Ce matin, j’ai une bonne nouvelle à annoncer à notre confrère, l’académicien Alain Finkielkraut, producteur de l’émission Répliques. Je souhaite l’informer que l’essayiste Paul Berman vient de publier sur le site Tablet, sous le titre « An enemy of the people« , un long plaidoyer en sa faveur.
On connaît Paul Berman en France où deux de ses essais ont paru dans notre langue, Les habits neufs de la Terreur (une méditation sur le terrorisme islamiste) et Cours plus vite, camarade (une histoire intellectuelle de la génération de 68 en Europe, à laquelle il appartient lui-même). Quant à Tablet, c’est le principal site intellectuel juif aux Etats-Unis.
Ce qui provoque la montée au créneau de Paul Berman, c’est d’avoir visionné la vidéo où l’on voit Alain Finkielkraut se faire agresser verbalement en pleine rue par des Gilets Jaunes qui lui crient « elle est à nous la France » et « sale sioniste, retourne en Israël ». C’est d’autant plus atterrant, écrit Berman, que Finkielkraut a été l’un des rares intellectuels français à soutenir ce mouvement ; et que, s’il a constamment soutenu le droit à l’existence d’Israël, il a toujours sévèrement critiqué les implantations dans les territoires occupés.
Emile Zola a dit que l’antisémitisme était une imbécilité. Dans le cas des injures adressées ce jour-là à Finkielkraut, il entrait plusieurs sortes de bêtise antisémite. Un antisémitisme de gauche, mêlant une protestation socio-économique au racisme. Un antisémitisme populiste (« le peuple » contre les Juifs). Un antisémitisme islamiste (le plus véhément des agresseurs appartenait manifestement à cette mouvance).
Juger un homme de lettres en tant « qu’ennemi du peuple » ?
Mais l’essentiel est ailleurs. Pèse sur Alain Finkielkraut le soupçon de nourrir de sombres pensées réactionnaires, écrit Berman. Or, des écrivains tels que Michel Houellebecq, Pascal Bruckner ou Georges Bensoussan savent d’expérience que de tels soupçons peuvent dorénavant vous conduire devant les tribunaux. Je cite Berman « la multiplication de ces procès renforce en France l’impression que la vie intellectuelle se tient au bord de l’inadmissible, que la littérature est voisine du crime et que, certainement, certains de ces intellectuels sont des ennemis du peuple et devraient être punis. » Dans les médias intellectuels « il est parfois assumé qu’une gigantesque bataille idéologique entre progressistes et réactionnaires constitue la vérité ultime de la vie intellectuelle », poursuit Berman.
On reproche à Finkielkraut, enfant de 68, d’avoir « dérivé vers la droite ». Dans son dernier livre, le gauchiste israélien Shlomo Sand écrit de Finkielkraut « en vérité, ce n’est pas encore le fascisme »… Cela a dû faire un drôle d’effet à un écrivain qui a pu contempler le numéro tatoué par les SS sur le bras de son père et dont les grands-parents ont disparu à Auschwitz…
Finkielkraut l’a dit et répété : s’il se sentait des sympathies pour la droite politique, il n’en ferait pas mystère. Mais quel sens cela a-t-il de vouloir rendre compte de son œuvre avec cet unique critère ? Lorsqu’il traite des relations érotiques hommes/femmes en littérature, des romans de Milan Kundera, ou des intrigues de Pilipp Roth, est-il de gauche ou de droite ? Le président Macron s’est indigné de l’agression dont Finkielkraut a été victime en le qualifiant « d’homme de lettres ». Et c’est bien vu : il s’agit d’un homme de lettres, pas d’un idéologue, ni d’un politicien.
En tous cas, si être de gauche, en France, c’est persister à considérer que les maux sociaux peuvent être traités parce qu’ils ont leurs origines dans l’histoire et non dans la nature humaine, si être de gauche, en France, c’est préférer l’histoire de la Révolution de 1789 selon Michelet à celle de Burke, pas de doute, Finkielkraut est resté à gauche. Mais ce n’est pas l’essentiel. Il faut remonter à l’affaire Dreyfus pour comprendre l’originalité de l’œuvre de Finkielkraut.
Finkielkraut, fils spirituel de Charles Péguy entend bien voir ce qu’il voit et dire ce qu’il a vu…
Face au capitaine Dreyfus, il y avait quatre positions. Celle de la droite consistait à refuser les preuves et les faits, au nom de l’instinct patriotique. L’amour de l’armée, qui défendait le sol et le sang de la patrie, devait primer sur toute autre considération. Celle des marxistes, et en particulier de Karl Liebknecht, était de considérer qu’il s’agissait d’une affaire entre bourgeois. La quête de la vérité était ramenée par eux à une politique des identités sociales. Les prolétaires avaient raison, les bourgeois tort. La gauche républicaine, avec Zola, appelait à s’en tenir aux faits ; à faire preuve de logique et de rationalité.
Mais il y avait une quatrième position, celle de Péguy. Péguy reconnaissait l’innocence de Dreyfus, mais ne s’identifiait pas au rationalisme cérébral de Zola et de ses amis. Son culte des émotions, son patriotisme mystique le rapprochaient de la droite, mais ce même amour de la légende française en a fait un dreyfusard.
Finkielkraut est l’héritier de Péguy, auquel il a consacré un livre. Les intellectuels de gauche patentés, en France, sont « congelés dans une idéologie qui remonte au marxisme des années 1890 » : elle a substitué à la contradiction exploiteurs/exploités, la nouvelle version « Européens blancs »/ personnes venues du tiers-monde. Alain Finkielkraut, fidèle à Péguy, dit que les véritables victimes des crimes racistes dans la France d’aujourd’hui, ce sont encore des Juifs. Et non pas les musulmans, comme tant d’intellectuels de gauche aimeraient le faire croire. Et c’est justement cela qu’on lui reproche.