Berlin 1933, que savait la presse?

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Daniel Schneidermann a mené une enquête, minutieuse et passionnante, sur la presse internationale face à Hitler. Il a publié un livre accusateur sur la désinvolture de ces journalistes qui faisaient mine de ne pas voir.

Daniel Schneidermann, qui fut journaliste au Monde et qui anime le site Arrêt sur images, choisit une écriture enlevée, s’impliquant personnellement dans cette recherche de la vérité (comme lorsqu’il cite les commentaires fatalistes de sa mère ou qu’il explique ses méthodes de travail, le cheminement de sa recherche, sa lecture de la presse sur les sites de Gallica  ou de celui du New York Times dont les archives numérisées remontent à… 1856). Si le résultat est un document fouillé de première importance, le style employé facilite grandement la lecture. Ce livre, malgré son sujet tragique, fait partie de ceux qu’on a plaisir à retrouver lorsque l’on a devant soi un moment de lecture.

L’auteur ne cache pas que l’arrivée de Donald Trump au pouvoir aux Etats-Unis, alors même que personne dans les médias n’y croyait, a déclenché son envie de creuser ce que fut l’attitude de la presse internationale, mais surtout américaine, face à l’ascension de l’excité de Munich. Si les observateurs avaient été clairvoyants, s’ils avaient voulu voir, peut-être que le cours de l’histoire aurait été différent. Et qu’on aurait pu « arrêter le train fou ». C’est tout l’intérêt de cette étude qui affirme haut et fort que jamais on en parlera assez (et de citer Jean Ferrat : « je twisterais les mots s’il fallait les twister »).

Il balaye la période d’avant-guerre, mais comme le titre de son ouvrage l’indique, il s’intéresse aux toutes premières années. Et l’on est étonné du nombre de faits gravissimes qui se produisent en Allemagne dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, dès le lendemain du 30 janvier. Des Allemands ont disparu dans des camps qui ont ouvert en mars 1933 : en réalité, « le déni de la ‘solution finale’  a commencé dès l’hiver 1933 ». Des Juifs fuient l’Allemagne. Un correspondant du New York Times visite Dachau en avril 1933. Les correspondants de presse ont raconté, plus tard, les horreurs dont ils avaient eu connaissance mais dont ils n’ont pas parlé dans leurs articles, mesurés, banalisant les drames qui se produisaient quasiment sous leurs yeux, reproduisant la propagande selon laquelle les internés étaient là pour leur propre protection. Par ailleurs, ils ne cherchent pas à se coltiner la réalité, restent à Berlin où ont lieu les points de presse officiels et ne vont pas dans l’Allemagne profonde. Ils bénéficient le plus souvent de privilèges (demeures somptueuses), lieux de rencontres dans une ambiance sympathique. Puis le pouvoir les bichonne : à partir de 1939, ils ont droit à une double ration de viande, de pain et de beurre !

Bien sûr, ils pouvaient craindre que des informations trop détaillées condamnent leur informateur. Ils redoutaient sans nul doute la censure implacable et l’expulsion (ce sera rarement le cas : Edgar Mowrer, du Chicago Daily News, est expulsé pour propos antinazis et tentative de convaincre ses confrères). Certains prétendront qu’il fallait lire entre les lignes. Mais, manifestement, beaucoup ne s’inquiétaient pas outre mesure des humiliations et violences que subissaient les Juifs en Allemagne. Pire, ils semblaient considérer qu’il s’agissait là d’exactions marginales que le pouvoir nazi ne souhaitait pas et qu’il saurait y mettre le holà. De même qu’Hitler était souvent présenté comme dépassé par ses lieutenants agissant cruellement contre sa volonté. Ou contraint par les exigences de la base, le peuple plus nazi que les Nazis.

La propagande nazie justifie alors les persécutions à l’encontre des Juifs par le fait que des mouvements juifs, aux États-Unis principalement, les dénoncent. Les dignitaires nazis lisent attentivement la presse étrangère et, au cours des années 30, manœuvrent autant qu’ils le peuvent pour que leur politique ne soit pas critiquée. Et de fait, cette presse étrangère, lorsqu’elle traitait des violences subies par les Juifs en Allemagne (humiliations publiques, lynchages de rue, antisémitisme légal, pancartes Jude, Allemande « aryenne » crâne rasé et exhibée, pour avoir eu des rapports avec un Juif), les informations étaient traitées en brèves, reléguées en pages intérieures.

Il ne s’agit jamais de venir en aide aux persécutés, on préfère fermer les portes à la misère du monde. Selon un historien américain, Peter Novick, il existe un « antisémitisme des officiels américains en poste en Europe ». Des chroniqueurs cherchent à tous prix à « arrimer fermement l’Allemagne nazie au camp des démocraties occidentales ». Les USA s’inquiétaient davantage du communisme que du fascisme. On apprend ainsi que la fille de l’ambassadeur américain, en 1933, a une liaison avec le directeur de la Gestapo, qui n’a pas encore montré tout ce dont elle est capable, mais tout de même ! Les correspondants occidentaux d’ailleurs recevaient à leur table ce même directeur. Roosevelt tardera longtemps avant de se préoccuper des persécutions et lorsqu’il le fera il ne sera pas question de parler de « Juifs » mais de « réfugiés ». Au printemps 1939, après la Nuit de Cristal, le Saint-Louis, avec 900 personnes à bord, tentera d’accoster aux États-Unis. En vain, sous prétexte de quotas atteints, il fut refoulé et dût retourner en Europe : 254 passagers mourront dans les camps d’extermination.

Selon des pratiques que l’on connaît encore aujourd’hui, les statistiques sur le nombre de réfugiés arrivés aux États-Unis étaient manipulées : ainsi un secrétaire d’État affirma que 580.000 réfugiés ont été admis depuis 1932, ce qui était faux (le chiffre exact était inférieur de moitié). Par ailleurs, les Alliés surent en juillet 1942 de façon certaine que les Nazis avaient entrepris l’extermination des Juifs d’Europe et l’on connaît l’attitude qui fut la leur : ne rien faire pour empêcher des convois ferroviaires transportant des êtres humains à la mort, mais régler le problème « tout simplement » en gagnant la guerre. En 1942, les organisations juives américaines furent même un temps incitées à ne pas révéler ce qu’elles savaient du génocide en cours.

Daniel Schneidermann n’a justement pas voulu étudier la situation après 1942, car selon lui, et à juste titre, tout cela est assez documenté : « les gouvernements alliés n’ont pas voulu savoir que l’extermination industrielle était en marche ». Même en 1939, la déportation des Juifs autrichiens, après l’Anschluss, exposés à une mort certaine, est annoncée « sans émotion apparente, sans éditorial enflammé » (1). En 1941, le New York Times écrira que « l’Allemagne envisage, en définitive, d’expulser tous les Juifs du Reich », sans que personne ne s’en offusque outre mesure. Pourtant, le patron du Times était juif mais ne voulait pas, peut-être, donner des armes à la presse de Goebbels qui affirmait qu’ils étaient « tous solidaires ». Des consignes de la direction seront données aux journalistes du grand quotidien pour banaliser la persécution antisémite.

Dans ce voyage infernal, Daniel Schneidermann convoque des auteurs français : Daniel Guérin (anarcho-communiste qui sillonne l’Allemagne en 1932 puis en 1933 : bien plus clairvoyant que les journalistes), Joseph Kessel, Roger Vailland. Les frères Tharaud, de Paris-Soir, vont en Pologne et expliquent les pogroms par le fait que, tout de même, les Juifs sont intelligents, travailleurs, et que c’est pour cela que les Polonais, indolents, peu doués, s’en prennent au ghetto ! Ils écriront : « La haine innée de l’Allemand pour le juif est assez comparable à celle de l’Américain pour le nègre ». La presse bourgeoise, comme aujourd’hui, est détenue par des magnats (du parfum ou du textile, à l’époque) : ils ne veulent pas de guerre, et sont tout disposés à fermer les yeux sur les crimes d’Hitler. Ce qui compte c’est le business, et leurs journaux sont (comme aujourd’hui) « un instrument d’influence », écrit Daniel Schneidermann.

L’auteur est presque gêné de devoir reconnaître que L’Humanité, malgré « une langue de propagande, une langue de bois », lui apparaît « comme celle qui sonne le plus juste – la plus clairvoyante, la plus efficace pour dire la folie montante de l’hitlérisme ». Dénonciations « polluées par la complaisance sur les premières atrocités staliniennes ».

Au terme de cette « expédition », l’animateur d’Arrêt sur images se souvient qu’en 2017, même parmi ses proches, certains défendaient l’idée qu’on n’échapperait pas aux Le Pen : autant en finir une fois pour toutes.  L’argument était que Marine Le Pen ne pourrait pas appliquer son programme (face à la presse, la justice, les contre-pouvoirs). Comme jadis, le programme infâme « va s’assagir », « il va renoncer à toutes ses folies », comme jadis, « une incapacité à concevoir l’inimaginable ».

Il cite Jean Améry, résistant, déporté à Auschwitz, et son beau texte dans lequel il évoque l’intellectuel dans les camps, qui « se révoltait face à l’impuissance de la pensée, car au début il s’en remettait encore à cette sagesse folle et rebelle selon laquelle « ce qui n’a pas le droit d’exister ne saurait exister ». Mais au début seulement ».

(1) Daniel Schneidermann, à propos de l’entrée des troupes d’Hitler en Autriche, le 12 mars 1938, évoque les milliers de Juifs qui se sont suicidés. Ceux qui ne sont pas déportés tentent de fuir mais les frontières se ferment. Les dirigeants occidentaux et la presse des « démocraties » n’ont rien dit. L’écrivain Eric Vuillard a raconté cet épisode tragique dans L’ordre du jour (Actes Sud, 2017) : juste avant l’Anschluss, il y aurait eu 1700 suicides en une semaine en Autriche. Une fois les Allemands dans la place, il sera interdit d’évoquer des suicides mais ils seront en grand nombre. Walter Benjamin a écrit à une amie que le gaz fut carrément coupé aux Juifs de Vienne, car ils se suicidaient le plus souvent au gaz, et mouraient donc après en avoir consommé une grosse quantité sans pour autant pouvoir payer la facture. Il est possible que ce soit de la part de Benjamin une forme d’humour noir. « Lorsque l’humour incline à tant de noirceur, il dit la vérité», commente Vuillard qui ajoute qu’il ne s’agissait pas de morts individuelles : « leur douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d’un autre ».

Berlin 1933, Le Seuil, 444 p., 2018.

Source blogs.mediapart.fr/yves-faucoup