Haïm Korsia : « Une société qui choisit la vie se relève toujours »

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Alors que les juifs entrent dans les fêtes de Pâques, Pessah, hors des synagogues, le grand rabbin de France se confie sur « l’étrange moment » que nous traversons.

On peut incarner une haute charge spirituelle et être un homme simple d’abord, chaleureux, qui ne résiste ni à un match de foot, un verre de vin ou un bon mot. Chef de la communauté juive et républicain passionné, le grand rabbin de France Haïm Korsia est à la fois un religieux qui sait décrypter les textes et un politique madré qui se meut avec souplesse dans les cercles de pouvoir. Alors que, pour la première fois de leur histoire, les juifs s’apprêtent à célébrer Pessah hors de leurs lieux de culte, les synagogues étant fermées pour cause de Covid-19, nous avons demandé à ce grand esprit de nous livrer ses réflexions sur cette crise hors normes. Une crise dont Haïm Korsia imagine une issue forte d’espérance, comme il le dit dans cet entretien. On ne se refait pas.

Le Point : Comment vivez-vous cette période ?

Haïm Korsia : C’est, évidemment, un moment étrange. Je suis confiné chez moi avec ma famille, mais on reste en pleine action. Nous devons prendre des décisions terribles : fermer des synagogues, des bains rituels, repousser toutes les cérémonies, célébrer des obsèques avec tout juste quelques personnes… Mais nous avons fait le choix absolu de protéger la vie humaine. En même temps, cette période est propice à la réflexion, se demander ce qui nous a amenés ici, ce que l’on fait de nous-mêmes… Je vois le temps de Pâque, de Pessah, approcher, et je ne peux m’empêcher de songer à l’étonnante coïncidence entre ce confinement que nous vivons et ce moment qui commémore la sortie d’Égypte. Parce que nous sommes enfermés, nous allons sans doute vivre plus intensément cette espérance qu’évoque la libération d’Égypte, l’espérance de la fin du confinement en somme. Selon le livre de l’exode, le deuxième livre de la Bible, les Hébreux quittent l’Égypte pour aller dans le désert et recevoir la Torah au pied du mont Sinaï. Entre-temps, Dieu leur a ouvert la mer Rouge réputée infranchissable. Le soir de Pâque, traditionnellement, nous affirmons que chacun doit se sentir lui-même enfermé en Égypte pour cultiver l’espérance. Et cette espérance, cette année, nous allons la partager avec nos frères chrétiens qui rentrent dans Pâques en même temps que nous et nos frères musulmans qui ouvriront le ramadan dans 10 à 15 jours. Plus encore aujourd’hui, nous nous rendons compte que nos rituels sont intemporels. Pessa’h, pour nous, ce n’est pas la commémoration d’un événement qui s’est réalisé il y a 3 300 ans, mais la remémoration de celui-ci en mangeant des herbes amères et du pain azyme, le pain des pauvres, comme nos ancêtres esclaves. Pendant ces fêtes, chacun se remet dans la situation de celui qui n’a plus de perspectives et à qui Dieu offre un nouvel horizon, une nouvelle lumière, une aurore. Par cette commémoration, on revit un temps béni, comme nous revivons actuellement dans nos espaces confinés ces moments joyeux où nous pouvions traîner à la terrasse des cafés ou dans les restaurants. Ce temps nous appelle à un moment de joie, non que l’on constate mais que l’on construit comme objectif. Chez nous, samedi dernier, on a ressorti des jeux de société et on a retrouvé des façons simples de rire. Pendant ces heures, j’essaye de réévaluer ce qui est important pour moi.

La fermeture des synagogues cette année donne-t-elle une ampleur particulière à Pâque ?

Mais ça change tout ! La prière en public et en commun est tellement importante. Mais nous avons fait ce sacrifice pour protéger la vie, et c’est l’essentiel. Nous avons inventé une nouvelle manière de faire communauté grâce au rabbin Zoom (rires), cette application sur Internet qui nous permet d’offrir à distance des cours, des offices, des psaumes pour des personnes décédées… J’ai même fait récemment une bar-mitsva sur Zoom ! Il y avait une bonne centaine de personnes connectées, et on a même lancé les youyous, c’était formidable. Nous n’allons pas fêter Pâque comme d’habitude, mais cette situation de confinement a aussi ses vertus : elle crée malgré tout du lien. Ce qui est important, c’est l’inventivité. Face à l’adversité, regardez comme l’on crée ! Voyez tous ces artistes dans le monde qui donnent des mini-concerts sur Twitter ! Bob Dylan a sorti une chanson de 16 minutes sur la mort de Kennedy. Nous réinventons des façons d’être nous-même. Et cela nous enrichira. Après la crise, nous ferons encore des cours avec du public, mais aussi avec Zoom !

Quelle est votre observation spirituelle de ce moment ?

Cette époque, le prophète Isaïe l’envisageait déjà au chapitre 26, verset 20 : « Entrez mon peuple dans vos maisons, restez enfermés le temps que la colère passe ! » Ce verset, le Talmud dans le traité Baba Kama l’interprète ainsi : quand il y a une épidémie, il faut s’enfermer chez soi. Ce principe du confinement est un invariant de l’humanité. Ce temps est pour nous celui d’une hiérarchisation nouvelle. Cette crise ne débouchera pas forcément sur un nouveau monde, mais il y aura fatalement une réorganisation. Et les religieux doivent aider à réfléchir à cette résilience. Il faut que nous nous relevions tous ensemble sans haine et sans peur.

Percevez-vous dans cette période des signes qui nous dépassent ?

L’homme s’est octroyé des pouvoirs absolus sur la Terre, et la nature nous rappelle à notre dimension réelle. Ce moment nous rappelle que nous avons besoin des autres pour vivre. Être indifférent à une situation, quelle qu’elle soit, où qu’elle soit dans le monde, c’est être inconscient. Nous n’avons pas suffisamment anticipé, et nous avons oublié que nous étions tous interconnectés. Notre indifférence les uns aux autres nous saute au visage. « Le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence », observait Elie Wiesel. Ces trois leçons de ce moment sont spirituelles.

Vous semblez vraiment optimiste sur la situation, comment faites-vous ?

Le virus va forcément s’éteindre, et entre-temps la recherche aura progressé. Je ne suis pas optimiste, je suis hyper optimiste ! Car nous avons fait les bons choix au moment où il le fallait. Quand s’est posée la question de préserver l’économie ou la vie humaine, nous avons choisi la seconde contrairement à d’autres. Je pense qu’il faut que des secteurs, et en particulier la production industrielle redémarre avec toutes les précautions possibles, de sorte de ne pas sacrifier notre futur, mais ce qui est un signe d’espérance en notre société, c’est que nous, en France, nous avons fait le choix de la vie. Comme le dit le Deutéronome au chapitre 19 : « Voici je te place devant la vie et la mort, et tu choisiras la vie. » Une société qui choisit la vie se relève toujours.

Propos recueillis par 

Source lepoint