Karine Tuil : « Le roman est peut-être le dernier grand espace démocratique »

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Son roman avait passionné notre chroniqueuse littéraire, Anne Bassi. Karine Tuil, dont le dernier roman (et pas le dernier !), « Les choses humaines » (Gallimard) rafle les prix, répond à nos questions. Une œuvre à lire pendant les fêtes !

Karine Tuil, vous avez été sélectionnée à plusieurs reprises pour le prix Goncourt. C’est finalement votre onzième roman « Les choses humaines » qui est couronné par deux prix : le prix Goncourt des lycéens et le prix Interallié. A quoi attribuez-vous ce succès ? La médiatisation de certaines affaires et le mouvement #Metoo donnent-ils un écho particulier à votre récit et comment ? 

Le succès est toujours mystérieux, mais j’ai constaté qu’il y a eu, très tôt, un intérêt pour le livre. On ne sait jamais, en écrivant, ce qui va toucher le lecteur. Quand j’écris, je suis ma première lectrice, je dois être passionnée par mon sujet pour y consacrer deux, trois ans de ma vie.

Je pense que les lecteurs ont apprécié être placés en position de jurés d’assises ; le livre soulève des questionnements éthiques, moraux mais aussi d’ordre social, sans apporter de réponses claires et multiplie les points de vue, si bien qu’il est devenu une matière à débat. Or, on manque de débat contradictoire dans notre société. Le roman est peut-être le dernier grand espace démocratique. Les lycéens m’ont notamment dit qu’ils avaient étudié des extraits du livre en classe, les plaidoiries, par exemple, mais également qu’ils en avaient beaucoup parlé avec leurs proches : parents et amis. Le livre a donc, peut-être, modestement, avec les armes de la littérature, contribué à la libération de la parole qui est en cours depuis MeToo. J’ai commencé à travailler sur ce texte en juin 2016, bien avant MeToo, et j’ai intégré évidemment des éléments de cette révolution que nous étions en train de vivre. Le livre a été publié à un moment où de nouvelles affaires de viols et d’agressions sexuelles ont été révélées publiquement ; il a donc aussi été porté par l’actualité.

Votre livre est inspiré de l’affaire dite « Stanford » révélée en 2015 : un viol commis par un étudiant américain sur une jeune femme. Cette affaire a suscité de nombreuses réactions passionnelles aux États-Unis. Pourquoi avez-vous choisi de consacrer votre livre à ce thème ? Est-ce un choix idéologique ou l’expression de votre sensibilité ?

J’ai eu envie d’écrire sur ce sujet pour plusieurs raisons : je connaissais des personnes qui avaient été agressées sexuellement et qui avaient été très durablement marquées par ce traumatisme qui, parfois, resurgissait après des décennies. Ensuite, j’avais été très choquée par les propos du père de l’accusé qui avait dit au juge que l’on ne pouvait pas détruire la vie de son fils pour « vingt minutes d’action ». C’était d’une violence inouïe pour la victime ! Ces seuls mots justifiaient un livre. A partir de là, dans un premier temps, j’ai voulu raconter l’histoire du point de vue d’une victime mais il y avait déjà de très nombreux livres, des témoignages intéressants. J’ai commencé à m’intéresser au point de vue de l’accusé et de sa famille. D’eux, on ne savait rien. La façon dont ils vivent cet événement. Ce qu’ils pensent. Leur mode de défense. Et puis, à travers ce récit, la question du passage à l’acte se posait : pourquoi, un jour, un être qui a eu un bon parcours est amené à basculer ? Le thème du mal, de la banalité du mal, m’a toujours intéressée.

Le lecteur assiste à l’effondrement de la famille Farel, celle de l’accusé. Vous soulignez la mise à l’index par les médias et insistez sur l’ampleur de la résonnance. Quels messages souhaitez-vous faire passer ? 

Ce livre évoque la chute d’une famille médiatique et influente. Le père, notamment, Jean Farel, grand journaliste politique à la télévision, pense qu’il bénéficie d’une certaine immunité. Mais leur parfaite construction sociale va vaciller sous le coup d’une accusation de viol. Je ne souhaitais faire passer aucun message en particulier. Ce qui m’intéresse quand j’écris, c’est la description d’une réalité sociale. Le romancier est un observateur et un témoin de son temps, rien d’autre. Dans ce livre, je décris l’impact des réseaux sociaux, la façon dont le tribunal médiatique tend à se substituer à la justice, mais c’est à chacun d’y trouver sa propre grille de lecture.

« La hache qui brise la mer gelée en nous »

Votre roman est rythmé par le calendrier judiciaire et le procès. Le lecteur découvre progressivement plusieurs vérités, plusieurs ressentis. Les thèses différentes sont parfaitement défendues par les avocats. Consentement ou contrainte ? Excès ou viol ? La psychologie des personnages est subtilement analysée sans parti pris. Le lecteur peine à se faire une idée et à se positionner. Désiriez-vous l’amener à ne pas céder facilement à ses premiers sentiments et à le confronter à la difficulté de trancher en son âme et conscience ?

Oui, j’aime que le lecteur soit actif et qu’il soit ébranlé dans ses convictions premières. Il est résolument du côté de la victime et puis, tout à coup, par moments, il parvient à se mettre dans la peau de Claire, la mère de l’accusé, ou à ressentir une forme d’empathie pour l’accusé lui-même : il se sent mal à l’aise. Ce sentiment de malaise, je l’ai moi-même ressenti à l’audience. C’est ce que j’attends d’un livre : qu’il soit, comme disait Kafka, « la hache qui brise la mer gelée en nous », que l’on ne soit pas tout à fait le même après l’avoir refermé.

Par ailleurs, la question du point de vue m’intéresse. La mère d’un accusé sera confrontée à un dilemme, elle cherchera à se convaincre de l’innocence de son enfant. Les parents de la victime souffriront de ce déni qui est réel : la plupart des accusés ne veulent pas se percevoir comme des agresseurs car cela entache l’image qu’ils ont d’eux-mêmes.

Le lecteur se retrouve dans la posture de juré d’assises. Deux vérités s’affrontent, le tourmentent et lui font ressentir différentes émotions. Y a -t-il de votre part une projection personnelle ? 

J’ai été très marquée par tous ces procès pour viols auxquels j’ai assisté pendant plus de deux ans. Derrière la vérité judiciaire se dévoile une vérité humaine. Un procès raconte les dysfonctionnements de la société mais révèle aussi les failles de chacun – la vulnérabilité de la condition humaine. En tant que femme, citoyenne, auteure et juriste, en tant que mère aussi, je ne pouvais que me sentir intimement concernée par ces sujets universels.

Propos recueillis par Anne Bassi – Chroniqueuse littéraire Opinion Internationale et présidente de Sachincka

Source opinion-internationale