Un camp de concentration nazi redécouvert dans les Îles Anglo-Normandes

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L’existence même du site reste un sujet tabou sur l’île. La technologie LIDAR a permis de cartographier les fondations du site, révélant les traitements inhumains imposés aux prisonniers.

Aujourd’hui, l’ancien camp de concentration de Sylt n’est plus qu’un lopin de terre encerclé par les falaises d’Aurigny, une dépendance de la Couronne britannique qui fait partie des îles Anglo-Normandes. Mais il y a seulement 75 ans se dressait là un camp nazi où régnaient la terreur, la souffrance et la mort.

A la fin de la Seconde guerre mondiale, le Lager (camp) de Sylt et d’autres petits camps allemands situés à Aurigny ont été démantelés pour lentement se fondre dans le paysage. Une équipe d’archéologues britanniques a pu reconstituer le Lager Sylt et étudier son évolution pendant la courte mais violente période du second conflit mondial. Leurs recherches ont été publiées dans la revue Antiquity.

Caroline Sturdy Colls, archéologue spécialisée dans les sites de l’Holocauste et auteure principale de l’étude, affirme que les preuves des crimes commis à Lager Sylt ont été « enterrées physiquement et métaphoriquement ».

« En tant que citoyenne britannique et chercheuse, je n’avais jamais entendu parler des atrocités perpétrées à Aurigny pendant la Seconde Guerre mondiale avant de faire mon doctorat », explique l’archéologue, qui est maintenant professeure d’archéologie à la Staffordshire University, en Angleterre. « J’avais vaguement conscience du fait que les Allemands occupaient les îles Anglo-Normandes, mais pas vraiment qu’ils y avaient construit des camps. »

Caroline Sturdy Colls et ses confrères ont voulu, par le biais de l’archéologie médico-légale, mettre en lumière ce pan de l’histoire mondiale. Ils ont commencé à étudier le Lager Sylt en 2010, réunissant des preuves provenant de documents d’archives, des photographies aériennes d’époque et de nouvelles techniques de relevés non invasifs (le LiDAR notamment).

Un aspect important de la recherche consistait simplement à prouver qu’une grande partie du camp existait toujours.

Une plaque commémorative a été installée par un survivant du camp en 2008.

L’existence même du site reste un sujet tabou sur l’île. Caroline Sturdy Colls indique que certains résidents d’Aurigny leur ont certes apporté leur soutien, mais que l’équipe a rencontré de fortes résistances de la part des autorités locales. Des résistances nourries en particulier après la diffusion d’un documentaire, « Adolf Island », qui présentait le camp et affirmait que des fosses communes remplies de victimes de ces camps pourraient être mises au jour.

Un camp oublié

Après la capitulation du régime de Vichy en juin 1940, le gouvernement britannique dut se rendre à l’évidence : il était trop difficile de défendre les territoires autonomes des îles Anglo-Normandes, archipel situé entre la France et l’Angleterre. Alors que de nombreux civils restèrent sur Jersey et Guernesey, les deux plus grandes îles anglo-normandes, presque tous les résidents d’Aurigny furent évacués. Les Allemands ne rencontrèrent donc aucune résistance lorsqu’ils arrivèrent sur l’île en juillet 1940.

Sous l’occupation, les îles Anglo-Normandes devinrent une partie du système de défense côtière du « mur de l’Atlantique » nazi qui s’étendait le long de la bordure ouest de l’Europe. Pour construire les fortifications d’Aurigny, le groupe d’ingénieurs nazis Organisation Todt établit plusieurs camps de travaux forcés et de camps d’esclaves sur l’île. La plupart des prisonniers qui se trouvaient dans les camps étaient originaires d’Ukraine, de Pologne, de Russie et d’autres territoires soviétiques, mais il y avait également un important contingent de Juifs français. En mars 1943, le Lager Sylt – déjà connu comme le camp de travail le plus redouté d’Aurigny – est devenu un camp de concentration dirigé par l’« unité du chef de la mort » des paramilitaires SS.

Après la guerre, alors que les civils retournaient à Aurigny et commençaient à reconstruire leur vie, l’armée britannique a enquêté sur les camps abandonnés et partiellement démolis. Les enquêteurs ont cartographié ce qu’il restait de Lager Sylt et compilé des témoignages des violences dont il avait été le théâtre. Ils ont notamment découvert que lorsqu’un prisonnier décédait au Lager Sylt, le médecin en chef n’avait le plus souvent pas le droit de voir le corps et devait signer des certificats de décès pré-imprimés, sur lesquels la cause du décès était soit une « mauvaise circulation », soit une « insuffisance cardiaque ». Dans un cimetière de l’île, les enquêteurs ont mis au jour un cercueil avec un double-fond.

D’autres témoignages de détenus recueillis durant les décennies qui ont suivi ont permis de documenter les traitements inhumains infligés aux détenus de Lager Sylt. Francisco Font, un républicain espagnol et travailleur forcé dans l’un des autres camps d’Aurigny, se rappelle avoir  vu un « homme pendu » à l’entrée principale du camp. « Sur sa poitrine, il y avait une pancarte sur laquelle était écrit : « pour avoir volé du pain » », détaille-t-il dans un témoignage conservé au département des archives de Jersey. « Son corps est resté pendu comme ça pendant quatre jours. »

Les nazis avaient pour habitude de très peu nourrir leurs prisonniers. Mais dans le cas du Lager Sylt, parce que la mer agitée empêchait les livraisons régulières aux îles anglo-normandes, même ce strict minimum venait rapidement à manquer, explique l’historien Paul Sanders. Parce que les livraisons étaient rares et que de nombreux officiers SS étaient corrompus, « encore moins de nourriture a été acheminée vers les prisonniers [du Lager Sylt] que dans d’autres parties de l’Europe occupée », explique Sanders, qui est l’auteur de The British Channel Islands Under German Occupation 1940-1945. À ces conditions de détention particulièrement difficiles s’ajoutait le manque de témoins civils à Aurigny.

« Cela fait une différence pour les auteurs des crimes s’ils sont ou non surveillés par la population civile », explique Sanders. « Le fait qu’il n’y avait pas de regards civils posés sur ce qu’il se passait à Aurigny a permis la construction d’un environnement particulièrement brutal. »

Redécouverte de Sylt

Dans cette nouvelle étude, Caroline Sturdy Colls et son équipe ont mis au jour des preuves physiques des conditions de détention en vigueur à Sylt. Ils ont cartographié les espaces communs sur la base des témoignages : chaque prisonnier n’aurait au mieux eu que 1,4 m² d’espace pour se mouvoir. En enlevant la végétation du site, ils ont découvert les toilettes réservées aux prisonniers. L’équipe a réalisé des visualisations en réalité virtuelle des artefacts et infrastructures et ont notamment découvert un tunnel souterrain menant de la maison du commandant au camp, difficile à voir à la surface.

À l’aide d’images aériennes d’époque, les chercheurs ont également pu établir la façon dont le Lager Sylt s’était considérablement étendu lorsqu’il est passé d’un camp de travail à un camp de concentration en 1943.

Les SS, par exemple, se sont donné beaucoup de mal pour équiper Lager Sylt d’imposantes clôtures et de tours de garde, affectant un peu plus encore les détenus.

« D’une certaine manière, toutes ces mesures étaient inutiles, car le camp se trouvait sur une petite île entourée de champs de mines », explique Caroline Sturdy Colls. « Ces prisonniers n’avaient nulle part où aller. »

Devoir de Mémoire

La manière dont Lager Sylt et Aurigny sous l’occupation nazie devraient être présentés fait toujours débat. L’un des rares éléments physiques du camp encore visibles est la porte principale. Elle est aujourd’hui marquée d’une petite plaque, placée lors d’une cérémonie en 2008 à la demande d’anciens prisonniers.

Les demandes d’excavation à Lager Sylt ont jusqu’à présent toujours été rejetées, rappelle Caroline Sturdy Colls, ce qui a rendu l’étude médico-légale non-invasive menée par son équipe d’autant plus importante.

« Nous ne sommes pas les premiers à découvrir l’existence de ce camp, mais malgré tous ces témoignages et malgré tous les efforts antérieurs, l’histoire du site n’était toujours pas connue. Le travail que nous avons fait avait pour but de faire connaître plus largement les histoires des personnes qui y ont souffert. »

Fin 2017, les autorités d’Aurigny ont officiellement désigné Lager Sylt comme zone préservée, afin d’empêcher les projets d’aménagements du site. Graham McKinley, élu d’Aurigny, souhaiterait faire du site de Lager Sylt un lieu de mémoire et le rendre plus accessible aux visiteurs.

« Il y a encore un petit groupe de personnes qui préféreraient ne plus en parler », explique McKinley. « Je pense que nous devrions au contraire montrer au monde ce qui s’est réellement passé ici. »

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

1 Comment

  1. Line, excellent article !

    Il ne faudrait pas ignorer cependant, comme introduction au sujet :
    Benoît Luc, « Les déportés de France vers Aurigny », Ed. Patrimoine normand.

Les commentaires sont fermés.