Théorisée par le sociologue britannique David Hirsh, la « formule de Livingstone » est un dispositif rhétorique par lequel celui qui se voit accuser de répandre des stéréotypes antisémites tente d’esquiver l’accusation en lui opposant une contre-accusation de facture complotiste.
Commentant, vendredi, la débâcle des Travaillistes aux élections législatives britanniques, Jean-Luc Mélenchon a voulu voir dans les reproches adressés à Jeremy Corbyn s’agissant de sa complaisance à l’égard de l’antisémitisme qui s’est développé au sein de son parti l’une des causes de sa déroute. « [Corbyn a] passé son temps à se faire insulter et tirer dans le dos [et a] dû subir sans secours la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud. »
Le chef de file de la France insoumise (LFI) concluait son texte sur ces mots : « Retraite à points, Europe allemande et néolibérale, capitalisme vert, génuflexion devant les ukases arrogants des communautaristes du CRIF : c’est non ».
Les propos de Jean-Luc Mélenchon ont fait réagir plusieurs membres du gouvernement, du ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer au secrétaire d’Etat en charge de la jeunesse Gabriel Attal, pour qui ces propos « gravissimes […] sous-entendent l’existence d’un complot juif », en passant par le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, dénonçant des « sous-entendus douteux et [des] préjugés nauséabonds. »
Le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Francis Kalifat, a stigmatisé dans un communiqué des propos « inspirés d’une rhétorique vichyste du complot juif. »
L’essayiste et ancien responsable du Bureau de France 2 à Jérusalem, Charles Enderlin, peu suspect de soutien inconditionnel au CRIF, considère que « la déclaration de Mélenchon sur les lobbys Juifs en Grande-Bretagne et en France est totalement stupide et ne peut que renforcer l’antisémitisme. » Le directeur de Libération, Laurent Joffrin, écrit quant à lui : « Comment qualifier la péroraison corbynienne de Mélenchon autrement que de variation plus ou moins oblique sur le thème du “complot juif” ? »
L’entourage de Jean-Luc Mélenchon a de son côté défendu le leader de LFI en expliquant de manière stupéfiante à l’AFP qu’il avait voulu signifier qu’il ne se laisserait « pas influencer par des lobbys quels qu’ils soient, financiers ou communautaristes » (sic).
L’idée selon laquelle l’accusation d’antisémitisme viserait tous ceux qui s’aviseraient de « critiquer Israël » est largement répandue aux deux extrémités du spectre politique. A l’extrême droite aussi bien que dans de larges fractions de la gauche radicale, beaucoup considèrent que les défenseurs de l’État hébreu seraient parvenus à éliminer la possibilité même de toute discussion par le recours à la diabolisation abusive de leurs contradicteurs, l’accusation infamante d’antisémitisme étant réputée constituer une sorte d’arrêt de mort sociale. Pour le sociologue britannique David Hirsh, de l’Université de Londres, cette antienne relève toutefois d’une logique complotiste.
La « formule de Livingstone »
Dans un chapitre du livre collectif Anti-Zionism and Antisemitism: Past & Present (Academic Studies Press, 2016), le chercheur propose d’appeler « formule de Livingstone » l’attitude de ceux qui, à l’instar de l’ancien maire travailliste de Londres Ken Livingstone, considèrent que l’accusation d’antisémitisme sert avant tout à ceux qui voudraient empêcher la moindre critique des politiques mises en oeuvre par le gouvernement israélien.
La « formule de Livingstone » tient en quatre points :
- Refuser de discuter du contenu qualifié d’antisémite en se concentrant sur les motivations « cachées » d’une telle accusation ;
- Se livrer à une contre-accusation consistant à considérer que celui qui accuse quelqu’un d’antisémitisme, loin de commettre une erreur de jugement de bonne foi, tente en réalité de tromper délibérément le public ;
- Accorder un blanc-seing à toute « critique » d’Israël, même lorsque cette « critique » relève de la démonisation la plus outrancière, par exemple en faisant de l’État d’Israël la source de tout le Mal dans le monde, en le présentant comme plus criminel que l’Allemagne nazie ou encore en lui prêtant un projet de domination planétaire ;
- Accuser ceux qui soulèvent la question de l’antisémitisme de le faire dans le cadre d’un plan secret visant à réduire au silence toute critique visant l’État d’Israël.
La « formule de Livingstone » fonctionne ainsi comme une réponse à l’accusation d’antisémitisme. Elle est un dispositif rhétorique par lequel celui qui se voit accuser de répandre des stéréotypes empruntant au registre de l’antisémitisme classique essaie d’esquiver l’accusation en y opposant une contre-accusation de facture complotiste. Car il ne s’agit pas seulement de reprocher à ceux que l’antisémitisme inquiète de se tromper, mais de le faire intentionnellement, en instrumentalisant cyniquement la « carte » de l’antisémitisme.
Suspendu en 2016 du Parti travailliste pour des propos sur Hitler et le sionisme, Ken Livingstone l’a définitivement quitté l’année dernière. Commentant il y a quelques jours la défaite électorale du Labour, il a déclaré : « L’électorat juif n’a pas été très bénéfique. » On cherchera en vain, dans un tel propos, une quelconque critique de l’État hébreu ou de ses politiques.
« Une diabolisation pleine de haine qui fait écho à l’antisémitisme classique »
Les exemples de la « formule de Livingstone » sont légion au cours des deux dernières décennies. L’ancienne ministre de Tony Blair (1997-2003), Clare Short, en a fourni une récente illustration, le 28 mai 2019, lors d’une interview à Newsnight (BBC), lorsqu’elle a expliqué que le véritable problème n’était pas l’antisémitisme mais l’extension de la définition de l’antisémitisme à toutes les « critiques d’Israël » : « Il y a eu un élargissement de la définition de l’antisémitisme pour inclure les critiques d’Israël, de telle sorte que toute personne qui sympathise avec la détresse des Palestiniens est dite “antisémite”. »
Dans une tribune publiée dans le Guardian, le politiste Alan Johnson estime que Clare Short n’a fait là que contribuer à la propagation d’un mythe empêchant depuis des années le Parti travailliste de s’interroger et de s’attaquer résolument au problème d’antisémitisme qui le ronge.
Johnson rappelle ainsi que le Parti travailliste ne s’est jamais privé de critiquer Israël, sans que cela pose problème. Il rappelle que de telles critiques n’entrent pas dans la définition de travail de l’antisémitisme proposée par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA), adoptée aussi bien par le Parlement européen que par la France cette année et par le Parti travailliste britannique l’année dernière (celle-ci précise notamment que « des critiques à l’égard d’Israël similaires à celles formulées à l’encontre de tout autre pays ne peuvent être considérées comme antisémites ») : « Critiquer l’occupation israélienne de la Cisjordanie, demander son retrait immédiat et la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël n’est pas antisémite. La critique de l’expansion des colonies de peuplement en Cisjordanie ne l’est pas non plus. Il n’est pas non plus antisémite de qualifier de “disproportionnés” les moyens déployés par Israël pour riposter aux roquettes et au terrorisme du Hamas. Pas plus que de souligner les inégalités et les discriminations auxquelles est confrontée la minorité arabe israélienne. »
Aucun adhérent du Parti travailliste n’a en l’occurrence été suspendu pour avoir formulé de telles critiques. « Ce qui provoque une crise au sein du parti n’est pas la “critique d’Israël”, mais une diabolisation pleine de haine qui fait écho à l’antisémitisme classique », poursuit Johnson.
Conspiracy Watch est revenu récemment sur cet « antisionisme » qui, au sein de la gauche anti-libérale, flirte souvent avec l’antisémitisme pur et simple, voire le négationnisme.