Pierre-André Taguieff : L’islamo-droitisme, ça existe aussi

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Le concepteur de l’« islamo-gauchisme » revient sur les collusions entre les nazis et les islamistes palestiniens, entre antisémitisme et culte de la guerre.

La récente polémique sur l’« islamo-gauchisme » déclenchée par les déclarations de Jean-Michel Blanquer le 22 octobre 2020 sur Europe 1 à la suite de la décapitation djihadiste du professeur Samuel Paty – « ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme fait des ravages », et ce, dans l’espace scolaire et universitaire comme dans le champ politique – a suscité une question d’apparence naïve : existe-t-il aussi quelque chose comme un « islamo-droitisme » qu’incarnerait, par exemple, le démagogue-dictateur islamiste Recep Tayyip Erdogan ?

Si l’expression « islamo-gauchisme » désigne une réalité sociohistorique aujourd’hui observable mais aux contours flous, qu’il convient donc d’étudier de plus près, il ne faudrait pas oublier, pour autant, les multiples figures historiques de ce qu’on pourrait appeler très approximativement l’« islamo-droitisme », en précisant que ce qui est en question, ce sont des couplages idéologico-politiques entre des mouvements situés à l’extrême droite et des courants islamistes. Dans le nom composé, le « droitisme », terme ambigu, réfère à des droites antidémocratiques et antilibérales. Il renvoie ici plus précisément, d’une part, à certains milieux antisémites d’extrême droite qui, souvent fascinés par l’islam, ont vu dans les courants du panarabisme et du panislamisme, notamment depuis la déclaration Balfour (2 novembre 1917), des alliés dans leur combat contre les juifs et, d’autre part, à des mouvements islamistes qui, pour diverses raisons, se sont engagés dans une politique d’alliance avec les fascistes ou les nazis.

Alliance islamo-nazie

L’une des figures historiques les plus mémorables de l’« islamo-droitisme » ainsi défini s’est constituée à partir de l’alliance passée, dès le printemps 1933, entre les nazis et les islamo-nationalistes palestiniens, sous la haute direction du grand mufti de Jérusalem (depuis 1921), Hadj Amin al-Husseini (1895-1974), organisateur de pogroms en août 1929 et au milieu des années 1930. Non seulement le grand mufti, leader islamiste, nationaliste arabe et antijuif fanatique qui se ralliera officiellement à la politique antijuive de Hitler – au point de s’installer à Berlin le 6 novembre 1941, d’avoir avec le Führer un premier entretien le 28 novembre et de contribuer, ensuite, à la propagande pronazie en direction des pays musulmans –, fut l’inventeur du nationalisme palestinien entre les deux guerres mondiales, mais il fut aussi l’un des principaux initiateurs d’un activisme panislamique au cours des années 1930, lié, depuis 1927, à Hassan el-Banna (1906-1949), le cofondateur des Frères musulmans en 1928. L’un et l’autre ont érigé la question palestinienne en question des questions, y voyant le plus puissant levier pour provoquer une mobilisation antijuive internationale et alimenter l’esprit du djihad.

Rappelons brièvement quelques épisodes de l’alliance islamo-nazie. Le 1er avril 1933, les nazis lancèrent l’opération de boycottage contre les Juifs allemands, stigmatisés comme les plus redoutables « ennemis de l’État ». Le boycott des magasins juifs organisé quelques jours après l’abolition de la Constitution de Weimar (25 mars 1933) fut la première action contre la population juive menée par les autorités nazies sur l’ensemble du territoire du Reich. Le boycott, préparé soigneusement, avait été bruyamment annoncé aussi bien à l’intérieur du Reich qu’à l’étranger par les services de propagande du IIIe Reich. La réaction de Husseini ne se fit pas attendre : de Jérusalem, la veille du jour de lancement du boycott, il assura les autorités allemandes de son soutien enthousiaste à l’opération antijuive. Dans un télégramme daté du 31 mars 1933 et envoyé à Berlin, le consul général d’Allemagne à Jérusalem, Heinrich Wolff, rend ainsi compte de sa rencontre avec le grand mufti :

« Le mufti m’a assuré aujourd’hui que les musulmans, en Palestine et ailleurs, saluaient le nouveau régime de l’Allemagne et espéraient que des formes antidémocratiques et fascistes de gouvernement s’installeraient dans d’autres pays. »

Les juifs l’ennemi commun, selon Hitler

Durant la Seconde Guerre mondiale, l’antisémite fanatique Johann von Leers (1902-1965) fut l’un des idéologues nazis qui se sont efforcés de diffuser la thèse chère à son ami le grand mufti selon laquelle les juifs (avec les Britanniques) étaient les ennemis communs de l’islam, des Arabes et de l’Allemagne nazie. C’est dans cette perspective qu’il publia en décembre 1942, dans la revue Die Judenfrage, revue animée par des intellectuels antisémites, un article intitulé « La juiverie et l’islam en tant qu’opposés », où, en propagandiste zélé, il faisait cet éloge immodéré de l’antijudaïsme islamique :

« L’hostilité de Mahomet envers les juifs a eu une conséquence : les Juifs d’Orient ont été totalement paralysés. Leur assise a été détruite. […] Si le reste du monde avait adopté une politique semblable, nous n’aurions pas de question juive [Judenfrage]. […] En tant que religion, l’islam a rendu un service éternel au monde : il a empêché la conquête menaçante de l’Arabie par les juifs. Il a vaincu, grâce à une religion pure, le monstrueux enseignement de Jéhovah. C’est ce qui a ouvert à de nombreux peuples la voie vers une culture supérieure. »

Quelques mois plus tôt, le 28 août 1942, Hitler confiait sa vision positive de l’islam à ses interlocuteurs, imaginant une histoire universelle radieuse sans le christianisme : « Si Charles Martel n’avait pas vaincu à Poitiers : déjà que nous avons chez nous l’univers juif – le christianisme est une chose tellement fade –, alors, nous aurions reçu beaucoup plus tôt l’islam, qui enseigne que l’héroïsme est récompensé : le septième ciel réservé au combattant ! Avec cela, les Germains auraient conquis le monde, nous n’en aurions été empêchés que par le christianisme. » On trouve un prolongement cocasse de cette histoire contrefactuelle dans les efforts prodigués naguère par les Frères musulmans pour faire croire aux Égyptiens que le brave Hitler s’était converti à l’islam et qu’il se faisait appeler désormais Hadj Mohamed Hitler, ce qui aurait, à l’évidence, changé le cours de l’histoire. Lors d’une conversation datée du 1er juillet 1942, Hitler décrit avec sympathie le grand mufti comme « un homme qui, de toute sa passion nationale, voit dans la politique un moyen de servir les intérêts des Arabes ». Et d’ajouter cette caractérisation raciologique du personnage destinée à le rendre acceptable, pour ainsi dire en le désémitisant : « Avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, il donne, malgré son visage de fouine, l’impression d’un homme dont les ancêtres ont compté plus d’un Aryen et qui peut-être vient d’un rameau romain excellent. »

Sous l’influence des nazis, al-Husseini avait adopté les images biomédicales pathologisantes ou les métaphores épidémiologiques du juif en tant qu’« insecte » propagateur de maladies, « bacille » ou « virus », et bien sûr « parasite ». Dans le discours qu’il prononce à Berlin le 2 novembre 1943, al-Husseini affirme notamment que les juifs, croyant que « tout a été créé pour eux et que les autres peuples sont des animaux », ne peuvent vivre que « comme des parasites parmi les nations, leur suçant le sang, volant leurs biens, corrompant leurs mœurs ».

Le monde arabe, refuge de certains nazis

L’itinéraire de Leers après la guerre témoigne de la traduction de son antisémitisme biologique en un antisionisme radical. La perception positive des milieux arabes nationalistes ralliés d’une façon ou d’une autre à la vision d’un islam politique est certainement à l’origine de son choix, fin 1955 (à la suite du renversement du régime péroniste, dans l’Argentine où il s’était réfugié), de trouver refuge en Égypte, où il s’installe au printemps 1956. Le grand mufti accueille Leers au Caire par un chaleureux discours de bienvenue : « Nous vous remercions d’être venus jusqu’ici reprendre le combat contre les puissances des ténèbres incarnées dans la juiverie mondiale. » Converti à l’islam l’année suivante avec la bénédiction d’al-Husseini, Leers prend le nom d’Omar Amin, devenant « Omar Amin von Leers » ou « Professeur Omar Amin von Leers ». Il organise ensuite au Caire, avec Mahmoud Saleh (1909-1977 ?), ancien agent du Welt-Dienst (ou Service mondial, organisme nazi de propagande antijuive fondé en 1933) et collaborateur d’al-Husseini, l’Institut d’étude du sionisme. Il sera jusqu’à sa mort employé par la division de la propagande anti-israélienne au ministère égyptien de l’Intérieur. Il fut notamment speaker à l’émission de radio La Voix des Arabes, qui diffusait en plusieurs langues.

En 1943, Himmler envoie un télégramme à al-Husseini, dans lequel il lui rappelle que la « lutte contre la juiverie mondiale » (Weltjudentum) a toujours été un principe du NSDAP depuis sa création et l’assure que les nationaux-socialistes soutiendront la lutte des Arabes, et particulièrement ceux de Palestine, contre les « intrus juifs » : « La reconnaissance commune de l’ennemi et le combat commun contre lui est ce qui fonde la base solide [de la relation] entre les nationaux-socialistes de la Grande Allemagne et les musulmans du monde entier épris de liberté. » Le 10 février 1943 est créée, par un décret d’Adolf Hitler, la 13e division de la Waffen-SS, dite « Handschar » (« Poignard »), composée majoritairement de musulmans de Bosnie-Herzégovine (environ 20 000 hommes à la fin de 1943). Après la guerre, Gottlob Berger, le chef du SS-Hauptamt (le « bureau principal de la SS ») en charge du recrutement de la Waffen-SS, a confirmé qu’al-Husseini avait joué un rôle décisif dans la création de cette division SS musulmane, dont les membres s’illustrèrent par des actes d’une violence extrême contre la population serbe et les juifs rescapés des massacres oustachis.

En janvier 1944, Al-Husseini fait une visite de trois jours en Bosnie pour galvaniser les combattants musulmans de la 13e division SS. Il prononce à cette occasion un discours dont il reprendra les éléments le 21 janvier 1944, au cours de son émission retransmise par les radios nazies. Le mufti pronazi, réaffirmant que la « juiverie mondiale » est le « principal ennemi de l’islam », y pointe et célèbre une fois de plus les convergences de vues et les intérêts communs entre « les musulmans » et les nazis.

Le 1er mars 1944, dans son émission retransmise par la radio nazie de Berlin, al-Husseini, désireux d’étendre au Moyen-Orient les exterminations de masse conduites par les nazis, incite les Arabes au meurtre des juifs au nom d’Allah : « Arabes, levez-vous comme des hommes et combattez pour vos droits sacrés. Tuez les juifs partout où vous les trouvez. Cela plaît à Dieu, à l’histoire et à la religion. Cela sauve votre honneur. Dieu est avec vous. »

L’héritage antisémite des Frères musulmans

Après avoir quitté l’Allemagne le 7 mai 1945 pour atterrir à Berne, le criminel de guerre al-Husseini est aussitôt remis par les autorités suisses à la 1re armée française. À la mi-mai 1945, il est transféré en France pour y être assigné à résidence, bénéficiant du statut de réfugié politique, dans une villa confortable de la banlieue parisienne placée sous surveillance policière. Il échappe ainsi au procès qu’il méritait. Un an plus tard, le 29 mai 1946, il réussit, grâce à la bienveillance complice des autorités françaises soumises à la pression des pays arabes, à s’enfuir en Égypte. Le 11 juin 1946, Hassan al-Banna, en tant que guide spirituel des Frères musulmans, lui souhaite la bienvenue :

« Les cœurs des Arabes ont palpité de joie en apprenant que le mufti avait réussi à rejoindre un pays arabe. […] Le lion est enfin libre et écumera la jungle arabe pour en chasser tous les loups. […] Le mufti est la Palestine, et la Palestine est le mufti. […] Quel héros, quel miracle que cet homme. […] Oui, ce héros qui a défié un empire et a combattu le sionisme, avec l’aide de Hitler et de l’Allemagne. L’Allemagne et Hitler ont disparu, mais Amin al-Husseini continuera le combat. »

Les héritiers palestiniens par excellence d’al-Husseini et d’al-Banna ne sont autres que les fondateurs du Mouvement de la résistance islamique, le Hamas, qui, lancé peu après le déclenchement de la première Intifada (9 décembre 1987) par le cheikh Ahmed Yassine (1937-2004), se présente comme l’« une des branches des Frères musulmans en Palestine ». On connaît la prophétie menaçante d’al-Banna qu’on trouve citée dans le préambule de la Charte du Hamas, rendue publique le 18 août 1988 : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. »

L’idéologue islamiste qui, du début des années cinquante à sa mort, a transmis l’héritage politico-religieux des Frères musulmans en le systématisant et en l’adaptant à la situation nouvelle instaurée par la création d’Israël en 1948, est l’Égyptien Sayyid Qutb (1906-1966), auteur d’un opuscule intitulé Notre combat contre les juifs. Dans ce pamphlet antijuif, Qutb s’inspire des Protocoles des Sages de Sion dont il réinterprète cependant le contenu : il transforme le grand complot antichrétien fomenté par les juifs en un vaste complot islamophobe organisé par les chrétiens et les juifs. Anticommuniste autant qu’antilibéral, mais surtout anti-occidental, Qutb suppose ainsi l’existence d’une « conspiration judéo-chrétienne contre l’islam », affirmant que, confronté à « ceux qui ont usurpé la souveraineté d’Allah sur la terre », l’islam doit procéder « à leur destruction afin de libérer les hommes de leur pouvoir », et ajoute que « le combat libérateur du djihad ne prendra pas fin tant que la religion d’Allah ne sera pas la seule ».

Dans cette perspective, le grand combat politico-religieux ne peut se conclure par aucun compromis. Le recours au djihad guerrier offensif jusqu’à la conquête du monde entier dessine l’horizon des « bons » et « vrais » musulmans. Quelques années avant de fonder le Hamas, le cheikh Ahmed Yassine fit une déclaration montrant qu’il était un bon disciple d’al-Banna et de Qutb : « Nous devons être patients, parce que l’islam va se répandre tôt ou tard et que nous aurons le contrôle du monde entier. La patience raccourcit la route de l’islam. » Le national-islamisme palestinien se dévoile pour ce qu’il est : un programme de conquête du monde sous la bannière de l’islam.

Esprit totalitaire

En posant que « l’islam est la solution », quel que soit le problème, les islamistes fonctionnent comme des esprits totalitaires. Cet islamisme fabriqué par les Frères musulmans n’est pas seulement d’orientation totalitaire, il est d’essence impérialiste. C’est ce que les Occidentaux, défenseurs des droits de l’homme et de l’État de droit, ont toujours beaucoup de mal à comprendre. Ils n’imaginent pas avoir des ennemis qu’ils n’ont pas eux-mêmes désignés comme tels. Ils ne veulent pas reconnaître que les islamistes leur ont déclaré la guerre, une guerre non conventionnelle, allant de l’endoctrinement au terrorisme djihadiste. La lutte contre l’Occident judéo-chrétien et athée est pour les islamistes une guerre des cultures ou des civilisations, comme le reconnaissait en septembre 1994 un dirigeant des Frères musulmans : « C’est un combat de cultures, pas une lutte entre les pays puissants et les pays démunis. Nous avons la certitude que la culture islamique triomphera. »

Dans les démocraties occidentales, le chantage à l’« islamophobie » continue de faire des ravages. Il intimide, aveugle et endort. Les Occidentaux pétrifiés par ce mélange d’angélisme et de culpabilité qui les caractérise ne reconnaissent leurs ennemis véritables qu’à reculons, et au bord du précipice.

Source lepoint