Signes religieux à l’école: «Un gouffre sépare les attitudes des lycéens musulmans de l’ensemble de leurs camarades»

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Un sondage Ifop montre qu’une majorité de lycéens est favorable au port de signes religieux à l’école, et que les jeunes musulmans accordent une large importance à leur foi. Pour le co-fondateur du Printemps républicain Gilles Clavreul, ces résultats ne sont pas surprenants.

Les jeunes sont-ils en train de s’éloigner de la laïcité ? Un sondage ne saurait répondre à lui seul à une si vaste question. Mais celui que Le droit de vivre, la revue historique de la Licra, publie sur les lycéens et la laïcité, riche d’enseignements, ne peut manquer d’alerter. D’abord, il confirme des constats établis dans d’autres enquêtes, y compris des travaux scientifiques approfondis comme La tentation radicale d’Anne Muxel et Olivier Galland, ou Les adolescents et la loi, une remarquable enquête de terrain dirigée par Sébastian Roché auprès des collégiens des Bouches-du-Rhône (2016).

Que dit le sondage ? Que les adolescents sont moins attachés à la liberté d’expression que leurs aînés, ou du moins qu’ils la mettent plus volontiers en balance avec le respect des convictions, notamment religieuses. Les sociologues de la jeunesse l’ont relevé depuis un moment : cette génération aspire d’abord au «respect». Il s’ensuit une conception de la laïcité en décalage sensible avec notre corpus juridique, puisqu’une majorité de lycéens serait ainsi favorable, non seulement au port de signes religieux à l’école (52% contre 25% des Français) mais également pour l’ensemble des agents publics (49% contre 21%). Rien d’étonnant à ce qu’une majorité relative de lycéens trouvent la laïcité «discriminatoire» (43%) contre au moins une religion, et qu’une minorité significative (38%) juge qu’elle est «dépassée».

Ces résultats ne sont pas surprenants. Les lycéens sont en phase avec un air du temps qui valorise les identités et ne conçoit l’exercice de la liberté qu’autant qu’elle ne les blesse pas. Auront-ils, adultes, le même regard sur les choses ? Il serait prématuré de l’affirmer. Pas de jugement hâtif, donc, mais la constatation réitérée d’un décalage entre les générations, qui fait un peu penser à celui observé dans les années 1980, où une génération dite «morale», succédait à la génération 68. Contrairement à une idée reçue, les «jeunes» ne sont pas systématiquement plus libéraux que les aînés : tout dépend de l’humeur et de la gravité des temps, et les nôtres ne sont pas très riants…

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la fable d’une jeunesse massivement acquise aux idéaux laïques grâce aux efforts de pédagogie déployés à son attention vole définitivement en éclats. Sans doute les politiques publiques de pédagogie de la laïcité n’étaient-elles ni assez ambitieuses, ni assez massives pour contrecarrer des évolutions profondes des mentalités et des représentations. Mais il faut aussi se poser la question des contenus : qu’a-t-on mis exactement sous la bannière de la laïcité, au cours de la décennie passée ? Un corpus souvent très théorique, difficile à appréhender par les jeunes ; mais aussi une vision passablement édulcorée, privilégiant la dimension «inter-convictionnelle», notion passablement étrangère au principe de laïcité. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que les lycéens puissent à la fois se déclarer attachés à la laïcité, souhaiter qu’elle soit davantage enseignée, et souhaiter en modifier radicalement les principes…

L’autre grand enseignement de l’enquête, qui est une autre confirmation, pose un problème autrement épineux : le gouffre qui sépare les attitudes des lycéens musulmans de l’ensemble de leurs camarades. La très grande majorité d’entre eux soutient ainsi le port de signes religieux à l’école (88%), par les agents publics (85%) ou encore le port du burkini (76%) et les horaires séparés pour les femmes à la piscine (80%) ; c’est deux fois plus que l’ensemble des lycéens. Ils sont encore 54% à juger la laïcité «dépassée» et 48% à estimer que «Samuel Paty a eu tort» de montrer des caricatures en classe, contre 26% qui lui donnent raison et 26% qui ne se prononcent pas. Dans la vie de la plupart des jeunes musulmans, la religion occupe une place centrale, alors qu’elle ne l’est pas ou ne l’est plus chez la grande majorité des jeunes en général.

Là encore, ces résultats ne surprendront pas, sinon par leur ampleur, ceux qui se sont penchés sans œillère sur le sujet : dans l’enquête de Sébastian Roché, portant sur un large échantillon (9000) de collégiens, les jeunes musulmans se distinguent nettement des autres par un rapport beaucoup plus fort à la religion, mais aussi par une conception plus intransigeante de celle-ci. La religion est ainsi jugée «très importante» par 62% d’entre eux, contre seulement 6% des catholiques et 22% des «autres croyants». De même, 85% estiment qu’une seule interprétation du livre sacré est possible, contre 32% des catholiques ; 68% partagent l’idée qu’il faut suivre la loi de la religion plutôt que la loi civile qui heurterait la loi religieuse, contre 34% de catholiques et 47% des autres croyants. Enfin, 49% partagent «tout à fait» l’idée qu’il faut appliquer scrupuleusement les principes religieux. Les catholiques ne sont que 9% à répondre de même, comme 20% des autres croyants. Les enquêteurs montrent même, au terme d’une catégorisation plus fine isolant les «croyants affirmés», que les musulmans très observants montrent davantage d’intransigeance que les catholiques très ancrés dans la foi. Par exemple, 53% des musulmans «affirmés» estiment que les livres ou les films qui s’en prennent à la religion devraient être interdits. Seuls 32% des catholiques «affirmés» répondent de la même façon, soit à peine un peu moins que les musulmans «culturels», c’est-à-dire peu observants (38%). Mêmes écarts sur la tolérance envers l’homosexualité : les homosexuels sont des personnes comme les autres pour 69% des athées, 56% des catholiques «affirmés», 55% des musulmans «culturels» et les autres croyants, et seulement 31% des musulmans «affirmés».

Autrement dit, le rapport des jeunes musulmans à leur foi est incomparablement plus fort que celui des autres croyants, notamment au sein d’un noyau, minoritaire mais significatif, qui montre une rigidité certaine en matière de mœurs. Les musulmans «culturels , en revanche, ont des attitudes morales plus proches de la norme générale. On retrouve des constats en tout point identiques dans l’étude de l’Institut Montaigne de 2016.

Pour les pouvoirs publics, et plus encore pour ceux qui ont en charge d’expliquer et de faire vivre la laïcité, il faut se garder à la fois d’occulter ou d’édulcorer ces constats, mais aussi de les dramatiser. D’abord, on le voit bien, si rien ne ressemble plus à un croyant rigide qu’un autre croyant rigide, les temps ont changé et les «cathos tradi», outre qu’ils sont très peu nombreux désormais, ne sont même plus aussi hostiles qu’avant à l’évolution des mœurs. On peut certes dire « qu’en général » tous les intégristes se valent, mais en pratique, désormais, le groupe statistiquement significatif et qui se signale par son « autoritarisme », pour reprendre le terme de la note Montaigne, est bien cette forte minorité observante de jeunes musulmans.

Dès lors, ayons le courage de crever l’abcès, dans l’intérêt des enfants. Même si les institutions publiques et l’école en particulier ne peuvent pas renverser à elles seules ce que les enfants apprennent d’abord dans leur environnement social, familial et amical, mais aussi de plus en plus via les écrans, il leur appartient néanmoins de prendre lucidement en compte cet élément, sans faire semblant de croire qu’on peut enseigner la laïcité – mais aussi la lutte contre les préjugés racistes, sexistes et homophobes, l’histoire de l’évolution, l’éducation sexuelle…– dans les mêmes conditions dans un lycée des quartiers nord de Marseille et dans un établissement du centre-ville aixois. Reflet des fractures sociales et territoriales, devenues elles-mêmes des fractures socio-religieuses, la carte scolaire oblige les enseignants à adapter très fortement leur pédagogie aux classes devant lesquels ils enseignent, surtout sur ces sujets-là. On n’hésite pas à considérer qu’il faut consacrer plus de temps pour l’apprentissage des disciplines fondamentales avec les élèves en REP/REP+ ? Eh bien de la même façon, il faut un effort pédagogique beaucoup plus exigeant, dans certains territoires et auprès de certains élèves, pour faire connaître la laïcité et les valeurs de la République, et ne pas se contenter, comme on n’a que trop tendance à le faire, d’un discours très général et un peu émollient sur le vivre-ensemble. Anticipons les critiques qui ne manqueront pas de s’abattre sur cette proposition iconoclaste : quoi ? Un programme spécifique pour faire assimiler (métaphore digestive) la laïcité aux enfants musulmans ! Néo-colonialisme ! Pas du tout, et au contraire : c’est donner davantage, expliquer davantage, pour outiller davantage, tout en préservant le libre arbitre et la liberté de conscience des enfants. Enseigner n’est pas contraindre, éduquer n’est pas caporaliser et apprendre n’est pas se soumettre : il est peut-être un peu saugrenu d’avoir à le rappeler, mais puisque nous avons aujourd’hui un vrai défi, à la fois pédagogique et social – j’insiste : social, et non pas culturel, ni religieux – il n’est pas inutile de rabâcher quelques évidences un peu oubliées. Faute de quoi, par confort moral, on laissera une partie de la jeunesse française grandir dans une société dont elle n’aimera pas les normes, faute de vraiment les comprendre.

Au demeurant, ce qui vaut pour les jeunes musulmans reste largement valable pour la jeunesse dans son ensemble : une vaste entreprise de pédagogie républicaine reste à entreprendre en sa direction, ce qui suppose, avant de former les jeunes, de bien former les adultes, enseignants et acteurs éducatifs. Comme certains le disent, elle ne peut seulement s’appuyer sur des discours et nécessite, aussi, des moyens et du volontarisme pour casser les logiques de ghettoïsation. Mais elle requiert d’abord un nouvel état d’esprit et une forte ambition politique.

Les jeunes sont loin d’avoir abandonné la laïcité ; disons qu’ils ont pris un peu de champ, comme s’ils avaient instinctivement compris que c’était nous, les adultes, qui manquions de conviction.

Gilles Clavreul est co-fondateur du Printemps républicain et délégué général du club de réflexion L’Aurore. Il a été délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme de 2015 à 2017.