L’historienne, grande spécialiste de l’histoire des Juifs, de la Shoah et du communisme était l’invitée de Boomerang. Au micro d’Augustin Trapenard, pour sa carte blanche, elle explique pourquoi l’histoire est une expérience si fondatrice à ses yeux et si nécéssaire à la compréhension de la complexité de nos sociétés.
Annette Wieviorka est une historienne de renom. Ses travaux de recherche sur l’histoire et la mémoire de la Shoah lui ont a valu une grande notoriété au sein du monde académique, cultivant également un intérêt critique pour l’histoire du communisme. Elle vient de faire paraître Mes années chinoises (Stock) dans lequel elle raconte tout un pan de son histoire personnelle, replonge dans le passé de la jeune militante maoïste qu’elle a été et sur son séjour de deux ans dans la Chine des années 1970. Elle y confie une expérience formatrice à plus d’un titre qui a modelé sa passion pour l’Histoire, et démontre comment l’histoire globale a conditionné sa propre histoire.
Aux côtés d’Augustin Trapenard, elle s’est exprimée sur l’histoire des idées et des étiquettes politiques, à un moment où celles-ci cristallisent plus que jamais le débat public, avant d’aborder la question des mythes de la pensée unique, les dangers de la catégorisation académique, la liberté dans la recherche universitaire et la définition de l’histoire quant au rapport étroit que la discipline entretient nécessairement avec la recherche permanente de la véracité des faits. L’intérêt de l’histoire pour une meilleure compréhension de l’évolution humaine, c’est ce qu’elle a souhaité partager à travers sa carte blanche :
« Mon expérience du communisme réel est indélébile
Elle a été présente, dans chacun de mes travaux. Elle l’est encore. Cette expérience a été fondatrice. Elle est inépuisable. Le mensonge, d’abord, omniprésent, mortifère, que j’ai pris en horreur. Faire de l’histoire implique la recherche de la vérité (qui n’exclut pas l’erreur). Et qu’elle soit une valeur. Car le mensonge est « la pire lèpre de l’âme », disait Marc Bloch.
L’écriture de l’histoire se nourrit « consciemment ou non de nos expériences quotidiennes, écrivait Marc Bloch. Nous leur empruntons, en dernière analyse, les éléments qui nous servent à reconstituer le passé : les noms même, dont nous usons, afin de caractériser les états d’âme disparus, les formes sociales évanouies, quel sens auraient-ils pour nous, si nous n’avions d’abord vu vivre les hommes ? »
J’ai vu vivre des hommes et des femmes, dans la Chine de la Révolution culturelle
Cela m’a aidée à comprendre la peur qui sourd dans ce type de régime et qui rend la résistance si difficile, voire impossible. Les hommes sont parfois contraints de se soumettre, simplement pour survivre comme les amis dont je dresse le portrait dans ce livre. J’ai aussi réfléchi sur ce qu’on pouvait voir, comprendre, savoir, dans un lieu où tout était organisé pour que l’on ne comprenne, ne voit, ne sache rien.
Quand j’ai travaillé à ma thèse, Déportation et génocide, essayant de savoir ce que les contemporains savaient et comprenaient d’Auschwitz, cela m’a puissamment inspirée. L’histoire est aussi une mise en récit et une écriture.
En Chine, j’ai appris une nouvelle langue, la langue de bois. J’étais en quelque sorte bilingue. On ne la parlait pas en famille, mais on en usait avec nos collègues et dans les cours. Dans mes écrits, j’écarte tout ce qui de près ou de loin ressemble à cette langue. Je recherche les mots exacts qui disent l’histoire. J’essaie de ne jamais céder aux stéréotypes que les airs du temps successifs introduisent en contrebande dans les écritures de l’histoire ».
Le pire pour nos amis chinois c’est que ça continue !