Barood, magnifique restaurant, bonheur à Jérusalem

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Avant-poste d’une frontière entre quartiers religieux et laïques, cette institution familiale et athée sert une cuisine qui mélange plats juifs, arabes, grecs et anglo-saxons. A sa tête, Daniela Lerer dont les idées politiques, résolument à gauche, imprègnent les murs et les plats du lieu.

Un vendredi soir à Jérusalem. La rue de Jaffa, l’une de ses artères centrales, se vide. Sur les dalles de calcaire striées par les rails du tramway interdit de rouler dès la nuit tombée, des familles entières de Juifs ultraorthodoxes défilent en habits d’apparat ressortis à chaque shabbat. Le centre de Jérusalem n’est plus parcouru que par ces silhouettes identiques et empressées, hormis quelques touristes le nez dans leur guide pour trouver un restaurant encore ouvert, échappant aux prescriptions religieuses.

Dans une cour perpendiculaire, hors du temps et à l’abri des regards, un filet de saxophone be-bop s’échappe d’une enceinte, les tables envahissent la chaussée, les lumières y sont tamisées. On pourrait être en Italie ou à Greenwich Village. On observe les bruyantes tablées familiales à l’intérieur, les couples, dehors et à l’écart, éclairés à la bougie, deux familles palestiniennes dissertant dans un arabe truffé de business english. Une ligne du menu déconcerte parmi les spécialités séfarades : côtelettes BBQ. On complète : «…de porc ?» Sourire entendu du serveur, transgression savourée. «Je sais. Très surprenant. Surtout à Jérusalem.»

Selon le bouche-à-oreille, le Barood serait le dernier vestige d’une Jérusalem quasi disparue. Ni terrestre ni céleste. Ni casher ni halal. Effrontément athée, cosmopolite. Une institution familiale, un repère à intellos «gauchos». Autant dire, dans la Jérusalem moderne, un anachronisme aux jours comptés, doublement menacé par les pressions religieuses et la disparition de ses habitués.Mais ce shabbat au cochon, bercé par les volutes de jazz arrosées d’un Bordeaux souple, n’a rien du dîner promis chez les fantômes.

La patronne, Daniela Lerer, 65 ans, a ouvert l’établissement en 1995. Toute sa vie, elle n’a eu que des «happy jobs» : productrice télé, organisatrice de fêtes, attachée de presse pour des troupes de théâtre. Et puis restauratrice, presque sans le vouloir. Dans les années 90, la cour Feingold (en réalité plutôt une ruelle) abritait une flopée de restaurants à la mode – français, «fusion», japonais – au cœur du triangle d’or de Jérusalem-Ouest. Le quartier doit sa réputation au faste des années sous mandat britannique, quand les Juifs d’Europe ouvraient des cafés viennois où s’attablaient les officiers anglais comme la bourgeoisie arabe. Grâce à ses connexions, Daniela Lerer se voit proposer de reprendre l’une des adresses du coin, qu’elle transforme en bar-restaurant prisé pour ses jam-sessions par les jazzmens locaux.

«A l’abri !»

«Pour comprendre cet endroit, il faut commencer par le nom», décide-t-elle, tirant sur sa cigarette. Barood est la graphie anglaise de l’arabe pour «poudre à canon». Souvenir de jeunesse, quand des bâtiments poussaient aux quatre coins de Jérusalem-Ouest, sur la roche crémeuse des collines qu’il fallait d’abord faire sauter. «Les ouvriers couraient dans la rue, drapeau rouge à la main, criant « baroud ! baroud! » pour dire « à l’abri ! ». Et ensuite, le boum, le ciel blanc et les vitres brisées. Pour moi, ce mot, il est « très Jérusalem ».» Symbole, non pas de violence, mais de la dureté intrinsèque de la ville trois fois millénaire«Tel-Aviv, c’était du sable. Il n’y avait pas besoin de faire tout ça», compare-t-elle.

Outre la musique, ce qui a fait connaître le Barood, ce sont ces mezze séfarades, et notamment les pastelicos, feuilletés de viande aux pignons préparés selon la recette ancestrale de sa mère. «Tous les bouquins sur la cuisine de Jérusalem ont un chapitre dessus», assure Daniela Lerer. Au fil des ans, la carte s’étoffe d’autres spécialités familiales, des boyicos (biscuits aux fromages) aux divers riz pilaf et boulettes, puisés dans l’héritage judéo-espagnol des Lerer, séfarades installés de très longue date à Jérusalem, bien avant la création d’Israël.

Aujourd’hui, le chef en cuisine est le fils de Daniela («il cuisine mieux que ma mère, il fait les sauces à la française, demi-glace !») mais c’est toujours elle qui assemble les pastelicos. Chaque jour, en écoutant Billie Holiday, assise à «sa» table juste à l’entrée. «Je les prépare sans regarder, faut avoir la main pour ça. Mais honnêtement, ça ne vaut pas le coup de faire un article sur les pastelicos, il y en a déjà des dizaines.» Ils sont tous compilés dans des classeurs au-dessus du bar, à côté de l’impressionnante collection de liqueurs balkaniques.

La patronne, bavarde, a l’enthousiasme teinté de nostalgie. Elle désigne la ruelle. «Tous les restaurants ont fermé. Je suis la dernière. Jérusalem a changé. C’est devenu trop religieux. Trop pauvre aussi.» Contrairement à ceux qui pensent vivre aujourd’hui l’âge d’or d’une «cuisine israélienne» surmarketée et mondialisée, elle dénonce un appauvrissement gastronomique lié à une boulimie d’appropriation culturelle. Les chefs actuels «croient cuisiner mais, en vérité, ils jouent. De mon temps, peut-être qu’on ne savait pas ce qu’était un ceviche ou un carpaccio, mais on mettait de la culture dans l’assiette. Même les recettes qui ne sont pas séfarades dans notre menu, on les a apprises auprès des gens dont c’était la tradition, que ce soit le « makloubeh«  [le « plat renversé » palestinien] ou le « kugel » ashkénaze [cake sucré ou salé]… Quitte à les refaire à notre manière ensuite, mais en sachant d’où ça venait.»

Authenticité

Daniela Lerer en convient, le menu du Barood est «déroutant». Alignant, à côté des plats juifs et arabes, des classiques de la cuisine grecque (le stifado), italienne (l’osso buco) et gastropub (le hachis façon shepherd’s pie, les côtelettes texanes). «C’est moi, mon histoire. Chaque recette, c’est un ami cher qui me l’a donnée…» Tout comme la déco du restaurant, aux airs de pub irlandais téléporté au Moyen-Orient, avec son store Guinness déployé au-dessus d’une arche en fer forgé et son bric-à-brac de bibelots et de cadeaux d’habitués (photos dédicacées, aquarelles humoristiques, collection de tire-bouchons). Ni cohérence ni bon goût, mais une chaleur et une authenticité indéniable.

La sirène du début du shabbat retentit. Il y a un an, plusieurs dizaines de haredim (littéralement «craignant Dieu») sont venus dans la cour manifester contre le dernier restaurant du quartier encore ouvert à ces heures de repos sacré. Lerer préfère en rire : «Ça n’a pas duré. Les journalistes en ont parlé et à partir de là, des laïcs de tout le pays sont venus dîner à chaque shabbat pour les embêter. Finalement, ils m’ont fait beaucoup de bien.»

Le Barood est le dernier avant-poste d’une frontière invisible, entre les quartiers religieux et l’une des dernières enclaves laïques du centre de Jérusalem, avec sa poignée de restaurants non-casher et de bars gays. Dans des temps bien pires, ceux de la Seconde intifada (2000-2005), le Barood faisait déjà de la résistance. «Personne ne venait, j’allais ouvrir en marchant sur les clous de la dernière bombe… La police et ma famille m’imploraient de fermer.» Sa gorge se noue. «Ma sœur m’appelait à chaque fois qu’il y avait un attentat pour vérifier si j’allais bien. Puis un jour, il y a eu un colis piégé dans la cafétéria de l’université hébraïque. Ma sœur était assise sur la bombe.»

Daniela Lerer n’en a pas pour autant changé ses valeurs, résolument à gauche. L’un de ses serveurs est palestinien, «pas du tout commun à Jérusalem» souligne-t-elle. La députée Tamar Zandberg, figure du Meretz, le parti du camp de la paix, a célébré son mariage au Barood. «Ce lieu, c’est une façon de vivre. Il ne me rapporte pas vraiment d’argent. La nourriture, la musique, les fleurs dans la cour, la politique : tout est important. C’est un refuge pour les « shafuyim« .» Les «sains d’esprit», en hébreu.

Ni patriote ni croyante dans cette ville où l’on tue au nom de l’antériorité de ses ancêtres, elle se dit jalouse de «ceux qui n’ont pas de racines» «Les miennes sont profondes à Jérusalem – ce n’est pas de la vantardise, c’est un fait – mais ça ne rend pas libre.» Elle idéalise la rehov Yaffo de ses jeunes années. «C’était comme l’Europe, avec des cinémas et des magasins de chaussures italiennes», aujourd’hui disparus (Oui, elle idéalise, à cette époque rehov Yaffo ressemblait surtout à un énorme bazar, mais alors rien à voir avec l’Europe!!!). On dit que le tramway, mis en service en 2011, a revitalisé le quartier. Elle fait la moue. «Ça a surtout amené ces gens qui viennent des endroits qui n’étaient pas à nous avant [son euphémisme pour les colonies de la banlieue de Jérusalem]. Et ces gens ne sont pas mes clients.» Et d’ajouter, dans un rire jaune : «Vous savez, mes habitués, ils ont déménagé à Tel-Aviv ou Givat Shaul», le grand cimetière de Jérusalem-Ouest. La blague fait mouche, mais la réalité contredit le lamento. Le vendredi soir, pour dîner au Barood, mieux vaut réserver.

Source libération