La fin de l’antisémitisme, par Gérard Biard (CharlieHebdo)

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Merci à Gérard Biard pour cette chronique, rare, qui rappelle des faits que certains voudraient oublier. Merci d’avoir osé rappeler ces faits que beaucoup voudraient cacher. Line Tubiana

En matière d’attentats et de meurtres antisémites, la mémoire collective opère parfois un curieux tri sélectif. S’ils sont commis par des néonazis, pas de problème. Cet antisémitisme-là, avec son côté « vintage » et « Mitteleuropa », crânes rasés, bras tendus et breloques plus ou moins gammées, n’engendre aucun cas de conscience chez les commentateurs et les intellectuels. En ­revanche, pour l’« autre » antisémitisme, celui que certains choisissent de nommer le « nouvel antisémitisme » bien qu’il ne soit pas franchement de la première jeunesse – pour rappel, Mohammed Amin al-Husseini, grand mufti de Jérusalem de 1921 à 1937, était un grand fan d’Hitler – et que d’autres, soucieux de ne pas prêter le flanc à l’« islamophobie d’État », préfèrent qualifier d’« anti­sionisme », c’est plus nuancé. Il se passe rarement très longtemps avant que l’on nous explique que « c’est plus compliqué que ça ». Entre alors en action une forme de révisionnisme poussé à l’incandescence, via une rhétorique particulièrement vicelarde qui consiste à relativiser la moindre manifestation de la haine du Juif, à interroger ses « véritables » motivations au prisme de la géopolitique ou de la sociologie, voire à la nier.

Exemple emblématique : l’affaire Sarah Halimi. Dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, cette juive orthodoxe de 66 ans est passée à tabac et défenestrée par un habitant de son immeuble, Kobili Traoré, qui la traite de «  sheitan  » – « démon » –, psalmodie des sourates du Coran et lance quelques « Allah akbar » pour faire bon poids. Une fois coffré, il se bat avec les flics et se retrouve en asile psychiatrique. Le débat est lancé : s’agit-il d’un coup de folie ou d’un meurtre antisémite ? Le 23 mai, Le Monde ose titrer « Sarah Halimi a-t-elle été tuée « parce qu’elle était juive » ? » – faisons observer à nos confrères que, cinglé ou non, le tueur, dans son voisinage, a ciblé Sarah Halimi, pas Germaine Dupont. Plus de trois ans après, alors que la cour d’appel de Paris a conclu à « l’abolition du discernement » du meurtrier et que les avocats de la partie civile se sont pourvus en cassation, on s’interroge toujours…

On se souvient que déjà, en 2006, quand Ilan Halimi avait été torturé et tué par Youssouf Fofana et son « gang des barbares » au prétexte qu’« un Juif, c’est riche », de délicieux esthètes affirmaient que tout cela relevait davantage de la bêtise que de l’antisémitisme. Comme si l’une excluait l’autre. Comme si le délire des tueurs venait de nulle part et que le choix de leurs victimes était dû au hasard. Traitement de faveur surréaliste pour Mehdi Nemmouche, l’auteur de l’attentat au Musée juif de Belgique, à Bruxelles, le 24 mai 2014 : lors de son procès, en janvier 2019, ses avocats plaidèrent le plus sérieusement du monde la thèse d’un complot du Mossad

Quant à Mohamed Merah, il est passé une bonne fois pour toutes dans la catégorie « romantiques incompris et oubliés ». Ainsi, en juillet 2017, le dramaturge Mohamed Kacimi donne vie à ses écrits dans une pièce hagiographique présentée à Avignon, Moi, la mort, je l’aime, comme vous aimez la vie, dans laquelle ­l’auteur de la tuerie à l’école maternelle Ozar-Hatorah de Toulouse est présenté comme « un gamin paumé » que la société « transforme en machine à tuer ». Au même moment, Juliette Méadel, pourtant ancienne secrétaire d’État à l’Aide aux victimes, perd carrément la mémoire du massacre. Interrogée sur France Info par Jean-Michel Aphatie pour évoquer le premier anniversaire de l’attentat de Nice, elle en parle comme du « premier attentat qui a visé des enfants ». Aphatie, qui est un journaliste concerné, la reprend : « Premier attentat en France, car dans le monde… » Rectification de Méadel : « Oui, en France. » Fin de l’échange. On en apprend des choses, sur France Info : Toulouse n’est pas en France, et il n’y a pas d’enfants dans une école maternelle.

Il semble qu’il y ait toujours une « bonne » raison de relativiser un attentat antisémite, de parler d’autre chose de « plus important », ou de l’oublier. Il n’est même pas nécessaire d’être antisémite pour ça. On est tellement habitué à ce que des Juifs se fassent tuer qu’on finit par l’occulter. Les meurtres antisémites sont passés dans l’angle mort du terrorisme et de la criminalité, comme une routine à laquelle on ne prête plus trop attention. C’est non seulement regrettable, c’est aussi imprudent. Car en matière de fanatisme et de totalitarisme, ce sont les tueurs qui décident de qui est juif…

Alors que s’ouvre ce mercredi un procès que beaucoup, y ­compris dans les médias, s’obstinent à qualifier de « procès de l’attentat à Charlie », il n’est donc pas superflu de rappeler ceci : c’est aussi le procès de l’exécution d’Ahmed Merabet et de Clarissa Jean-Philippe, tués parce qu’ils étaient là, et de Yoav Hattab, Yohan Cohen, Philippe Braham, François-Michel Saada, tués parce qu’ils étaient juifs.

Source charliehebdo