Beverly Hilton, les Golden Globes récompensent les meilleurs films et séries de l’année. Avec un dispositif particulier : la cérémonie est en quasi-distanciel, avec un tapis rouge réduit, et la plupart des nominés et invités sont en visio depuis chez eux. Au moment de décerner la statuette du meilleur acteur dans un film dramatique, la comédienne Renée Zellweger monte sur scène. Une voix énonce les sélectionnés. Riz Ahmed, Chadwick Boseman, Anthony Hopkins, Gary Oldman. Quatre comédiens anglo-saxons.

Survient le nom du Français, dont le visage apparaît à l’écran, le sourire filmé par une webcam à Paris, aucunement fatigué malgré le décalage horaire. L’acteur de 39 ans est nominé pour Désigné Coupable, de Kevin Macdonald, dont la sortie en France est prévue le 2 juin. Le gagnant est Chadwick Boseman, dans Le Blues de Ma Rainey, de George C. Wolfe. Une récompense posthume pour le comédien de Black Panther, mort d’un cancer à 43 ans, en août. A l’écran, Tahar Rahim continue de sourire.

Un goût de victoire

Il y tenait pourtant à ce prix d’interprétation. « On a tous rêvé d’être acteur avant de le devenir, on a tous rêvé de toucher ces statuettes, confie-t-il, quelques semaines plus tard. Alors, quand on doit se prêter au jeu, autant le faire, c’est la reconnaissance d’un travail très dur. » Si les acteurs nommés aux Golden Globes ou aux Oscars sont d’habitude l’objet d’une campagne savamment orchestrée par les agents et les publicistes dans les cocktails et les réceptions pour séduire les votants, cette année a fait exception.

De campagne, il n’y en a pas eu. Sinon un petit emballement médiatique autour de Tahar Rahim. Car, avec cette nomination, il est entré dans le club très fermé des acteurs français qui pouvaient prétendre à la récompense, succédant ainsi à Gérard Depardieu pour Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau, en 1991, et Jean Dujardin pour The Artist, de Michel Hazanavicius, en 2012, tous deux vainqueurs. Le sort lui sera peut-être plus favorable, le 11 avril, aux Bafta, l’équivalent britannique de nos Césars.

Malgré la défaite américaine, cette nomination a un goût de victoire. Celle d’avoir donné raison à Jacques Audiard quand celui-ci écrivait, à la fin des années 2000, le scénario d’un film décrivant l’incarcération d’un jeune homme de 19 ans qui, une fois dans sa maison d’arrêt, croiserait les mafias corses et les réseaux islamistes. Audiard avait ainsi résumé son histoire : « C’est un jeune qui n’a pas d’histoire et va s’en écrire une sous nos yeux. » Il ne savait pas alors qu’il confierait le rôle à un débutant, Tahar Rahim, et que le film, Un prophète, gagnerait le Grand Prix du jury à Cannes. Et il ignorait que l’histoire du jeune homme s’écrirait d’abord sur les marches du festival.

Une fratrie de dix enfants

Ce samedi 16 mai 2009, le comédien foule le tapis rouge en inconnu. A 28 ans, Tahar Rahim a fait une fac de sport par accident, puis des études de maths et d’informatique, avant de venir à Paris s’inscrire dans un cours de comédie. Une fois les marches redescendues, deux heures et demie plus tard, il comprend que plus rien ne serait comme avant. « Je sors, et le monde a changé », raconte-t-il douze ans plus tard, encore porté par cette secousse, ces regards enfin posés sur lui. Il le répète : « Le monde a changé. »

Incontestablement. Car il fallait bien que le monde soit bouleversé pour qu’un jeune homme venu d’une cité de la périphérie de Belfort soit aujourd’hui l’un des acteurs les plus emblématiques du cinéma français. Il fallait bien que les plaques tectoniques de l’industrie du cinéma bougent pour que le cadet d’une fratrie de dix enfants dont le père, professeur d’arabe en Algérie devenu ouvrier chez Alsthom, incarne un modèle de masculinité à l’écran. Jusqu’aux Etats-Unis.

Tahar Rahim a construit une vraie carrière anglo-saxonne, par le biais des plateformes de vidéo à la demande notamment. Celui qui tournera prochainement deux films aux Etats-Unis a déjà tenu un des rôles principaux dans The Looming Tower, une série Amazon de 2018 et, plus récemment, dans deux séries Netflix : The Eddy (2020) et Le Serpent, disponible depuis le 2 avril.

Dans la première, produite et, en partie, réalisée par Damien Chazelle (Whiplash, La La Land), il joue Farid, le copropriétaire d’un club de jazz à Paris. Dans la seconde, il incarne Charles Sobhraj, le tueur en série français qui, dans les années 1970, a assassiné une quinzaine de touristes qui parcouraient l’Asie. Un personnage qui lui permet d’échapper cette fois entièrement à ses origines.

En ce début de décennie 2020, l’acteur arrive à pic pour se lancer dans une carrière internationale. Exactement comme dans les années 1960, quand Omar Sharif était devenu une star internationale en jouant des princes du désert ou les généraux russes. Netflix et Amazon ont besoin de visages comme le sien, à rebours de celui du WASP du Midwest destiné au seul public américain. Et des comédiens comme Tahar Rahim sont précieux car ils peuvent incarner des rôles très différents, assumer l’ambiguïté et la complexité. Sa liberté, son audace à l’écran sont ses meilleurs atouts. Et alors qu’Hollywood est emporté par le vent de la diversité, son origine arabe n’est plus un problème. Son talent peut éclore. Et faire de lui un acteur de premier plan.

En France, cela a longtemps été impossible. Etre à la fois acteur et arabe signifiait être assigné aux rôles de dealeur, prostitué, maquereau, tueur, mauvais garçon, parfois tout cela en même temps. Cinéma populaire ou d’auteur, tous les genres faisaient appel à ces clichés. Alors, pour contrer le destin qui a fauché tant de carrières avant lui, Tahar Rahim a su d’emblée quelle était la voie à suivre.

Echapper à son époque

A peine avait-il été applaudi pour Un prophète qu’il a commencé à dire non. « Ces propositions de mecs de la cité, je les ai toutes reçues. Et refusées. Une fois étiqueté, le champ des possibles se réduit. » Il déroule sa filmographie et fait le compte des films où son personnage n’est pas maghrébin – L’Aigle de la neuvième légion (2011), de Kevin Macdonald déjà ; Grand Central (2013), de Rebecca Zlotowski ; Les Anarchistes (2015), d’Elie Wajeman… – pour montrer que le combat de l’identité, celle que l’on affirme à l’écran, celle dans laquelle il est aussi légitime de ne pas être enfermé, a été gagné, sans revendication.

Et c’est là tout le paradoxe de Tahar Rahim : être à la fois l’acteur du moment et échapper à son époque. « J’ai le sentiment que notre monde est devenu binaire. Nous sommes hypnotisés par le numérique. Et le numérique, ce sont des 0 et des 1. Si l’on dit une chose, c’est qu’on est forcément en opposition. Cet instant où les gens sont censés débattre, échanger leurs réflexions, n’existe plus, et c’est dommage de ne plus être entendu. » Il sait que la seule réponse qu’il peut apporter se fait par son art. « Une scène, dans un film ou dans une série, peut tout changer. Je n’aime pas parler politique dans les médias, ce n’est pas ma façon de faire, ce n’est pas mon métier. Mais j’ai une opinion politique. Si vous voulez la connaître, regardez mes films. »

Ce talent à s’exprimer sans paroles, l’acteur en a fait usage dans The Looming Tower, série sur la rivalité entre la CIA et le FBI au moment de la montée d’Al-Qaida. Rahim y incarnait Ali Soufan. Cet agent du FBI, de confession musulmane, ayant réellement existé (il a aujourd’hui quitté le FBI), aurait peut-être pu contrecarrer les attentats du 11 septembre 2001. Dans les premières versions du scénario, Ali Soufan était un musulman non pratiquant. Tahar Rahim a demandé, avec subtilité, que le personnage se rapproche de sa religion et qu’elle soit compatible avec son patriotisme : « Ce n’est pas le centre de la série, c’était périphérique, mais c’était si important. »

L’expérience du « waterboarding »

Dans Désigné coupable, il incarne Mohamedou Ould Slahi, un Mauritanien livré par son pays aux Américains à la suite du 11-Septembre. Incarcéré par erreur, et sans aucune preuve, entre 2002 et 2016, l’homme a écrit en prison quatre ouvrages, dont un livre de Mémoires, Les Carnets de Guantánamo (Michel Lafon, 2015), devenu un best-seller. Mohamedou Ould Slahi est l’un des détenus qui ont été le plus torturés dans ce centre de détention militaire, soixante-dix jours et nuits de sévices, sans avoir rien à avouer puisqu’ils ne savaient rien.

Durant le tournage, en Afrique du Sud, Tahar Rahim s’est plié aux exigences du rôle. Il a perdu du poids, a demandé à garder toute la journée menottes et chaînes, s’est isolé dans une chambre froide, où la température peut descendre à 6 °C, allant jusqu’à demander qu’on l’asperge d’eau si la sensation du froid n’était pas assez violente.

Le comédien a même voulu faire l’expérience du waterboarding, la torture par simulacre de noyade – l’un des sévices popularisé par les tortionnaires de Guantánamo. Tout cela pour que les choses changent. « On a pris à Mohamedou Ould Slahi quatorze ans de sa vie, et il ne reverra jamais sa mère ni son grand frère, morts durant sa détention. Si ce film lui permet au moins d’obtenir un visa pour rejoindre sa femme et sa fille à Berlin, alors qu’il est empêché dans ses mouvements par des fonctionnaires américains, ce serait énorme. »

Quand il n’est pas à l’écran, Tahar Rahim se tait. De son milieu, et de son enfance, il a gardé un goût pour la discrétion. Une méfiance envers ceux qui parlent trop, trop vite. Et un recul instinctif devant un monde qui, s’il vous accueille, ne le fait pas­ ­toujours les bras vraiment ouverts. « Il n’y a que les princes et les rois qui sont formés pour apparaître en pleine lumière », dit-il.

Il se protège. A commencer par le silence instauré autour de son couple avec Leïla Bekhti. Dans ce film d’hommes qu’était Un prophète, l’actrice tenait le seul rôle féminin un peu marquant. Ils vivent aujourd’hui ensemble, ont formé une famille. Mais il n’existe presque pas de photos posées d’eux, et le couple refuse la moindre interview ensemble, sauf lorsqu’ils partagent l’écran, comme pour la série The Eddy« Ma vie privée m’appartient. J’ai tendance à penser que les gens n’en ont pas grand-chose à foutre et je protège les miens. Je ne vais pas mettre mes enfants devant une caméra. Ce n’est pas de la timidité. On pourrait appeler ça une forme de pudeur. »

Un autre élément d’explication tient à sa famille : « Mes frères et sœurs n’ont pas envie que je raconte des choses qui leur appartiennent. On a les mêmes parents, on a vécu la même vie, je ne vais pas leur imposer ça. » Cette vie, c’était avant tout un territoire, celui du quartier des Résidences, à Belfort. Français, immigrés du Maghreb, d’Afrique subsaharienne, de Yougoslavie ou de pays asiatiques y cohabitaient paisiblement.

Trafic de cassettes vidéo

Aujourd’hui, les tours HLM ont laissé la place à des pavillons. Et, avec leur disparition, s’est tournée une page de l’histoire de France et de la vie de Tahar Rahim. De ce monde englouti, le comédien a gardé des valeurs, la capacité de sourire devant les épreuves. Et une foi dans le cinéma, dans l’idée que les films ouvrent à un autre monde.

Adolescent, il a son rituel, chaque mercredi. Il prend le bus de sa cité pour aller en centre-ville voir un film. Il n’a pas d’argent et met au point des stratégies pour resquiller : dans une salle, il entre par la porte de derrière ; dans une autre, grâce à sa petite taille, il se faufile sous la caisse. Il est vite repéré. D’abord par un projectionniste, qui le couvrira. Puis par un propriétaire de salle, moins tolérant, qui épingle son visage sur un mur.

Il y a aussi le trafic de cassettes vidéo. Equipé de deux magnétoscopes, le voisin de cité fabrique des copies et les loue à prix réduit. Le cinéma est partout dans sa vie. Grâce aux films, il apprend à parler, à s’habiller, à draguer, « à faire le beau, aussi », comme il aime à le répéter avec cette expression surannée, rappelant son côté décalé par rapport à son époque. Il se souvient de répliques qu’il mémorisait pour impressionner les filles, cherchant dans les mots des autres le bagout qui lui manquait.

Une quiétude qui a changé son destin

Un certain cinéma lui parle alors, qu’il n’a depuis jamais cessé d’aimer : celui du Nouvel Hollywood, de Martin Scorsese, William Friedkin, Francis Coppola, Brian De Palma… Comme tant de gamins ayant grandi dans les cités, il trace un lien entre son environnement banlieusard et le New York sale, dangereux et paranoïaque de la décennie 1970. Entre les deux, la même idée d’une mosaïque culturelle, d’une société en mouvement, où l’ascension sociale est ardue mais tellement rêvée qu’elle ne peut être que possible.

Surtout, le Nouvel Hollywood marque l’émergence de ­comédiens issus de minorités (juive, italienne, cubaine, noire…), comme Dustin Hoffman, Al Pacino ou Robert De Niro. Le futur acteur les admire. Il les étudie. Notamment De Niro dans Taxi Driver« Il n’approche jamais les gens de face. C’est fait de manière si subtile que ça devient un trait de personnalité. » Le jeune Tahar Rahim trouvait du réconfort dans les silences de De Niro. La preuve qu’il n’avait pas besoin de hurler pour exister. Une quiétude qui a changé son destin.

En 2007, Jacques Audiard passe sur le tournage de la série La Commune, créée par Abdel Raouf Dafri, un des futurs coscénaristes d’Un prophèteTahar Rahim apparaît pour l’une de ses premières fois à l’écran dans cette fiction sur un quartier difficile en banlieue. Après avoir tourné sa scène, l’acteur doit rentrer à Paris. Le réalisateur aussi. Ils se retrouvent à l’arrière d’une voiture, en compagnie d’un autre jeune comédien, Tahar Rahim à gauche et Jacques Audiard à droite. L’acteur assis entre les deux fait tout pour se mettre en avant.

« C’est naturel, mais Jacques ne réagit pas à ses questions, et je le sens, se souvient Rahim. Je me dis que la meilleure chose est de la fermer. Tout le monde doit avoir quelque chose à demander à Jacques, mais parler tue le désir. » Quelque temps plus tard, le cinéaste lui confiera le rôle d’Un prophète. A l’arrière de cette voiture, Audiard n’avait pas seulement vu un acteur prometteur, un beau visage qui s’imprimerait bien à l’écran. Il avait remarqué que ce jeune homme taiseux avait beaucoup de choses à exprimer.

Samuel Blumenfeld

Source lemonde