A l’église de la Madeleine, saint Johnny, 13ème apôtre

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Depuis la mort du chanteur, tous les 9 du mois, l’église de la Madeleine, à Paris, fait salle comble. Bikers et fans y reprennent les standards de l’idole rendus catho-compatibles.

Combien sont-ils, alignés sur des chaises en bois, dans cette monumentale église bondée ? Le sacristain a l’œil : « 850 personnes. » Pensez ! Ni à Noël ni à Pâques la messe à la Madeleine, à Paris, ne fait nef comble à ce point. Le miracle, c’est Johnny Hallyday qui l’accomplit. Il le réitère même tous les 9 du mois depuis ses obsèques, en décembre 2017, avec l’aide providentielle du curé de la paroisse, d’un missionnaire breton auteur de chansons, de l’organiste et d’un chantre à voix de stentor.

Pour pénétrer backstage, explorer les coulisses du miracle, ce samedi 9 février, il faut arriver dès l’ouverture de l’édifice aux allures de temple grec, dans le 8e arrondissement parisien. Remonter prestement l’allée centrale pour retenir une place au pied des marches en marbre qui montent vers l’autel. C’est là que, trois heures avant la célébration de mi-journée, les fans toujours endeuillés se retrouvent, exhibent pour la millième fois leurs reliques, le billet du concert grenoblois de 1975 ou la photo dédicacée sous pochette plastique, puis installent de grands portraits du rockeur devant lesquels ils ­sacrifient au rituel du selfie.

Le cuir des blousons a vieilli, les catogans ont viré au gris. Ils sont proches en âge de feu leur idole septuagénaire mais pas plus que lui grenouilles de bénitier. « Johnny, il ne croyait pas à ça, même s’il respectait. Il croyait aux bécanes et à la bagarre ! Franchement, on ne pensait pas qu’on viendrait dans une église lui rendre hommage Mais on le suit. » Dixit « Joëlle et Manu », fratrie sexagénaire portant tous les stigmates de la passion hallydienne – clous, cuir, bijoux, tatouages. Leur voisin de travée, Laurent Lefort, un agent de sécurité en longue maladie « sauvé » par Johnny (« Sans lui, à l’hôpital, je me serais laissé dépérir »), se souvient même qu’en 1970 le boss « était passé proche de l’excommunication avec sa chanson Jésus-Christ ».

Tintement de cloche. Silence. Chant puis lecture de saint Paul aux Hébreux. Pas de doute, c’est bien une messe. Sauf que la bande-son est signée Johnny. Les paroles, elles, ont été revues et corrigées par la sainte Eglise catholique. Sur l’air du Requiem pour un fou, l’assemblée chante « Seigneur mon Dieu, je viens vers toi ». Sur celui du Pénitentier« Oui le seigneur est mon berger/Rien ne saurait me manquer ». Et ainsi de suite jusqu’au grand finale, le Que je t’aime dispensé par un ténor. « Quand l’ange entre chez toi/Et te dit : Réjouis-toi !/Voici tu enfan­teras/Le Christ roi des rois ». Des bras oscillent en rythme, des larmes coulent. Pas vraiment le Stade de France, mais une drôle de célébration, tout de même.

Bouche-à-oreille

De bout en bout, deux rockeurs se tiennent stoïques en contrebas du chœur, à l’emplacement qui fut celui du cercueil lors des obsèques. L’un d’eux, jeune sosie à banane, s’en va sur les côtés dispenser « la paix du Christ » à quelques paroissiens, telle une star flattant son public.

« On a bricolé au fur et à mesure, assume le curé de la paroisse, le père Bruno Horaist. Ça fait un peu “saint Johnny”, je sais. Tout le monde se fiche de moi » Au calme, l’ecclésiastique non dénué d’humour remonte le fil des derniers mois, plutôt surprenants. A commencer par la messe d’enterrement de la star, le 9 décembre 2017. « Quand les portes s’entrebâillent, se souvient le père Horaist, on découvre cette foule phénoménale ! C’est le rush pour entrer et ne plus rien voir du tout, simplement photographier des gerbes de fleurs. Je me suis dit que ce n’était pas juste. » Il ouvre un premier registre. Suivi de 43 autres, couverts de cœurs.

Qu’est-ce qu’un prêtre aurait de plus à offrir ? Une messe ! Il songe au format du midi pour cadres pressés. Une célébration d’une demi-heure, le 9 janvier. « Je me suis dit qu’il y aurait bien une vingtaine de personnes… Ils sont venus à 200 ! Les mois suivants, on est très vite monté à 700, 900 personnes, 1 000 au premier anniversaire de sa mort, le 9 décembre 2018. » Le bouche-à-oreille fonctionne à plein tube : il se dit que la messe du 9 à la Madeleine aurait quelque chose en elle de Tennessee. Car le père Horaist forme avec le père Jaffré un duo de sexagénaires détonnant.

Le premier, ordonné jeu­ne, curé de la Madeleine depuis six ans, porte la veste de complet et une parole finement distanciée avec l’aisance que lui confèrent ses origines bourgeoises. « Je n’étais pas du tout fan de Johnny et je chante faux comme une ­casserole. » Le second, Jean-Yves Jaffré, frêle d’apparence dans son gros pull de laine, a été élevé au sein d’une famille de négociants en pommes de terre comptant neuf enfants. Avant d’être prêtre, il fut électricien. « J’ai gardé la ­devise : “Que la lumière soit !” »

Bavard, extraverti, lyrique, mystique, ce missionnaire de Saint-Vincent-de-Paul accompagne, en chansons, nuits de prières et retraites bibliques. Il met en musique des psaumes et adapte à la mode chrétienne des chansons populaires, celles de Johnny en tête. Car, croit-il, cet « écorché vif assoiffé d’amour vrai », dont il tente en priant « d’accélérer la sortie du purgatoire », interprétait des tubes qui étaient autant de « prières implicites ». « Il y a peu de paroles à changer pour passer du corps au cœur, de l’amour humain à l’amour de Marie, pour substituer Dieu à la bien-aimée. »

En avril 2018, le père Jaffré débarque à la Madeleine avec sa guitare, son ampli et son Que je t’aime aux couplets célébrant « le mystère du rosaire ». Et le père ­Horaist « dit oui, pour faire plaisir, comme à beaucoup de choses ». De mois en mois, le répertoire de Johnny colore d’une ambiance « Memphis » la célébration. Les groupies rappliquent. Habituellement plus féru de musique sacrée du XIXe siècle, le titulaire de l’orgue de chœur, Michel Geoffroy, prête main-forte sans barguigner, réharmonise les mélodies, adap­te les paroles « un peu hardies ». Rien de dérangeant, à ses yeux. « On a toujours “apprivoisé” des mélodies populaires pour la liturgie. A l’époque baroque, Bach le faisait avec des compositeurs italiens. »

Michael François, 42 ans, « chantre en l’église de la Madeleine », se prend au jeu. Yeux bleus sur tenue noire, le ténor trouve « décalé mais amusant » d’interpréter des chants liturgiques remastérisés à la Johnny. « Au fur et à mesure que le temps passe, je me lâche, vocalement. La musique est là pour nous porter vers Dieu. Pourquoi serait-il contre ça ? » A la fin de la messe, ces dames viennent le complimenter. Il esquive les demandes d’autographe.

Un bataillon de paroissiens mobilisé

Le père Horaist canalise le tout tant bien que mal. Les grands portraits du rockeur posés aux côtés de l’autel, durant la première année, ont redescendu la volée de marches. Un bataillon de paroissiens est mobilisé pour accom­pagner chaque entrant, glisser un explicite « Vous venez pour la messe ? », puis un feuillet pour suivre. « Comme chaque mois, nous sommes heureux de nous retrouver en mémoire de Johnny mais aussi en présence du Seigneur », débute ensuite le curé. « On doit les aider à passer de l’idolâtrie à l’adoration, pense Jean-Yves Jaffré. Ils aimaient Johnny, maintenant ils apprennent à remercier celui qui l’a créé. » Le missionnaire rend grâce à son « nouveau pote au ciel » : « Un peu malgré nous, il nous ouvre les portes d’une nouvelle évangélisation. » « Johnny est un treizième apôtre qui mène au Christ des gens qui n’y viendraient pas », renchérit William Beaux d’Albenas, paroissien retraité au look de gentleman-farmer.

Plus sobre, Bruno Horaist qualifie Johnny de « bon médiateur ». Mais poursuit : « Le pape nous a demandé d’aller aux périphéries. Avec les fans, c’est la périphérie qui vient à la Madeleine. Ils redécouvrent la puissance d’une parole d’espérance, le fait que le rassemblement à l’église a du bon. On est dans notre rôle. Les gens crèvent de solitude. Ici, c’est un rond-point couvert. » S’attardant en discussions après le chant de sortie, Jean-Paul Periolat, retraité de la SNCF venu de Valence, donne raison au curé de la paroisse : « Je trouve quelque chose à côtoyer tous ces gens… Je fais les ronds-points, aussi, à Valence. On se parle de ce qui se passe dans la vie, sans distinction de classes. Il y a même une pharmacienne ! C’est comme dans le temps, dans les cafés »

Un euro la carte Johnny, cinq le dépliant

Le rond-point de la Madeleine ne sera pas évacué de sitôt. Les messes des 9 mars, 9 avril, 9 mai sont annoncées. L’affluence ne se dément pas bien que cela cancane un brin, dans les rangs. Pour la quête, le curé a suggéré de jeter au moins 5 euros par tête dans les paniers d’osier. « Ça fait du pognon, un millier de personnes à 5 euros », grincent Manu et Joëlle. Sur le tourniquet des cartes souvenirs, sainte Thérèse et Jean Paul II frayent avec l’interprète de J’en parlerai au diable. Un euro la carte Johnny, cinq pour le dépliant des funérailles. « On ne fait pas d’argent », sourit le curé dont la paroisse est « un gouffre ». « Les frais de chauffage, d’électricité, les heures sup des sacristains, les douze agents de sécurité à prévoir lorsque ceux qui viennent de l’autre bout de la France sont déçus de ne pas entrer… » Lui qui s’est bien involontairement converti en Bruno Coquatrix de la Madeleine a reçu une poignée d’e-mails peu charitables. Il désacraliserait l’Eglise. Ferait preuve d’opportunisme. « Je suis dans une dimension d’humanité, je ne veux pas fourguer le catéchisme !, se défend-il. Mais si une chanson ou une prière ouvre une vie qui ne s’enferme pas dans la mort, c’est tant mieux. »

Au diocèse de Paris, « rien ne heurte » : « L’église est ouverte à tous, et ces fans ont besoin d’un lieu de recueillement. » Accessoirement, on signale que la messe a été retransmise sur la chaîne KTO. « Ceux qui ne vont jamais à l’église peuvent se rendre compte que le culte a énormément évolué. » Bénédiction pour l’image.« Enfin une cérémonie proche des gens, adaptée à eux, et pas du rabâchage ! », s’enthousiasme le « prêtre des loubards » Guy Gilbert, venu concélébrer la messe. L’idée d’un CD du tout-Johnny catho-compatible cheminerait même, si ce n’était ce délicat problème de droits artistiques. « Il faut attendre que leurs affaires de famille soient un peu réglées, regrette le père ­Jaffré. D’ailleurs, on prie pour ça. »

Source lemonde