Attaque au couteau : le spectre d’un radicalisé de l’intérieur ébranle la Préfecture de police

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Le Parquet antiterroriste s’est saisi de l’enquête sur le meurtre, jeudi, de quatre fonctionnaires par un agent de la direction du renseignement. Les soupçons d’attentat ont été renforcés par les premières investigations.

Après vingt-quatre heures d’hésitations, le Parquet national antiterroriste (PNAT) a finalement décidé, vendredi 4 octobre, de se saisir de l’attaque au couteau qui a eu lieu, jeudi 3 octobre, au sein de la Préfecture de police (PP) de Paris, causant la mort de quatre fonctionnaires et en blessant plusieurs autres. L’annonce a eu l’effet d’une déflagration au sein de la maison police, tant ce scénario paraissait inimaginable dans une institution aussi imposante que la PP, qui plus est de la part d’un agent de sa direction du renseignement (DRPP) réputée pour son expertise et son goût du secret.

Vendredi 4 octobre, le PNAT a donc repris l’enquête de flagrance diligentée initialement par le parquet de Paris sous les qualifications « d’assassinat sur personne dépositaire de l’autorité publique en relation avec une entreprise terroriste »« tentative d’assassinat sur personne dépositaire de l’autorité publique en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteurs terroriste criminelle ». Les investigations ont été confiées à la brigade criminelle de Paris, la sous-direction antiterroriste de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Plusieurs éléments ont conduit les enquêteurs à écarter progressivement la piste d’un coup de folie de l’assaillant pour finalement accréditer l’hypothèse de l’attentat terroriste. La violence et la détermination de son parcours meurtrier d’abord : une des victimes a été égorgée. L’auteur de la tuerie, Mickaël Harpon, 45 ans, tué à l’issue du drame, a également envoyé des SMS troublants à sa compagne dans l’heure précédant les faits, selon plusieurs sources. Des SMS à très forte connotation religieuse, retrouvés dans le téléphone de la jeune femme, âgée de 38 ans.

Thèse d’un acte djihadiste prémédité

L’autre élément déterminant concerne l’environnement du tueur qui exerçait comme informaticien à la DRPP. Des personnes appartenant clairement à la mouvance salafiste ont été identifiées dans son entourage. Converti à l’islam depuis au moins dix-huit mois, Mickaël Harpon fréquentait notamment très régulièrement la mosquée de La Fauconnière près de chez lui, à Gonesse (Val-d’Oise). Or, selon nos informations, ce lieu de culte était connu pour abriter les prêches d’un jeune imam salafiste d’origine marocaine très controversé. L’homme avait même failli être expulsé par les autorités par le passé.

Comme c’est souvent le cas, cet imam avait été recruté par le président de la mosquée, soucieux d’attirer dans ses murs un public jeune et nombreux. Le salafisme étant en vogue dans le quartier défavorisé voisin, il s’agissait, au passage et de façon moins avouée, de remplir les caisses de l’association grâce aux dons. Mickaël Harpon fréquentait également une association musulmane antillaise – il est originaire de Martinique – connue pour son prosélytisme salafiste outre-mer et dans le Val-d’Oise.

Les déclarations de la femme de Mickaël Harpon, placée en garde à vue le 3 octobre, ont aussi poussé les investigations vers la thèse d’un acte djihadiste prémédité. Ses auditions ont permis de confirmer que son conjoint, en poste à la PP depuis plus de quinze ans, avait acheté un couteau à proximité de son lieu de travail pour commettre ses crimes, le matin même de l’attentat, a pu recouper Le Monde. Un couteau qui n’était toutefois pas en céramique, ont démenti plusieurs sources. La veille, la jeune femme avait par ailleurs été intriguée par son comportement inhabituel, et une forme de crise mystique. Un témoignage qui recoupe celui d’un voisin du couple, parent de deux enfants, mais qui doit encore être approfondi, selon nos informations. Un frère et une sœur de Mickaël Harpon ont également été entendus comme témoins.

Habilité secret-défense

Les investigations doivent également se poursuivre afin de comprendre comment un agent administratif habilité secret-défense, justement spécialiste du recueil d’informations sur la radicalisation djihadiste, a pu lui-même basculer sans jamais être entravé par sa hiérarchie. C’est l’aspect le plus sensible de l’enquête aujourd’hui. D’autant que la DRPP s’est toujours targuée d’une extrême efficacité en matière de détection des « signaux faibles » de radicalisation. Et ce, grâce à un système unique en son genre, intégrant, au sein d’une même unité, renseignement territorial et suivi des profils terroristes du « haut du spectre ».

De nombreux fonctionnaires de la PP ont été entendus ces dernières quarante-huit heures. Chacun a pu livrer sa version sur Mickaël Harpon. Mais rien n’est clairement établi à ce stade, sur procès-verbal, concernant les indices de radicalisation qui auraient pu être remarqués par les uns ou les autres en amont de l’attentat, précise au Monde une source proche du dossier. Seul un fonctionnaire a clairement décrit des signes inquiétants bien avant le drame. C’est d’ailleurs ce témoignage qui a en partie fait basculer l’enquête et amené la saisine du PNAT.

Le fonctionnaire évoque notamment un incident en 2015, après l’attaque contre Charlie Hebdo, à propos de laquelle Mickaël Harpon aurait dit qu’il « comprenait les auteurs » de l’attentat. Cet échange aurait amené plusieurs policiers à se regrouper pour faire un signalement auprès de leur hiérarchie. Celui-ci est-il bien remonté ? Des vérifications ont déjà été effectuées dans le dossier administratif du tueur de la PP, et il n’y en aurait aucune trace… Pourquoi ? Le témoignage du fonctionnaire est-il fiable ? Tels sont les enjeux des investigations actuelles au cours desquelles les langues pourraient se délier à la PP.

Interrogés, plusieurs fonctionnaires ont par ailleurs évoqué la forte frustration professionnelle que nourrissait Mickaël Harpon à cause de sa surdité – dont souffrait aussi son épouse –, qui l’empêchait d’évoluer comme il l’aurait souhaité. L’auteur de l’attentat avait un parcours administratif émaillé par plusieurs incidents, selon nos informations. Malgré sa personnalité renfermée, ses collègues ont néanmoins décrit un personnage bien intégré au service.

Le terrorisme, relégué au second plan

La Préfecture de police a connu plusieurs changements importants à sa tête depuis 2017 : soit peu ou prou la période à partir de laquelle Mickaël Harpon est suspecté d’avoir intensifié sa pratique de l’islam. Cette instabilité a-t-elle pu freiner son repérage ? L’ex-patron de la DRPP, René Bailly, a fait valoir ses droits à la retraite au printemps 2017 après huit années de service. Il a été remplacé par une ancienne de la DGSIFrançoise Bilancini. Selon nos informations, le patron de la lutte antiterroriste à la DRPP a également quitté ses fonctions, il y a douze mois. Sans compter le changement du préfet lui-même. Après de longs mois d’incertitude, Michel Delpuech a été éjecté en mars, au profit de Didier Lallement.

Une période marquée par l’irruption des questions de maintien de l’ordre en raison du mouvement des « gilets jaunes », ce qui a relégué de facto le terrorisme au second plan des préoccupations. Y a-t-il pu avoir, dès lors, un relâchement sur le terrain en matière de suivi de la radicalisation, comme l’évoque une source bien informée du Val-d’Oise ? Malgré la présence de son imam salafiste, la mosquée de La Fauconnière n’était néanmoins pas considérée comme un lieu particulièrement à risque au regard de la banalisation du salafisme en banlieue parisienne. Aucun réseau, aucune cellule dormante n’y étaient suivis, assure-t-on au Monde.

Comment un « collègue » a-t-il pu faire cela ?, s’estomaquaient malgré tout, en fin de semaine, de nombreux fonctionnaires traumatisés de la PP. Sur les ondes radio, beaucoup redoutaient l’impact de ce nouvel attentat sur la profession, le comparant d’ores et déjà – en pire – au séisme qui avait suivi l’attentat de Magnanville (Yvelines), en juin 2016, revendiqué par l’organisation Etat islamique (EI). Un policier et sa femme qui travaillaient dans un commissariat de banlieue parisienne avaient alors été sauvagement assassinés à coups de couteau à leur domicile, en présence de leur enfant. « Il y a déjà un puissant sentiment de vulnérabilité dans les rangs de la police, mais le fait que ça soit au sein de la Préfecture, le dernier endroit où vous pensez que ça peut arriver, c’est terrible », souffle un haut gradé.

A l’exception de sa souffrance liée à son handicap, on sait néanmoins peu de choses encore sur Mickaël Harpon. Son compte Facebook ne révèle que peu d’éléments. Derrière un pseudonyme, « Miko Noparh », le compte a moins de trente amis et n’a publié depuis sa création qu’une douzaine de messages, pour la plupart anodins : vidéos humoristiques, annonce de table à langer à vendre, etc. Le dernier date du 1er juillet. L’image de profil, quant à elle, date de 2018 : elle montre la silhouette de deux enfants à Salou, une station balnéaire espagnole.

Handicap

Sur ce compte, Mickaël Harpon fait explicitement référence à son handicap. En surtitre, il est écrit : « deaf power », référence directe au « Black Power » des Noirs américains et leur combat pour l’égalité des droits. Avant 2016, apparaissent plusieurs vidéos concernant les difficultés des sourds et malentendants. Au fil du temps, émerge aussi nettement l’intérêt de l’auteur pour l’islam. Le fonctionnaire suivait ainsi une page contenant des prières et des textes pieux. Plusieurs partages de vidéos concernent par ailleurs la Syrie, la Palestine, ou la répression de la minorité musulmane des Rohingya en Birmanie.

Fallait-il pour autant y lire les prémices d’une radicalisation problématique ? De même, faut-il voir un lien entre le passage à l’acte du policier et le récent appel au meurtre du chef de l’EI, Abou Bakr Al-Baghdadi ? Le 16 septembre, le djihadiste, qui ne s’était pas exprimé depuis le printemps, a diffusé un message audio sur Telegram dans lequel il appelle à secourir les djihadistes en prison et les familles vivant dans des camps en Syrie et en Irak. « N’hésitez pas à les sauver en brisant leur siège par la force et à traquer leurs bouchers parmi les enquêteurs et les juges », déclare-t-il notamment.

Samedi 5 octobre au matin, aucune revendication au nom de l’EI ou d’Al-Qaida n’était encore intervenue. Plusieurs supports informatiques saisis au domicile de Mickaël Harpon lors de sa perquisition étaient en revanche toujours en cours d’exploitation. Le procureur de la république Jean-François Ricard, nouveau patron du parquet national antiterroriste doit s’exprimer, à 16h, lors d’une conférence de presse.

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Source lemonde