Jérusalem, ville-monde face à la pandémie : Interview de Frederic Encel

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Jérusalem qui vit d’un tourisme de pèlerinage est percutée par la crise actuelle. Mais son histoire est une succession de crises et de guerres qui en font un des hotspots géopolitique mondial. Frédéric Encel fait le point sur la situation actuelle.

Géographies en mouvement : Votre livre a été publié en 1998. Nous sommes en 2020. Que s’est-il passé depuis ?

Frédéric Encel : Presque tout et presque rien à la fois ! Presque tout a changé pour l’observateur s’inscrivant dans le temps médiatique, ultra-court, assidu de réseaux sociaux et de chaînes d’info en continu et hiérarchisant peu les nouvelles ; lui se dira que chaque mois ou même chaque semaine, la situation évolue considérablement à Jérusalem. Mais presque rien ne s’est produit en temps long, en événements géopolitiques authentiquement majeurs sinon déterminants, et rien dans les stratégies, les objectifs et les représentations des deux principaux protagonistes de la rivalité prévalant, les Israéliens (juifs) et les Palestiniens. Hélas, devrais-je dire… Car aucun processus de négociations sérieux n’a remplacé celui d’Oslo, effondré avec la Seconde Intifada de l’an 2000. A Jérusalem, sauf la reconnaissance par Donald Trump de son statut de capitale d’Israël – ce qui ne modifie rien de bien concret du reste – on vit un quasi statu quo géopolitique depuis la publication mon livre.

Vous écrivez : « Jérusalem est un objet de représentations tout en demeurant un espace territorial ». On sent derrière cette expression dans votre livre le regard d’Yves Lacoste. Comment articule-t-on ces deux approches ?

Oui, je dois à mon maître en géopolitique, Yves Lacoste, non seulement d’avoir poursuivi une thèse – puis une habilitation à diriger des recherches – sur Jérusalem (et le conflit israélo-arabe), mais aussi d’avoir continué à creuser ce sillon novateur des représentations, ces perceptions identitaires et collectives s’inscrivant sur des temps longs braudéliens. Jérusalem est sans doute le lieu du monde – car c’est avant tout un lieu physique tout à fait réel bien qu’aux contours fluctuants selon les époques et les stratégies politiques – qui correspond le mieux au schéma suivant : l’écart phénoménal entre sa modestie géographique et démographique, et l’ampleur des réactions que chaque fait qui s’y déroule suscite urbi et orbi.

Cela étant, du fait de la double guerre civile qui déchire le monde arabo-musulman entre chiites et sunnites d’un côté, nationalistes et islamistes de l’autre, Al Quds (la sainte) intéresse bien moins que lors des décennies précédentes…

Dans la conscience religieuse mondiale qu’on a de Jérusalem, il y a bien cette longue éclipse juive entre le IIe siècle et le XIXe, mais aussi cette marginalité dans la sacralité musulmane et cette forte centralité acquise pendant les Croisades. Et aujourd’hui ?

Il faut évoquer ces trois sacralités, mais j’ajouterai qu’elles sont de nature différente. C’est-à-dire qu’aucune puissance chrétienne ne revendique aujourd’hui tout ou partie de Jérusalem au titre d’une souveraineté chrétienne. (Ce qui ne signifie pas que cela ne se retrouvera jamais). Pour l’Islam, Jérusalem est certes la troisième vielle sainte, mais aucun Etat musulman, quelle que soit du reste sa nature – califale, monarchique, impériale, nationale, etc. – ne l’a jamais choisie comme capitale. De ce point de vue, les Palestiniens, majoritairement musulmans mais se représentant à juste titre comme peuple ayant droit à un Etat – innovent. Quant au peuple juif, si Yerushalaïm fut en effet sa capitale du roi David (env. 1000 av. J.-C. selon la Bible) à l’ultime révolte de Bar Kohba contre Rome (132-135), les haredim (Juifs ultra-orthodoxes) en son sein se la représentent comme un élément du dispositif spirituel et messianique bien davantage qu’à la manière d’une capitale politique.

Chez les chrétiens, la « Jérusalem céleste » telle que la décrit saint Jean dans l’Apocalypse a forgé une conscience très forte de la sacralité de cette ville. Comment voyez-vous ce qui se passe au moment des fêtes de Pâques sur ce que les Franciscains ont créé avec la Via Dolorosa ?

Saint Jean mais, aussi et surtout, saint Augustin ! Au fond, dans le christianisme – et tout particulièrement au sein du catholicisme – Jérusalem a dès le IVe siècle incarné une dimension ambivalente, tout à la fois spirituelle et « céleste » – un peu à la manière d’un Graal de sainteté et de spiritualité à atteindre dans l’au-delà, et terrestre, avec l’instrumentalisation de sa sacralité à des fins politiques par le pape Urbain II dès la première Croisade de 1095. Les querelles incessantes entre puissances chrétiennes d’Europe ainsi que leur sécularisation progressive ont contribué à édulcorer fortement la dimension instrumentale de la ville. Reste donc effectivement les plus fervents pour assurer le culte et les rituels. On note toutefois que l’évangélisme – une véritable lame de fond ! – confère à Jérusalem une tout autre destinée, celle d’une cité au sein de laquelle le peuple juif légitimement de retour sur sa terre par la volonté de Dieu lutte victorieusement jusqu’à l’événement de la Parousie… Ce « sionisme chrétien » heurte frontalement les principales représentations catholiques et orthodoxes de Jérusalem.

De 1967, date à laquelle Israël déclare Jérusalem « capitale éternelle du peuple juif » à ce double désenclavement qui s’est fait à l’Ouest, puis à l’Est, comment peut-on envisager un jour que ce territoire soit « internationalisé », formule politique souvent évoquée dans les instances internationales ? N’y aurait-il qu’un scénario du pire, « un seuil fatidique au-delà duquel il n’y a plus de compromis possible entre les adversaires » comme vous le pensez ?

Il n’y aura pas d’internationalisation, pour une raison fort simple et à mon sens très logique : ni les Israéliens, qui possèdent aujourd’hui l’entièreté de la ville, ni les Palestiniens, qui entretiennent l’espoir d’y établir (à l’Est) la capitale de leur futur Etat, ne veulent de ce statut qui, par ailleurs, n’a jamais existé ailleurs. En quoi – demandent-ils en substance et parfois avec d’autres exemples depuis des décennies – les Boliviens, les Népalais ou autres Français disposeraient-ils des mêmes droits civiques et/ou nationaux qu’eux ? Au terme de mon livre, je propose un aménagement à la fois territorial et administratif susceptible – peut-être – de correspondre au plus petit commun dénominateur entre les deux parties. Et je pense que le point de non-retour n’est pas atteint, autrement dit qu’un compromis est encore possible. Le premier ministre israélien David ben Gourion disait de celui qui penserait qu’il existait une solution au problème israélo-arabe n’avait pas compris le problème ! Je crois qu’on peut le faire mentir, et j’en veux pour preuve les traités de paix israélo-égyptien et israélo-jordanien, solides et pérennes. Il n’est aucune raison sérieuse pour qu’à Jérusalem on ne puisse un jour parvenir également à la paix.

Frédéric Encel a publié chez Autrement (2018, 5e) un Atlas géopolitique d’Israël.

Propos recueillis par Gilles Fumey 

Source geographiesenmouvement.blogs.liberation

2 Comments

  1. Bonjour,
    Voilà un sujet qui n’est pas prêt de se terminer, dommage pour certains, je ne pense pas qu’il se règlera facilement, si un jour il devait y avoir un règlement. Cette terre est juive c’est tout .

  2. Line : je ne sais pas si tu cherches la publicité en collant au titre de cet article, assez intéressant par ailleurs, « face à la pandémie » ! Il n’y a aucune information dans l’article sur la situation sanitaire actuelle à Jerusalem, ni sur les méthodes de coercition anti-virus du gouvernement israélien qui demanderaient à être comparées aux absurdes mesures de « guerre » du gouvernement français.
    A mon avis, une correction s’impose. Merci.

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