Deborah Feldman raconte l’histoire vraie derrière la série « Unorthodox »

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Dans cette courte série, Esty fuit sa communauté juive ultra-orthodoxe de Brooklyn pour se réinventer à Berlin. Une fiction inspirée d’une histoire vraie, celle de Deborah Feldman. Entretien.
Dans la mini-série de Netflix, Unorthodox, Esther Shapiro apparaît forte, déterminée à fuir sa communauté juive ultra-orthodoxe et recluse de Williamsburg, à Brooklyn. Elle part, sous nos yeux, sans valise et presque sans le sou. « Esty » n’a que dix-neuf ans quand elle envoie valser son monde et s’aventure seule dans Berlin, alors qu’elle n’avait jamais quitté son quartier et la communauté de Satmar depuis sa naissance.

Choc des cultures dès son arrivée, le monde entier est à apprivoiser pour Esty qui parle davantage le dialecte presque disparu yiddish que l’anglais universel, ne sait pas se servir d’un moteur de recherche et n’a jamais rencontré d’autre homme que le mari qu’on lui a imposé.

« Comment j’ai fait scandale en rejetant mes racines hassidiques »

Le personnage fictif d’Esther Shapiro, interprété puissamment par l’actrice israélienne Shira Hass, est inspiré d’une personne réelle : l’auteure Deborah Feldman. Unorthodox, série en quatre épisodes d’Anna Winger, s’inspire en effet très largement de son vécu, que l’émancipée a elle-même révélé dans un récit autobiographique, Unorthodox : the scandalous rejection of my Hassidic roots, best-seller dès sa sortie aux États-Unis en 2012.

Depuis sa mise en ligne sur Netflix le 26 mars dernier, la série connaît aussi son succès, si bien qu’elle s’est hissée dans le top 10 des contenus de la plateforme les plus visionnés en France.

Pour comprendre l’histoire véritable derrière la fiction, nous avons contacté Deborah Feldman. Âgée de 33 ans, mère d’un adolescent, elle vit toujours à Berlin. Entretien avec une femme qui se sentait « différente ».

Marie Claire : Par quel biais et jusqu’à quel point vous êtes-vous impliquée dans l’adaptation de vos mémoires en série ?

Deborah Feldman : C’est l’une de mes proches amies qui a écrit la série. Elle m’impliquait dans le projet, car elle voulait me raconter tout ce qu’il s’y passait. On ne pouvait pas mettre notre amitié sur pause durant les mois de tournage !

Pour chaque question que l’équipe avait, elle m’appelait. J’étais connectée aux acteurs, je me suis souvent rendue sur le tournage aussi. Mais ça n’est pas mon travail… Alors, je dirais que j’étais très impliquée émotionnellement, mais pas du tout professionnellement.

Y a-t-il une différence notable entre le scénario et votre histoire ?

Le moment où nous décidons de quitter la communauté n’est pas le même. Voilà la principale différence entre mon histoire et celle de l’héroïne de la série. Esty quitte Satmar lorsqu’elle apprend qu’elle est enceinte, moi je suis partie avec mon fils, quand il avait trois ans, même si j’ai su que je devais le faire depuis l’annonce de ma grossesse.

Le jour où mon enfant est né, je me suis de nouveau promis que je partirai. Peu importe ce qu’il en coûterait, je ne voulais pas qu’il soit élevé comme je l’ai été. Cela m’a pris trois ans pour tout programmer de notre départ. Ça n’a pas été aussi facile que pour Esty…

Nous avons choisi de modifier cette partie là, parce que je ne voulais pas tout dévoiler de ma vie privée. Mais tout ce qu’Esty vit au sein de sa communauté jusqu’à son départ, c’est complètement mon histoire. Et beaucoup de scènes de sa nouvelle vie ressemblent à celles que j’ai vécu. Comme le choc des cultures entre Esty, jeune juive ultra-orthodoxe de Brooklyn, et Yaël, jeune juive israélienne installée à Berlin.

Son mariage arrangé en trente minutes

Y a-t-il une scène de votre vie qui vous a été particulièrement douloureuse à voir retranscrite à l’écran ?

Les scènes de sexe, quand Esty et son mari essaient de faire l’amour, et qu’elle souffre. J’étais anxieuse de regarder ces scènes, voire effrayée de la manière dont les acteurs allaient jouer cette partie intime de ma vie, et les caméras allaient la raconter.

Je trouve que l’équipe a su retranscrire ces scènes dures avec justesse, spécialement l’actrice Shira Hass [qui joue Esty, ndlr]. Quelle interprétation incroyable.

 

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When reality and fiction meet. On set with @deborah_feldman 👑❤️ #unorthodoxnetflix

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Comment se marie-t-on dans la communauté hassidique de Satmar ?

Le mariage est arrangé par des agents matrimoniaux, des marriage makers. Ils choisissent pour la jeune femme son futur mari. Leur rencontre ne dure que trente minutes. Ont ensuite lieu leurs fiançailles, où le couple se voit pour la seconde fois.

Et puis, les fiancés doivent attendre pour se revoir, jusqu’à leur mariage, qui a lieu entre quatre mois et un an après les fiançailles, selon les couples.

Le sentiment d’être différente

Pendant cette rencontre de trente minutes, vous prévenez votre futur mari que vous êtes « différente » des autres jeunes femmes de la communauté. En quoi l’étiez-vous ? Comment le sentiez-vous ? 

Je me sentais différente depuis toujours et de bien des manières. D’abord, je n’ai pas grandi dans la même structure familiale que les autres membres de la communauté : ma mère avait fui et mon père était alcoolique. Et la communauté m’a toujours fait ressentir que j’étais, pour cela, différente.

Certains jours, j’acceptais de faire partie de ce monde, ça allait plutôt bien. Mais souvent, je rêvais d’une autre vie. J’étais différente parce que je me posais un tas de questions. J’avais des souhaits, des désirs inacceptables pour une jeune femme de cette communauté.

 

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En tant que femme, de quoi étiez-vous privée ?

Les femmes, comme les hommes, sont privés de sport, d’Internet, de musique. Des arts et de la culture, généralement.

Mais les femmes sont en plus privées de chanter, en public ou fort. Seuls les hommes peuvent chanter les prières. Elles ont aussi l’interdiction d’aller à la synagogue.

Elles sont également privées d’intimité, elles ne peuvent faire elles-même les choix qui concernent leurs corps. Elles sont assujetties à des contrôles. Ce qui les infantilise. Adultes, elles se sentent toujours enfants, puisqu’elles n’ont pas la maîtrise de leurs propres vies, leurs propres corps. J’espère que la communauté finira par réaliser que la manière dont elle perçoit les corps doit changer.

Avez-vous mis du temps à vous réapproprier votre corps ?

Un long moment.

Était-ce courant dans votre communauté qu’une femme ne se sente plus à sa place ? Les femmes en parlent-elles entre elles ? 

Les femmes ne parlent pas entre elles de ces choses-là. Même si elles ressentent ce mal-être, elles ne le confiraient à personne. Elles auraient trop peur que cela soit répété. Il n’y a pas de réelle amitié dans cette communauté. Il faut toujours faire semblant.

Rendre son histoire publique pour se protéger des menaces

Pensez-vous que si votre mère n’avait pas franchi le pas, vous n’auriez pas osé le franchir vous-même ? 

Je ne pense pas. Nombreux sont ceux qui partent sans avoir un parent qui l’a fait avant eux.

Mais à l’époque où je suis partie, en 2009, oui, c’était peu commun. Aujourd’hui, les départs sont plus fréquents. L’acteur Jeff Wilbusch, qui joue Moishe [le cousin voyou du mari d’Esty, ndlr], a lui aussi quitté Satmar, par exemple.

Le personnage du cousin, justement, menace Esty de revenir un jour chercher l’enfant qu’elle porte. Avez-vous subi de telles pressions après votre fuite ?

Bien sûr que j’ai reçu des menaces de ce type. Ils ont essayé de me retrouver. Le seul moyen pour que les pressions cessent était de publier mon histoire, c’était le conseil de mon avocat. J’ai alors écrit Unorthodox. Je leur ai dit que j’irai à la télévision pour parler de mon livre et des pressions qu’ils m’infligeaient. Ils ont eu peur et ont arrêté.

Quelle a été votre plus belle découverte lorsque vous avez quitté ce huis clos long de dix-neuf ans ? 

Ma plus belle découverte a été l’art. Avant ma fuite, je n’étais jamais entrée dans un musée et je n’étais jamais allée à un concert. C’était magique de découvrir comment certains créé de l’art et comment d’autres le perçoivent. D’ailleurs, la chose la plus difficile pour moi depuis que nous sommes confinés, est de ne plus avoir accès à l’art de la même façon qu’il y a encore quelques semaines.

Comment vivez-vous votre confinement ? 

C’est triste, bien sûr. On a l’impression d’être en prison. Mais ça n’a rien de nouveau pour moi. Je savais déjà avant cela ce qu’était d’être isolée, enfermée.

Comprenez-vous que l’on parle de votre fuite comme un acte d’émancipation féministe ?

Oui, car selon moi, nous ne devenons pas féministe par des paroles mais par des actes. Je ne perds pas de temps à parler, à dire « je suis féministe », mais je le suis automatiquement, du fait de ma fuite. Depuis, tout ce que je fais dans ma vie, j’essaie de le faire de façon féministe.

Quelles sont vos relations avec votre famille qui vit toujours à Satmar ?

Je n’ai aucune relation avec elle.

Aujourd’hui, comment allez-vous ?

Je vais très bien. Je suis heureuse, puisque j’ai la vie dont j’ai toujours rêvé.